« Cette ville
a toujours été fameuse ».
LE POIDS INTERNATIONAL D'UNE
MARINE
Grâce à sa marine, la Régence
était constamment sollicitée par les puissances d’Europe, soit pour
conclure une alliance, soit pour observer une neutralité dans les
interminables conflits entre les Etats du continent.
1
- Un rôle conforme à la situation géopolitique
Il y eut d’abord les rivalités
franco-espagnoles, puis anglo-hollando-françaises. Il y eut,
également, rivalités entre grandes nations maritimes et petits Etats
commerçants. Dans ce monde à la recherche du profit sans limite et
de la domination sans partage, le concours de la marine algérienne
ou sa bienveillante neutralité se payait à prix d’or.
Face à la volonté d’hégémonie
de l’Espagne, il y avait dès l’époque de François Ier « tous ceux
qui ne voulaient pas mourir espagnol » : La France, Venise, la
Papauté (à cause de ses intérêts au Proche-Orient ? Marseille et les
cités provençales voulaient garder la mer libre, car le commerce
avec l’Afrique et le Levant était irremplaçable, et malgré les
découvertes géographiques qui ouvraient de vastes espaces, la
Méditerranée demeurait encore « le centre névralgique de l’Univers.
» Comme la Régence y jouait un rôle non négligeable, il fallait se
tourner vers Alger.
Etouffée entre un immense
Empire germanique, les Pays Bas, l’Autriche et l’Italie, le tout
réuni sous les Habsbourg auxquels se joignit l’Angleterre, la France
ne pouvait, seule, faire face à tout un continent. Malgré les
préjugés de l’époque, elle dut chercher des alliés contre Charles
Quint « tantôt Gênes, tantôt Venise, tantôt le Pape, mais toujours
les corsaires de Barbarie. »
François Ier, oubliant ses
prises de positions antérieures[1]
fit appel aux forces navales d’Alger, en 1536-1537[2]
lors de la seconde guerre franco-espagnole, puis en 1542-1544.
A la demande du Roi Très
Chrétien, Khayr ad-Dîn vint à Marseille rejoindre le Duc d’Enghien,
commandant la flotte française. Les deux escadres saccagèrent
Villefranche et assiégèrent Nice, aux mains du Duc de Savoie. De là,
le Beylerbey se retira à Toulon, tout en envoyant une partie de ses
navires porter la désolation sur les côtes d’Espagne. On a pu dire,
au sujet de cette alliance que « sans le concours imprévu que le
ralliement de l’escadre génoise d’André Dorien prêta à Charles
Quiet, l’alliance du Roi Très Chrétien et des corsaires d’Alger eut,
peut-être, atteint son but[3].
»
D’un autre côté, la course
algérienne épargnait les côtes françaises et frappait durement le
littoral espagnol. Si la France prit pied, pour la première fois en
Corse, malgré son infériorité maritime, c’est en grande partie grâce
aux Musulmans[4].
L’ennemi étant commun, le
rapprochement devint facile. D’Aramon, envoyé spécial du Roi Henri
II, vint en 1551 proposer à Hachant in Kyat ad-Dîn « les secours de
la France contre l’attaque combinée de l’Espagne et du chérif du
Maroc. » Deux ans plus tard, le chevalier d’Albite, dépêché par le
dit Roi, auprès de Salah Raïs, devait l’engager « à se préparer à
une action commune contre l’Espagne.
» San Petto d’Ornant, envoyé du
Roi Charles IX, fit le voyage à Alger pour « inviter les Raïs à
coopérer à la conquête de la Sardaigne et de la Corse » qui devaient
être données au Roi de Navarre.
En 1573, le gouverneur de
Marseille, De Manillon, fut chargé par son souverain « d’avertir les
Algériens d’une prochaine attaque de l’Espagne. »
A son tour, Henri IV, pour
faire reconnaître son autorité par Marseille, alors au pouvoir des
Ligueurs, invoqua en 1593 le secours des Algériens. Ordre fut donné
par le Sultan, Murad III à Khadir Pacha, d’envoyer un ultimatum à la
cité phocéenne d’avoir à se rendre au Roi ou d’être bombardée. Et la
ville se soumit en 1596[5].
Certes, si le but de la
coopération franco-algérienne visait avant toute chose à combattre
les tentatives d’hégémonie de l’Espagne, l’économie n’était pas
exclue de cette politique.
Mathieu, auteur d’une Histoire
de France, écrivait dès 1605, que « l’amitié franco- turque est
nécessaire à ce commerce de Levant dans lequel les Français se
montrent plus industrieux que nulle autre nation[6].
