Chapitre Vingt-Trois

 

 

 L’EFFONDREMENT

 

La marine d’Alger ne pouvait échapper aux conséquences de profondes crises politiques et économiques qui secouèrent le pays à partir du XVIIIème siècle ainsi qu’aux changements qui survinrent dans les Etats européens et en Méditerranée.

 

Un concours de circonstances défavorables allait, à la veille du XIXème siècle, desservir directement ou non, cette organisation qui montrait peu à peu, des signes d’essoufflement. La décadence, puis la chute ont des causes aussi nombreuses que diverses que nous allons tenter d’analyser.

 

A - LES CAUSES INTERNES

 

1 - Dégradation de la situation politique

 

Les processus de la décadence, entamée peu à peu, apparaissaient au grand jour. Depuis quelques décennies, la Régence était minée par les germes de destruction.

 

Colonie d’exploitation et république militaire, le pays ne supportait plus d’être gouverné par une minorité turque, vivant en vase clos et se réservant l’exercice et le bénéfice du pouvoir. Avec le temps, elle avait perdu l’esprit offensif des premiers jours ainsi que l’esprit de corps qui firent, jadis, sa légendaire puissance.

 

La milice se distinguait par sa désobéissance, ses appétits déchaînés, son goût pour les troubles et l’usurpation de l’autorité par la violence.

 

Cette soldatesque corrompue voyait, cependant, ses effectifs diminuer de façon continue. Les recrues dans les provinces ottomanes se firent de plus en plus rares. Si, en 1628, Dan parlait de 22.000 janissaires, les dernières années n’offraient que 4.000 dont plus de 3.000 invalides « Taïfa et Odjaq compris. »

 

Le pouvoir central, déjà affaibli par les drames de palais sanglant, ne contrôlait pas tout à fait la situation. Après le Dey ‘Uthmân et les Beys Muhammad al-Kabîr et Sâlah de Constantine, on ne trouve plus aucune figure parmi les dirigeants, capable de faire respecter l’état et ses instructions.

 

Le Dey de la dernière période n’était plus, comme avant, « souverain indépendant allié au Sultan, maître absolu, commandant les forces et les rouages de la Régence. » Il devint : « l’esclave de ses esclaves... vivant dans une continuelle méfiance, occupé à déjouer les trames qui menaçaient ses jours. »

 

Ces « pachas » disparaissaient par le feu ou par le poison. Leur autorité, même limitée, était mal acceptée. La dégradation du système fut telle que de 1798 à 1830, six Deys furent assassinés sur huit. Leurs femmes furent dépouillées de leurs biens, et leurs enfants réduits à la simple paie des soldats et exclus de tous les avantages et charges de l’Etat.

 

Le pouvoir s’usait et la détérioration s’accentuait. Les Beys, devenus semi-indépendants, s’enrichissaient démesurément, alors que le gouvernement s’appauvrissait. Les foudres de ce dernier n’allaient pas épargner ces roitelets. De 1790 à 1825, huit d’entre eux furent destitués et seize exécutés. Constantine connut de 1803 à 1825 seize Beys[1].

 

Ces chefs de provinces étaient surveillés ou concurrencés par l’Agha des Mehalla (Mehalli aghassi) qui intervenait dans leurs affaires. La méfiance réciproque, la cupidité et les règlements de compte épuisaient le pays et le précipitaient dans une anarchie dangereuse et des jours sombres. Les Beys humains ou équitables étaient accusés de trahison et payaient de leur vie ou de leurs biens. Les autres, tyrans et sans scrupule, comme Tchakerli à l’Est et Hassan à l’Ouest étaient les artisans de nombreux malheurs. Certains se soulevaient contre le pouvoir central et harcelaient les forces du Dey, permettant ainsi aux ennemis extérieurs de préparer avec succès, les coups qui devaient achever la Régence.

 

La violence devenue méthode de gouvernement, fit oublier les problèmes de défense et de gestion. Les révoltes intérieures dues à la misère, l’oppression et les charges fiscales avaient fait perdre au régime de précieux auxiliaires, et le rendant vulnérable. Les Juifs, véritables maîtres, dictaient aux responsables la politique qui les avantageait. Ils favorisaient souvent les Anglais quand les Français donnaient chichement. L’or des premiers « faisait des ravages dans les consciences » venait de remarquer un observateur ! Le commerce, source principale de richesses, échappait aux autochtones. Le pays était la proie des disettes, des horreurs et du vide menaçant.