»
Le Portugal, la Hollande,
l’Espagne et l’Angleterre ayant écarté la France des grandes routes
des épices et de l’or, la course algérienne lui permit de renflouer
son commerce extérieur : les Raïs, en vertu d’accords plus ou moins
tacites, faisaient bonne garde au profit des Marseillais, contre les
incursions du négoce nordique. D’un autre côté, le Maghreb fournit à
la France quantité de matières, notamment du blé ainsi que des
chevaux, ce qui permit à la France d’échapper à l’asphyxie
recherchée par ses ennemis[7].
Sous le règne de Louis XIII,
les relations entre les deux pays, malgré les incidents et une
longue guerre, parvinrent à se normaliser quelque peu. Un mémoire
datant de 1631 nous en donne les raisons :
- « La ville d’Alger est, de
toute la côte de Mauritanie étant opposée à celle de Provence et de
Languedoc et les pirates d’Alger croisant continuellement la mer
Méditerranée avec quarante-six bons vaisseaux de guerre et quelques
galères, il faut que nos marchands soient extrêmement forts ou
qu’ils s’exposent à être pris ou qu’ils abandonnent le commerce. »
- « Que ce prince (le Dey) et
son Diwân s’étant soustrait à la domination du Grand Seigneur et ne
le reconnaissant plus en aucune matière... tous les chrétiens pour
laisser cette redoutable puissance d’autant affaiblie, ont intérêt
que la Mauritanie ne retourne plus sous obéissance de La Porte. »
- « Que la Provence et le
Languedoc manquent de blé, comme il arrive souvent à cause de la
sécheresse du climat, le plus prompt et le plus vite moyen d’avoir
du secours contre la famine est de tirer des blés de Mauritanie dont
le trajet n’est que de trois ou quatre jours de bon vent. »
- « Nous pouvons avoir toutes
les prises qu’ils feront sur les autres nations à grand marché pour
le prix du bâtiment qui est toujours environ le quart, seulement, de
ce qu’elles valent. Il faudrait pour cela en permettre la débite en
France. Les Anglais, le Grand-Duc et quelques autres nations
chrétiennes le permettent [...] par ce moyen, on pourrait retirer de
captivité cinq-mille esclaves, argument à opposer au Pape. »
- « Tout cela étant [...] il
n’y a pas à douter qu’il ne soit plus avantageux à la France de
faire alliance pour le commerce avec ce prince, qu’une guerre faible
et qui ne sera pas capable de conquérir son état [...] ainsi nous
éviterons par ce moyen, une dépense annuelle de quinze à seize cent
mille livres qui nous est nécessaire pour tenir, continuellement à
la mer dix ou douze grands vaisseaux et cinq ou six galères[8].
»
Ces vérités étaient largement
admises à Versailles. Dans une lettre du Roi « au Bacha, Divan et
Milice d’Alger, » on peut lire : « Très illustres et magnifiques
seigneurs, nous avons résolu d’envoyer par-delà le sieur gentilhomme
ordinaire de notre chambre pour faire entendre nos bonnes et
sincères intentions pour l’entretennement et observation d’une bonne
et ferme paix entre nous et le Grand Empereur des Musulmans notre
très cher et parfait ami et de faire vivre aussi en bonne et
parfaite amitié nos sujets aux siens[9].
»
Le long règne de Louis XIV fut
marqué, pour diverses raisons, par une rivalité franco-anglaise et
franco-hollandaise qui se traduisit par des conflits armés sur terre
et sur mer.
La position géographique de la
Régence et l’activité de sa marine, poussaient les belligérants à
courtiser les Deys et leur proposer armes et munitions afin de les
décider à prendre parti. Colbert fit envoyer par Trubert « les
marchandises et munitions nécessaires aux corsaires pour leur
armement de mer » en espérant que « ceux qui [à Alger] en ont le
régime et le gouvernement pourraient bien rentrer en rupture avec
l’Angleterre et la Hollande[10].
». L’année suivante, Colbert prescrivait au même négociateur de «
cimenter et étendre la paix que vous avez négociée et à les
(Algériens) engager d’entrer en rupture avec les Anglais et les
Hollandais avec l’assurance d’être assistés de toutes les munitions
et marchandises propres à leurs armements qui leur seront
abondamment fournis des ports du Royaume. » La lettre insiste,
particulièrement, sur les moyens possibles pouvant amener les
Algériens à se trouver du côté de la France[11].
Lorsqu’en 1672, les hostilités
reprirent entre la France et la Hollande, Louis XIV se hâta de se
réconcilier avec le Dey, et moyennant une fourniture d’armes et de
matériel naval, il parvint à faire consommer la rupture entre Alger
et les Anglo-Hollandais.
En 1676, des armateurs de
Marseille, désireux de se protéger des cargaisons de grande valeur,
en confiaient le convoi à deux Raïs algériens : Mamî Samsoum et
Mezzo Morto[12].
Les trois bombardements d’Alger
par les vaisseaux de Louis XIV n’avaient rien apporté au Roi. Bien
au contraire, la France ayant en face d’elle, et les Anglais et les
Algériens, Seigneley changea de politique II se résolut à combattre
les Anglo-Hollandais par leurs propres armes[13].
Reconquérir l’amitié de la Régence et faire revivre la vieille
alliance En 1686, le Ministre prévoyant une guerre avec les
puissances maritimes de l’Europe qui pourrait alors occuper la
marine royale, chercha à ménager la Régence et se mit à écrire à ses
dirigeants dans un style moins arrogant. Il envoya même quelques
esclaves qu’Alger réclamaient[14].
De leur côté, les
Anglo-Hollandais ne furent pas inactifs : ayant senti les avantages
d’une entente avec la Régence, tous les moyens étaient bons pour
brouiller les relations entre la France et le Dey : « Les Anglais,
nous dit J. Le Vacher, sont venus ici, il y a environ six semaines
avec un nombre de douze à quatorze vaisseaux pour renouveler la
paix, ce que les puissances d’ici n’ont pas voulu leur accorder, pas
même recevoir un nombre considérable de Turcs et Maures de ce pays
qu’ils avaient en leurs bords, lesquels étaient de l’équipage de
deux vaisseaux corsaires d’ici, qu’ils ont pris depuis quelques mois[15].
»
En 1690, Cha’bân Dey s’était vu
offrir des sommes considérables en contrepartie d’une déclaration de
guerre à la France[16].
Et comme celui-ci refusait, les Anglo-Hollandais tramèrent une série
de complots pour activer sa chute. Ils furent à l’origine de la
guerre algéro-marocaine de 1692[17].
Deux ans plus tard, une autre
guerre avec Tunis éclata. Le Dey eut vent d’une livraison de canons
français au Bey de Tunis. Le Roi fit accompagner son démenti par un
geste qui dut faire tomber la tension. Le monarque fit renvoyer à
Alger un bâtiment anglais repris par les Français et le prix d’un
autre... ainsi que dix-sept Turcs d’Alger « ramassés de différents
bâtiments : trois échappés de Gênes et onze qui étaient esclaves sur
un bâtiment génois amené à Toulon, ont aussi été renvoyés, » pour
témoigner les égards que Sa Majesté a pour la personne du Dey et
pour la République d’Alger[18].
La Cour de Versailles ménageait la Régence. Ses intérêts lui
dictaient pareille politique. « La paix avec Alger est nécessaire à
la France, écrivait en 1695, Petis de La Croix, pour empêcher que
les corsaires ne pillent nos navires marchands et pour les porter à
ruiner le commerce des Anglais et des Hollandais[19].
»
Pontchartrain considérait que
les « Barbaresques » étaient très utiles au commerce français en
troublant non seulement celui des nations avec qui la France était
en guerre, mais même celui des nations amies avec qui ils étaient en
guerre, comme les Espagnols ou les Italiens « ce qui tournait
toujours à l’avantage du commerce (français). »
Le Ministre préconisait de les
ménager surtout en temps de guerre. De 1700 à 1705, on ne laissa
passer aucune occasion de les exciter à rompre avec les
Anglo-Hollandais[20].
De tous les « Barbaresques, » les Algériens étaient le plus à
courtiser et on ne devait ignorer aucun événement les concernant
pour leur témoigner l’amitié.
Quand le Dey Baba Hadj Mustapha
remporta une éclatante victoire sur le Sultan Mawlay Isma’îl, le
consul de France annonce la nouvelle à la Cour et Pontchartrain de
dire aux Echevins et députés de Marseille : « Le sieur Durand
m’informe d’une victoire que vient de remporter le Dey d’Alger
contre le Roi du Maroc. Comme il a fait paraître beaucoup
d’affection pour la nation depuis qu’il est élevé à cette dignité,
le Roi m’a permis de l’en féliciter et de lui faire présenter par ce
consul, les Turcs invalides de ce royaume qui ont été congédiés des
galères. L’intention de Sa Majesté est que vous dépêchiez une barque
exprès pour les porter à Alger avec ma dépêche et que vous fassiez
embarquez les ustensiles (sic) nécessaires pour en rapporter des
chevaux si on peut en trouver dans ceux qui auront été ramenés de la
défaite de l’armée du Roi de Maroc... Les présents que vous avez
envoyés à Alger à l’occasion du changement du gouvernement y ont été
reçus et le sieur Lorence m’a adressé l’état de la distribution qui
en a été faite[21].