 

2 - Une marine condamnée

 

Le temps où la marine d’Alger « était la plus puissante du globe par le nombre, la force de ses vaisseaux, l’audace et l’habileté de ses marins[2] » était révolu.

 

Les problèmes qu’elle affrontait étaient généralement insolubles. Les Juifs s’introduisaient partout où il y avait beaucoup d’argent à gagner. Aussi le Dey Mustapha leur accorda, en 1799, le privilège de la « Karasta. » Les Moqrânî venaient d’y renoncer. Bouchnac et Bacri recevaient en espèces le montant des livraisons de bois débité pour la marine d’après des tarifs établis en... 1702, augmentés d’une commission d’environ 20% pour les peines, travaux, soins, frais et transport. Ensuite, nos deux Juifs établirent une série de prix nouveaux en rabais considérable sur ceux perçus par les habitants de la région depuis longtemps lors des livraisons. Mécontentes, les tribus employées à la coupe, refusèrent de laisser embarquer le bois amassé sur la côte.

 

Les chantiers navals d’Alger en souffrirent et la construction fut ralentie. Les vaisseaux perdus ou engagés en Orient, entre 1812 et 1826, ne purent être totalement remplacés[3]. E.de la Primaudaie estimait la flotte forte de quatorze unités en 1825 et sa puissance de feu entre 320 et 336 canons[4].

 

Au refus des tribus victimes de la cupidité, s’ajoutèrent les révoltes antiturques des montagnards et les difficultés de faire parvenir le bois à Alger, à partir de 1827.

 

La situation devint alarmante pour une marine qui ne pouvait ni rajeunir ni entretenir sa flotte Le Dey se tourna bien vers les Banî Djenâd qui possédaient les riches massifs de chênes zen. Dans une de ses lettres, il exprima clairement les difficultés dans lesquelles il se débattait:  « Nous désirons, écrit-il, que vous vous occupiez avec nous de la coupe de bois que nous avons besoin de prendre chez vous. Vous nous prêterez ainsi votre concours par le Jihâd [...] Envoyez-nous deux notables de la Djem’a et des cheikhs intelligents ; nous nous entretiendrons avec eux au sujet des dimensions [des pièces] et autres choses. »

 

Cependant, malgré les appels et les avantages concertés, les Banîs Djenâd ne donnèrent, aucune suite aux propositions du gouvernement...

 

Quant à l’état des navires existants, il était loin d’être satisfaisant. Ce mauvais état d’armement fut déjà signalé par Dubois-Thainville[5]. Et bien avant la chute, les signes de décadence étaient repérés par les observateurs. La marine algérienne, écrit Boutin, dans son mémoire, est nulle pour nous, même si son opinion est exagérée. Le jugement de cet agent de Napoléon était probablement dicté par deux éléments : la baisse des effectifs et l’âge des unités en service. En effet, 3 frégates de 50, 46 et 44 canons ; 7 chébecs de 12 à 32 canons ; 3 polacres de 10 à 22 canons ; 10 chaloupes canonnières pontées et en état de tenir la mer... 50 chaloupes canonnières non pontées et d’anciennes constructions pour la défense du port, mises à la mer en mai et replacées dans les magasins en octobre... 2 galères pour la défense du port et quelques petits corsaires de 4 à 6 canons, telle était la flotte d’après Boutin.

 

Les états des forces maritimes des puissances européennes étaient, à cette époque, en progression constante et bénéficiaient des progrès techniques qui manquaient cruellement à notre marine. Ni la mission à l’étranger, ni rénovation dans les arsenaux. On ignorait tout des progrès techniques de l’époque.