La diplomatie française restait
active et ses agents déployaient de gros efforts pour neutraliser
les Anglais. Le consul Durand semble avoir remporté plus d’un
succès. Sa lettre du 26 décembre 1703 le confirme : « Cinq vaisseaux
de guerre, dit-il, aux députés de Marseille, commandés par le
contre-amiral de l’escadre rouge, Georges Bink, arrivèrent en cette
rade le 3 novembre, ayant quitté le reste de l’armée sur Majorque.
Ils y sont restés jusqu’au 11, à faire de l’eau jour et nuit. Ils
n’ont été salués que comme un de nos vaisseaux et j’avais si
heureusement pris mes mesures avec les Puissances que malgré leurs
présents qui ont été très magnifiques, leurs grosses promesses et
sollicitations continuelles, ils n’ont rien pu obtenir contre nous
ni en faveur, ni en celle des Hollandais. »
Bien mieux, Louis XIV, en
guerre avec l’Europe entière, fut heureux en 1708 de faire escorter
son ambassadeur à Téhéran, sur une mer infestée d’ennemis, par
quatre navires algériens. Et le missionnaire Jacques Vilotte voulant
quitter Constantinople, pour Marseille par mer, et craignant de
tomber entre les mains de corsaires chrétiens ennemis, dut se faire
escorter jusqu’à ‘Annâba (Bône) par plusieurs vaisseaux algériens.
Durant le voyage, « arrivé à la petite Syrte, il longea les côtes
tunisienne et algérienne, descendant plusieurs fois à terre en
prenant soin de ne pas se faire prendre pour un maltais. »
C’est pourquoi la Cour de
Versailles tenait l’intérêt pour satisfait et même bien servi, par
l’existence des Régences du Maghreb, en particulier de celle
d’Alger. « Les renverser ne la tentait pas » écrit Charles-Roux.
Un mémoire marseillais anonyme,
datant du 25 février 1729 ne cache point le rôle que jouait, à cette
époque, la marine de la Régence. « Nous sentons bien, dit-il, qu’il
n’est pas de notre intérêt que tous les corsaires de Barbarie
fussent détruits pour la navigation, nous serions (alors) de niveau
avec tous les Italiens et les peuples du Nord. »
Dans cette recherche d’un
élément d’équilibre international, Montesquieu disait, en privé, ce
qu’il pensait des « Barbaresques» : « s’ils n’existaient pas,
affirmait-il, il faudrait les inventer ! »
Louis XV mena la même politique
de ménagement et d’entente que son prédécesseur. Chaque événement
heureux, fêté à Alger, lui donnait l’occasion de se montrer agréable
au Dey.
En juillet 1756, l’armée
algérienne entrait en Tunisie, prenait le Kaf « frontière des deux
Etats » et se dirigeait vers Tunis. Le consul de France prit part
aux festivités et offrit ses présents aux dignitaires d’Alger[22].
Voulant montrer aux Maghrébins
ses forces maritimes et les obliger, indirectement à respecter son
pavillon, Louis XV donna, en juillet 1766, à l’amiral Beauffremont,
lieutenant général des armées navales, l’ordre de faire armer au
port de Toulon, une escadre de quelques vaisseaux « pour protéger
dans les différents ports et parages de Barbarie et du Levant, la
navigation et le commerce de ses sujets. » Cependant, une fois
devant Alger, l’amiral, conformément aux directives reçues, se voit
charger de dire au Dey que Sa Majesté lui fait compliment sur son
avènement et l’assure des dispositions où Elle est de maintenir la
paix entre ses sujets et les Algériens.
L’escadre, devant la capitale,
loin de constituer une intimidation, avait la mission de «
renouveler et d’entretenir cette union si nécessaire à la navigation
des bâtiments français. » Le prince amiral, au lieu de
démonstrations qui pourraient avoir l’air « de hauteurs et de
menaces», devait donner au Dey des marques d’honneur et d’estime, en
le faisant assurer qu’elles sont sincères[23].
»
Lors de l’attaque d’Alger par
les Espagnols en 1775 et au lendemain de la cuisante défaite des
assaillants, le consul de France attendait de son gouvernement des
marques de sympathie à témoigner au Dey. Il avait sa façon et sa
manière de faire qu’il suggéra à son supérieur : « Je crois,
Monseigneur, qu’il serait convenable de faire paraître, en cette
rade, une frégate du Roi [...] Comme je ne pense pas qu’il fut
décent de complimenter le Dey par lettre sur un avantage remporté
contre les chrétiens, il me semble qu’on ne peut se dispenser de le
faire au moins verbalement. Le commandant (de la flotte) serait
chargé de témoigner au Dey, l’intérêt que sa Majesté prenait au
succès de ses armes[24]. »
Les Etats-Unis apprirent, à
leurs dépens, le poids international de la Régence, acquis grâce à
la marine. En 1783, l’ambassadeur impérial eut une entrevue avec J.
Adams. Dans une lettre à Livingston, ce dernier écrit : « Je lui
demandai, également, s’il pensait que la France et l’Angleterre,
agréeraient un pareil projet [il s’agissait de liguer les puissances
du monde contre les Etats Barbaresques] ajoutant que j’avais entendu
dire par plusieurs personnalités anglaises que, si la Régence
d’Alger n’existait pas, il appartiendrait à l’Angleterre de la
créer. La réponse de l’ambassadeur fut qu’il ne pouvait se porter
garant de l’acceptation de la Grande-Bretagne[25].
»
La Révolution de 1789 ayant
entraîné un changement de pavillon, les Ministres de la Marine et
des Affaires Etrangères se concertèrent sur la manière de la
notifier aux .puissances maritimes et, en premier lieu, aux Régences
barbaresques « d’une manière conforme à ce que l’ambassadeur de
France sera chargé de dire à la Porte. » La frégate dépêchée à cet
effet ne devait se rendre à Constantinople qu’après avoir relâché à
Alger[26].
En mars 1791, un envoyé, le
sieur De Brueys, vint notifier le changement de pavillon et « ce
prince qui garde le silence sur ce point s’est borné à en remettre
le modèle à sa marine pour le faire connaître des armements de la
Régence[27].
» Un an plus tard, le sieur Rondeau, fit savoir au Dey le
renversement de la royauté de France.
La première république
s’empressa de signer, avec la Régence, en mai 1793, un traité de
paix et d’amitié. Mais les Anglais manœuvraient de différentes
manières pour multiplier les difficultés de la France. Leur consul
reçut l’ordre de négocier « à quelque prix que ce fut, la paix de la
Régence avec le Portugal afin de rouvrir le détroit aux corsaires
algériens. » Il fallait porter des coups aux navires américains pour
les empêcher de porter le blé dans les ports français. Le consul
Philippe Vallière manœuvrant, lui aussi, réussit à gagner de vitesse
ses ennemis et fit conclure un traité entre la Régence et les
Etats-Unis (1795).
Le Comité de Salut Public, créé
par la Convention, craignant une rupture avec Alger, sous les
pressions anglaises, donnait pour instructions à ses envoyés de
rechercher la neutralité du Dey, à défaut de son soutien actif dans
les guerres de coalition. Le voyage d’Herculais avait pour mission
de réclamer l’assistance du Dey Sidi Hasan « ancien ami et allié de
la nation française » et ses bons offices dans les différentes
opérations confiées à ses soins.». La lettre des représentants du
peuple composant le Comité du Salut Public de la Convention
Nationale du 24 vendémiaire (15 octobre 1794) ne tarit pas d’éloges.
Le consulat et l’Empire avaient
compris tout le poids d’Alger et avaient recherché la compréhension
ou la coopération du gouvernement deylical.
Bonaparte qui « attelait des
Rois au char de ses victoires, » comme le chantait Victor Hugo,
tenta, plus d’une fois, de s’entendre avec le Dey, tout en
qualifiant nos corsaires de « brigands dont l’existence est un
déshonneur pour l’Europe. »
Dans une lettre adressée au
Dey, il disait : « Je n’hésite pas à donner au citoyen
Dubois-Thainville l’ordre de se rendre auprès de vous avec des
pleins pouvoirs pour rétablir les relations politiques et
commerciales des deux états sur le même pied où elles étaient avant
la rupture[28].
»
La même année, les frégates
françaises partant de Toulon pour l’Egypte, assurées de la
neutralité des Régences du Maghreb, devaient « filer le long des
côtes de Sardaigne en passant hors de vue des îles Saint-Pierre »
puis raser les côtes de Barbarie et après avoir doublé le Cap Bon, «
s’éloigner le moins possible des côtes d’Afrique[29].