 

Si la construction sur place périclitait, l’achat de navires à l’étranger se poursuivait avec les inconvénients dus à la situation. Les transactions ne semblent pas avoir été heureuses pour les Algériens. Un officier de la marine belge, le commandant Crombet, fit une brève visite à Alger, en mai 1817. Il y trouva une frégate « qui a l’air d’avoir rendu de longs services »  vendue à la Régence par le Grand Seigneur (le Sultan) « avec deux jolies circasiennes pour la somme exorbitante de 500.000 piastres fortes, faisant argent de France 1.500.000 frs, somme pour laquelle, disait en société le consul d’Angleterre, M. Mac Donald, l’Angleterre leur aurait donné vingt belles corvettes toutes armées[6]. »

 

Husayn Pacha (1818-1830), très au courant des problèmes internationaux, comprit la nécessité et l’urgence d’une solution à la crise de la marine. Dans une lettre datée du 18 juillet 1819, adressée au sultan Mahmûd II, on le voit solliciter de La Porte « des ingénieurs pour la fabrication des armes pour enseigner ce métier aux Algériens... Pour que nos janissaires puissent vaincre leurs difficultés, nous vous prions de nous envoyer les munitions suivantes : 40 canons en cuivre, 3.000 bombes format 18, 3.000 format 12 ; 6 pièces d’obus à 2 tonnes, 15.000 quintaux de poudre noire, 2.000 quintaux d’huile et de naphte, 500 quintaux de goudron, 1.500 quintaux de poix, 40 frégates, 60 vergues de frégates, 1.000 armes, 150 quintaux de chanvre, 2.000 quintaux de fer brut, 2.000 quintaux de cuivre, 1.000 canons en fer et 1.200 grosses voiles. »

 

S’adressant à Kursu Pacha, Ministre de la Marine ottomane, le Dey lui réclamait l’envoi de bateaux de guerre ainsi que « des facilités de recrutement de janissaires de l’Anatolie pour renforcer le potentiel militaire, face aux menaces de la France et de l’Angleterre[7]. »

 

Mais le Sultan avait ses problèmes propres et ses difficultés. La Régence, ne pouvant construire ses bâtiments et fabriquer ses armes et munitions, en quantité suffisantes pour faire face à une situation explosive, courait peu à peu à sa perte[8].

 

La situation était pénible pour les responsables : « Il y a six ans, nous dit Boutin, on fondit quelques canons par forme d’expérience. On acheta du bronze pour en fabriquer d’autres, mais ce fut l’échec. On fabriquait bien de la poudre mais elle était défectueuse[9]. »

 

Les navires à rames, très efficaces pour la course en raison de leur légèreté et leur vitesse, ne pouvaient être presque d’aucune utilité pour les actions militaires[10]. Les bâtiments étaient restés fragiles, donc incapables d’affronter le mauvais temps. Leur espace était étroit et « occupé pour l’essentiel par le moteur humain. » L’artillerie était réduite et concentrée à l’avant. Alors que les autres marines avaient enregistré des progrès techniques appréciables, nos navires étaient tout juste bon « pour des coups de mains et des razzias et non des conquêtes en profondeur[11]. »

 

3 - Pénurie de marins

 

Le recrutement n’amenait plus, à Alger, que de rares volontaires. La pénurie de marins constituait un véritable péril.

 

On trouvait peu de gens à enrôler. La situation devint telle que « lorsque les équipages des corsaires qui allaient en course n’étaient point complets, quelques sbires faisaient embarquer à coups de bâton des Biskrîs, des Kbai’ls et des Maures[12]». Les quelques marins de profession étaient usés par les longues sorties. Ils étaient devenus presque tous infirmes.

 

Quant aux Raïs, leur nombre et leur qualification étaient source d’inquiétude. Certains n’étaient que « des écumeurs de mer moitié marchands, moitié pirates. » D’autres préféraient rester à terre ; exerçant des petits métiers ou préférant des emplois de drogman dans les consulats. Quelques-uns servaient de pilotes aux navires de commerce. On dit qu’entre 1800 et 1816, trente-quatre capitaines seulement prenaient la mer[13] ! En général, ils ne songeaient plus qu’à vivre chichement des maigres revenus que leur procuraient leurs sorties en Méditerranée, de temps à autre. La Régence souffrait de la disette d’habiles marins.

 

Les officiers de mérite manquaient. Le peu d’expérience de ceux qui commandaient encore, et le peu de batailles engagées en mer, enlevèrent à la marine son efficacité et son mordant de jadis. « Il n’y a plus, sur le navire, constate Dubois-Thainville, l’ordre et la discipline légendaire » qu’enviaient les autres flottes. Les responsables éprouvaient de grandes difficultés à faire observer une bonne discipline à leurs soldats et leurs marins, lesquels, disait Shaw « prétendent avoir autant d’autorité que leurs officiers[14]. »

 

Au manque de potentialité humaine, s’ajoutaient les conditions de travail éprouvantes. Les provisions emportées se limitaient à peu d’huile « infecte, » quelques olives et du biscuit « souvent gâté» : c’étaient les vivres du bord ! On était loin du temps où les provisions suffisantes, variées et appétissantes ragaillardissaient le marin.