»
Louis XVIII, remis sur le
trône, écrivait à ‘Alî Dey une lettre proclamant: « Nous confirmons
d’autant plus volontiers les traités qui existent entre la France et
la Régence que nous sommes convaincus que vous remplirez fidèlement
les conditions et que vous rendrez à notre Couronne Impériale et à
nos sujets tout ce qui peut affermir de plus en plus, la paix,
l’amitié et la correspondance la mieux établie[30].
»
La nouvelle du rétablissement
des Bourbons fut apportée à Alger le mai 1814 par la frégate
commandée par M.de Meynard. Le 6 juillet arrivait la frégate sous
les ordres du comte Saint Belin qui remit à Hadj ‘Alî des lettres de
la Cour concernant le changement du régime.
2- L’arbitrage dû
à la puissance
Contrairement à ce qu’on a pu
écrire, la flotte de la Régence ne se borna pas à exercer la course
ou à défendre les côtes du pays. Elle joua, à divers moments de son
histoire, un ôle actif dans la politique de l’Europe. Les grandes
nations du continent, en s’entendant avec la Régence, s’accaparaient
le commerce dont étaient privés les petits états. Montesquieu avait
vu juste lorsqu’il disait que « le brigandage des Africains est
peut-être plus avantageux que nuisible aux grandes puissances. Elles
sont rarement attaquées. Tout le dommage retombe sur les petits
états qui sont obligés de renoncer à leurs entreprises ou de donner
une partie de leur gain aux nations dont ils frètent les vaisseaux[31].
»
Le Duc de Vicence, Ministre des
Affaires Etrangères disait à Bonaparte, le 23 avril 1815 : « Alger
est de tous les Etats Barbaresques, celui qu’il serait le plus
important de nous concilier parce qu’il a le plus de moyens de nous
nuire. »
Dès lors, on comprendra
pourquoi, à la Conférence de Londres, la France ne s’associa pas au
projet élaboré par l’Angleterre d’après un rapport de l’Amiral
Sidney Smith qui préconisait l’organisation, à l’aide de contingents
fournis par les nations les plus intéressées, d’une force maritime.
Celle-ci « aurait constamment la garde des côtes de la Méditerranée
et le soin important d’arrêter et de poursuivre tous les pirates de
la terre et de la mer. » Paris avait préféré le maintien de la
course au renforcement de l’hégémonie anglaise et refusa de joindre
son escadre à celles des Anglo-Hollandais en 1816.
La marine d’Alger était un
élément d’équilibre très précieux en Méditerranée. Au lendemain de
l’attaque de Lord Exmouth, la France, tout en comblant le Dey de
présents et de matériels militaires, récupéra les concessions de
l’Est algérien, concédées auparavant aux Anglais. Et quand le Dey,
après avoir signé avec les Américains, l’accord de 1815, envisagea
de le dénoncer, ces derniers voulurent bombarder Alger de nuit et
c’est un navire français qui alerta le Chef de la Régence ce qui
permit aux responsables d’arrêter les mesures adéquates.
Au Congrès de La Chapelle, en
1818, le Duc de Richelieu, Président du Conseil, s’opposa à toute
action collective car, dit-il, « la France n’ayant rien à craindre
des Barbaresques, n’avait réellement aucun intérêt à presser les
autres puissances de s’unir contre eux.» En effet, pour certaines
puissances, la présence « des Barbaresques demeura indispensable. »
Quant aux Régences du Maghreb,
l’arbitrage d’Alger s’achetait à prix d’or, en cas de conflits ou de
menaces. Il n’y avait pas que les Européens qui quémandaient la paix
avec Alger ou son soutien.
On notait, en 1692, l’arrivée
d’un vaisseau de Tripoli emmenant un Bouloukbâchi envoyé auprès du
Dey d’Alger « avec présents considérables » pour le prier d’accorder
au Bey de cette Régence « sa protection contre Mamet Bey de Tunis
qui avait ravagé la Régence de Tripoli du temps qu’il était en
guerre contre le roi du Maroc[32].
»
Arbitre entre les deux
Régences, le Dey le fut aussi entre la France et Tripoli. En 1693,
on signalait « l’arrivée, à Alger, d’un officier du Diwân de Tripoli
qui a ordre de suivre, à l’égard de la France, les conseils que le
Dey lui donnera[33].
»
Les voisins de l’Est, malgré
les tensions et les guerres, ne pouvaient ignorer l’influence
d’Alger et ses forces militaires. En mai 1753, quatre députés de
Tunis arrivaient par mer. La cargaison du bâtiment consistait « à
environ mille quintaux d’huile avec quelques ballots d’étoffe des
manufactures de Tunis, une petite provision d’ambre gris et autres
effets dont ‘Al Bey fait présent au Dey d’Alger afin d’entretenir la
bonne intelligence entre les deux Etats[34].
»
Plus les forces maritimes
d’Alger faisaient parler d’elles, plus les nations recherchaient
l’entente et la paix avec la Régence. En juillet 1755, deux
émissaires turcs de Sulaymân Captan Pacha, vinrent demander au Dey
d’accepter de négocier avec les Hollandais qui « étaient prêts à
donner tout ce que la Régence souhaitait pour avoir encore la paix[35].
»
Les nombreux faits d’armes ont
grandi et développé le prestige international de la Régence.
L’Europe fut contrainte, à défaut de victoire sur Alger, de recourir
aux transactions et aux complaisances « pour sauver ses intérêts,
ses droits et sa dignité. » Elle ouvrit, à côté de la politique du
canon, celle des traités et des présents.
Rien ne résume mieux la
situation, le prestige et l’influence de la Régence dans le concert
des nations que ce rapport de M. d’Hauterive à Decrès en avril 1808.
« L’Etat [Alger], écrit-il... a conservé sans faiblesse le
gouvernement d’un vaste pays, a toujours su contenir une population
nombreuse et peu docile, s’est fait respecter des deux Etats
voisins. Sans productions maritimes et dans un pays qui manque de
bois, de goudron et de chanvre, a construit et entretenu des
vaisseaux armées, possède au service de l’Etat une marine militaire
qui ne coûte rien au gouvernement, avec vingt ou trente bâtiments
mal armés, a lutté et combat encore des puissances maritimes du
premier ordre, a pris à l’Angleterre trois-cent-quarante bâtiments
de commerce, a occupé toute l’attention de Louis XIV du temps de sa
plus grande puissance, a repoussé, cent-cinquante-ans auparavant
toutes les forces d’une croisade provoquée par le Saint-Siège,
dirigée et commandée par l’Empereur en personne (...) enfin a réussi
tellement à intimider toutes les nations, qu’à l’exception de la
France, il n’en est aucune qui ne soit soumise et qui ne soit près
de se soumettre à lui payer un humiliant tribut[36].
»
[1]
Apres s’être entretenu avec le Pape, à Marseille, en 1516,
il s’allia aux forces de Rome contre la Régence en 1530.
Après la paix de Cambrai, il mit ses vaisseaux à la
disposition de Charles Quint qui préparait l’attaque de
Cherchell.
[2]
Deux envoyés de la Cour de France firent le voyage à Alger :
Jean de la Forest en 1534 et Jean de Montluc en 1537 « pour
consolider l’alliance avec la Régence. »
[3]
Voir Deny et Laroche : « L’expédition en Provence de
l’armée de mer du Sultan Sulaymnn sous le commandement de
l’Amiral Khayr Dîne Pacha, dit Barberousse, 1543-1544, »
Revue Turcica. 1965.
[4]
Darghût (Dragut) couvrit en 1553 le débarquement du corps
français. En 1555, il participa aux opérations devant Saint
Florent et Bastia tenus par les Génois. Quelques années
auparavant, les troupes du Sultan, en guerroyant à l’est de
l’Europe, tenaient en respect les forces de l’Autriche.
[5]
Les historiens sont partagés au sujet de cette alliance. Les
uns minimisent l’affaire et les autres tentent de la noyer
délibérément, dans les récits invraisemblables. Certains
excusent François 1er qui. vaincu « pouvait se donner au
diable. » Jurien de la Gravière la trouve impie et Maurice
Petit dit « qu’il n’y avait pas de meilleurs auxiliaires en
Méditerranée que les Turcs. »
[6]
Cité par Turbet-Delof, Bibliographie Critique, p. 65.
[7]
Charles-Roux, La France et l’Afrique du Nord avant 1830,
p. 307.
[8]
A.N. Marine B7/49, Mémoire pour savoir s’il est avantageux
au Roi de faire alliance pour le commerce avec le roi
d’Alger. Octobre 1631, par C. de C. de M.
[9]
A.N.Marine B7/49, Lettre du 29 septembre 1631.
[10]
A.N Aff.Etr. B1 - 115. Lettre à Trubert. 1667.