 

Un découragement général semble avoir gagné, dès la première moitié du XVIIIème siècle, les milieux de la marine. Parlant d’eux, Shaw avait constaté une anomalie qui laissait perplexe : « Ils ont, dit-il, une grande quantité de matériaux pour bâtir des vaisseaux, de sorte que s’ils voulaient reprendre courage et établir, parmi eux, une bonne discipline, ils pourrait beaucoup incommoder les Européens. »

4 - Pénurie d’argent

 

La disette de bons marins ne fut que la conséquence de la disette d’argent.

La paix avec certaines nations commerçantes, notamment après le traité algéro- espagnol de 1786, avait limité sérieusement l’action des corsaires Les recettes, dont une bonne partie provenait des tributs payés par les nations maritimes, ne pouvaient couvrir, même en partie, les besoins du gouvernement. En 1822, quatre Etats payèrent à la Régence, quatre-vingt-seize mille dollars espagnols[15].

 

Et les autres ressources, pourrait-on dire ? Le commerce était maladroitement ruiné par les Deys qui s’en accaparèrent et les Juifs qui s’enrichissaient aux dépens du pays. Certains négociants devinrent les créanciers de l’Etat, et lui dictaient leurs volontés.

 

L’âge d’or de la course était passé fini depuis quelques temps. La source des fabuleux revenus avait tari. Déjà, vers 1780, les consuls en poste ici, avaient remarqué cet infléchissement : « On ne voit plus arriver dans le port d’Alger que des prises de peu de valeur et en petite quantité » écrit Vallière[16].

 

Les sorties en mer ne duraient que cinq ou six jours[17], au lieu de deux ou trois mois ! Aussi, les diminutions furent de plus en plus sensibles : en 1771, 4.350 francs de prises ; entre 1765 et 1792, la valeur ne dépassa pas 581.580 francs. Certaines années, les prises tombaient à presque rien[18].

 

Les obstacles, de plus en plus nombreux, devaient freiner les opérations de course. L’Europe passa de la défensive à l’offensive. Les marines chrétiennes montèrent une agressivité dangereuse. En 1620, La flotte anglaise fit son apparition en Méditerranée. Elle devait régner, à partir de ses bases de Minorque, Malte et Gibraltar, sut une grande partie de cette mer.

 

Les Français pratiquaient le course dans la zone la plus serrée du détroit entre Tarifa et Ceuta. A Messine, sur les côtes de Sicile, les corsaires français étaient nombreux et actifs en dépit de la neutralité de l’île.

 

Nelson faisait croiser ses corsaires entre Gibraltar et la côte d’Afrique. Ceux qui opéraient sur la côte de Tunisie n’hésitaient pas, quand l’occasion leur semblait bonne, à se couvrir du pavillon du Bey déclarant tantôt qu’ils étaient Français et tantôt sujets du Bey[19].

 

Les galions armés, aux flancs très élevés, ne craignaient plus l’abordage et leur puissance de feu maintenait éloignés les éventuels assaillants.

 

Les convois de bateaux protégés par des unités de guerre assuraient au trafic maritime une sécurité accrue. A ces dispositions, il faut rappeler que les corsaires chrétiens ne restaient pas inactifs, ils s’emparaient des navires algériens, pillaient les côtes, enlevaient les riverains et leurs biens, pendant que les escadres des grandes puissances bombardaient, régulièrement, les ports et coulaient la flotte ou bloquaient l’activité des marins durant la bonne saison. Très souvent, nos Raïs furent contraints à l’inaction. Ainsi, la belle organisation se détériora et la technique qui fit jadis ses preuves se dérégla. Les moyens humains et matériels firent souvent défaut. L’enthousiasme fit place à la crainte, les profits légendaires ne furent plus que des souvenirs[20]. La pauvreté, due au manque à gagner, affecta la marine dans la construction, l’entretien et la paie des matelots.

 

La crise économique s’aggrava sous le règne de Hadj ‘Alî et faillit mettre en cause l’existence même de l’Etat, sous ‘Umar Pacha (1815-1817). Sa lettre au Sultan Mahmûd II décrit la situation financière déplorable : « ... à l’ordre de Votre Majesté de libérer un certain nombre de citoyens, nous avons répondu par l’obéissance en libérant une frégate, quant à l’argent réclamé, nous n’avons pas la possibilité de le rendre. Tout a été pris et dispersé. Depuis dix ans, le Dey Mustapha a été remplacé par le Dey Ahmad. Celui-ci, à la suite de la révolte de tous les soldats, a doublé la solde aux militaires, par conséquent, les caisses sont vides[21]. »

 

Le tableau des dépenses du gouvernement, dressé en 1822, montre le déséquilibre qui précipita la chute de la marine.

* Ouvriers, artistes (artisans), etc., qui travaillaient dans les chantiers :           21.000 dollars  esp

* Achat de bois de charpente, cordage :                                              60.000 dollars  esp

* Solde des officiers de mer et des marins :                                         75 .000 dollars esp

* Solde des militaires de tous grades[22] :                                               700.000           dollars  esp

 

La sécurité intérieure du pays avait fait passer au second plan la sécurité extérieure.

 

5 - Un Dey têtu

 

Malgré l’ouragan politique et militaire qui menaçait le pays, Husayn sous-estimait trop la puissance de l’Europe. Il comptait trop sur les divisions de cette dernière. Il méprisait son opinion publique et se complaisait dans une analyse erronée de la situation internationale. La campagne anti-algérienne se développait suite aux rapports de Deval, aux écrits de Pananti, aux prises de positions de Chateaubriand. Les projets d’occupation se multipliaient et les rappels se faisaient pressants. Prendre Alger à revers était dans toutes les bouches. L’option de Sidi Ferruch circulait déjà.

 

Alors que l’orage menaçait, Husayn adoptait une attitude bizarre. A Harry Neal qui vint en 1824 promettre une guerre destructrice, et parler de la puissance anglaise, le Dey répondit : « Nemrod, le plus fort et le plus puissant des hommes est mort de la piqûre d’une mouche[23]. » Ses prises de position n’allaient pas toujours dans le sens de l’intérêt de la Régence. En 1826, il proposa au Diwân, malgré une situation préoccupante, de déclarer la guerre, simultanément, à la Hollande et aux Etats Unis. Certes, son prédécesseur avait bien bravé Napoléon, alors au faîte de sa puissance, mais le temps ne travaillait plus, depuis, en faveur de la Régence. Quand le blocus d’Alger devint effectif, le Dey, dans une lettre au Sultan, osa écrire : « bien que jusqu’à présent, les vils mécréants Français assiègent par mer, l’Odjaq victorieux avec six ou sept navires puissants, nous n’avons, Dieu merci, absolument besoin de rien [...] et avons la capacité de repousser les attaques non seulement des Français, mais des autres nations, si elles nous assiègent ensemble. »

 

L’entêtement du Dey était incurable. En 1827, arrivait à Alger un ambassadeur de La Porte. Sa mission consistait à presser le maître du pays « d’organiser comme le Sultan et suivant les méthodes modernes, une armée de quarante mille hommes. » Le Pacha resta sourd aux injonctions de son souverain, et ne voulut rien entreprendre. « Je suis, dit-il, trop bon Musulman pour imiter les innovations des infidèles » et laissa entendre à l’envoyé qu’il était maître absolu chez lui.

 

Quelques temps après, Muhammad ‘Alî, Pacha d’Egypte, essaya de secouer l’aveugle opiniâtreté du Dey. Il lui conseilla de ne pas mécontenter le Sultan et lui conseilla, également, de terminer ses démêlés avec la France. Ce fut peine perdue !

 

L’historien, az-Zahhâr, le condamne sans appel : « Satan lui insuffla (des idées) [...] il fit preuve de prétention et de suffisance... Il crut que personne ne le battrait [...] Il refusa, les propositions de Hadj Khalîl Effendi [...] l’ennemi de Dieu ne faisait que persister dans son entêtement et son oppression [...] Il repoussa les conseils de Muhammad ‘Alî[24].

 

Le capitaine Dupetit Thouars écrivait en 1827 que « la confiance des Algériens dans leurs forces et leur supériorité sont inimaginables... Elle se base principalement sur leurs dernières affaires avec la Grande Bretagne...»

 

Si le dernier Dey ne manquait ni de courage ni d’autorité, il manquait d’imagination et de souplesse qui auraient épargné, à la marine, bien des sacrifices et des déboires.

 

La centralisation à outrance avait fait perdre à la marine les avantages des autres port du pays : Celui de Mars al-Kabîr « excellent, praticable à toute espèce de bâtiments et préférable, même, à celui d’Arzew[25]. » Le Dey n’avait pas su aménager d’autres lieux de mouillage ou d’autres chantiers. Il ignora les possibilités des rades de Stora, de Collo ou de Bijâya.

 

Tout était concentré dans les murs d’Alger. « Toutes les forces de la Régence sont là, dit le rapport de Saint-Martin, et c’est là seulement que l’on peut la frapper[26]. »

 

Nous avons fait ressortir les principales causes internes de la décadence, examinons, maintenant, les causes externes.



[1] Par contre, de 1746 à 1792, soit près d’un demi-siècle, la ville n’a connu que quatre Beys.

[2] Perrot, Esquisse..., p. 75.

[3]  Garrot, Histoire de l’Algérie, pp. 654-655.

[4] Le Commerce..., p. 29, n.l.

[5] A.N.Aff.Etr. Mémoires et Documents, t. 14, Algérie.

« Les navires ne retournent jamais d’une croisière, même dans la belle saison, sans avoir besoin de réparations considérables » dit Dubois Thainville (Mémoires sur Alger, p. 140).

[6] Crombet, « Alger au temps des Turcs, » Revue de Paris, n°65/1958, pp. 80-87.

Cet officier écrit cependant : « A une remarque que pareil marché était contraire aux intérêts de l’Humanité (allusion à la course) le consul répondit : Et pourquoi pas ? Ce serait un gain pour l’Angleterre et puis, dans tous les cas, on pourrait toujours venir les brûler quand on trouverait bon. »

[7] Temimi (A), Le Beylik de Constantine, p. 34.

[8] Dès la fin du XVIIIème siècle, la construction navale française enregistrait de sérieux progrès.

En 1688, il y avait à Toulon 48 vaisseaux de lignes. En moins de quatre ans, neuf nouveaux vaisseaux furent mis à l’eau.

La fonderie du port était très active et les ateliers s’affairaient sans relâche. En 1692, on éprouva à Toulon une matière combustible avec laquelle on aurait pu mettre le feu aux vaisseaux ennemis.

En 1694, l’armée navale était encore plus forte avec 110 vaisseaux de ligne.

[9] Boutin, Reconnaissance..., pp. 48-49.

[10] Amiral Emo, R.A., 1951, p. 190.

[11] Aymard, « Chiourmes et Galères, » Mélanges, F.Braudel, I, p. 50.

[12] Dubois-Thainville, Mémoire sur Alger (1809), p. 140.

[13] Vers 1620, plus de trois cents Raïs sillonnaient la mer. Parmi eux, plus de quatre-vingt commandaient les gros bâtiments.

[14] Shaw, Voyages, pp. 88-89.

[15] Shaler, Esquisse, p. 49. Le Roi de Naples : 24.000 dollars, la Suède : 24.000 dollars, le Danemark : 24.000 dollars, le Portugal : 24.000 dollars.

[16] Vallière, « L’Algérie en 1781, »publi. Chaillou, p. 81.

[17] Hamdân Khodja, al-‘Mir’ât, p. 170.

[18] Plusieurs fois durant la seconde moitié du XVIIIème siècle, la valeur des prises n’atteignit pas 100.000 francs or par campagne.

[19] Douin, Histoire de la Méditerranée, p. 103.

Dans ce dernier cas, précise l’auteur, pour ajouter à l’illusion, leurs hommes se coiffaient de turbans.

 

[20] Raïs Hamîdû rendit cependant à la course sa rentabilité. A la faveur des guerres intereuropéennes, entre 1793 et 1801, la valeur des prises avait atteint des chiffres inconnus pendant tout le XVIIIème siècle.

[21] Temimi (A), Recherches et Documents 1816-1817, pp. 106-107.

[22] Shaler, Esquisse, p. 49.

[23] Grammont, Histoire, p. 386.

[24] Zahhar, Mudhakkirât, pp. 166-167.

[25] Boutin, Rapport in Mémoires et Documents, t.14, 1825-1830.

[26] A.N.Aff.Etr. Mémoires et Documents, t. 14 (1825-1830).