[11]
A.N.Aff.Etr. B1 - 115, Lettre à Trubert. 1668.
[12]
Turbet-Delof, L’Afrique Barbarcsque. p 182
[13]
Les Anglo-Hollandais avaient bien compris la situation. Ils
renonçaient à l’emploi de la force. Ils recherchaient, par
la diplomatie et l’aide militaire, à se procurer les faveurs
du Divvân. Leur but était avaiii tout, d’exciter les
Algériens contre la France et créer à celle-ci le plus
d’embarras en Méditerranée. Ils lorgnaient aussi le commerce
du Levant et les comptoirs de Stora et Collo.
[14]
A.N.Aff.Etr. B III - 305.
[15]
A.C.C.M. Série J 1351, Lettre de J. Le Vacher, Alger, 12
juillet 1682.
[16]
Le consul R. Lemaire avait une grande influence sur le Dey
Cha’bâne. Il put faire échouer les plans et les intrigues de
ses ennemis. Voir sa lettre aux Echevins de Marseille du
12.04.1690, R. A., 1882.
[17]
Ils firent des propositions au Roi du Maroc Mawlay Ismâ’il
qui rêvait de conquête du côté algérien. La guerre se
termina par une cuisante défaite du souverain ‘alawite.
Cha’bâne poursuivit son ennemi, « l’épée aux reins » jusque
sous les murs de Fès, en 1692.
A Alger, le consul
Lemaire et l’envoyé spécial Dussault, escortés par les
principaux résidents de la nation allèrent à sa rencontre
lui apporter les compliments de la France.
[18]
A.N.Aff.Etr. B2 - 102, Lettre du 20 décembre 1694.
[19]
« Mémoires sur Alger» (1695) publié par M.Emerit,
A.I.E.O, 1953, p. 20.
[20]
En 1689. Tourville leur proposa d’hiverner et de se radouber
dans les ports français quand ils feraient la course dans
l’Océan, contre les Anglais « à quoi on les excitait, en
leur démontrant les avantages et combien il leur serait
utile de pouvoir se dispenser par-là de venir chez eux pour
se ravitailler. »
(A.N.Aff.Etr B III - 305).
[21]
A.C.C.M. Série G, Lettre du 25 mars 1701.
[22]
Vallière, in « Textes, » p. 138.
[23]
A.N.Aff.Etr. B2 f3 234 et 241. Le Dey complimenté était
Muhammad ibn Uthmân (février 1766- juillet 1791).
[24]
A.N.Aff.Etr. Mémoires et Documents, t. 10.
[25]
Dupuy, Américains et Barbaresques, p. 19, Lettre du 3
juillet 1783.
[26]
A.N.Aff.Etr. B III - 10 f° 77 (1790).
[27]
A.N.Aff.Etr. B III - 10 f° 90.
[28]
Lettre du 4 prairial VIII (24 mai 1800). Une autre du 24
novembre 1801 préconisait la reprise des relations entre les
deux pays.
[29]
Napoléon, Correspondance. Note au Ministre de la
Marine, 23 frimaire an IX (14 décembre 1800).
[30]
Plantet, Correspondance. II, p. 517. Lettre du 20 mai
1814.
[31]
Cité par Dubois-Thainville (A.N.ff.Etr. Mémoires et Documents,
t. 14).
[32]
Grammont, Correspondance des Consuls. p. 28.
[33]
A.N.Aff.Etr. B2/93.
[34]
A.C.C.M. Série J 1365 (1753) - En juillet, les députés
rentrèrent à Tunis « n’ayant pas rapporté que des lettres de
remerciements » nous dit le consul Lemaire.
[35]
A.C.C.M. Série J 1365, Lemaire Journal.
[36]
A.N. Aff.Etr. Mémoires et Documents, 6 Afrique
(1803-1822).
Il arrivait au Gouvernement français de satisfaire les exigences
d’Alger. La crise algéro-française de 1811-1814 eut pour
cause les points suivants :
a- Onze prises furent conduites par les corsaires français dans le port
d’Oran en violation des accords en vigueur. Ces procédés
furent jugés, ici, fort irréguliers ; les corsaires ayant
violé plusieurs fois les eaux territoriales de la
République.
b- L’application rigoureuse des lois françaises de douanes aux bâtiments
algériens. Les formalités étaient très compliquées.
En 1806, Bonaparte ordonna l’arrestation des Algériens à Marseille et la
saisie de leurs marchandises. A titre de représailles, le
Dey abandonna aux Anglais les concessions de La Calle et les
comptoirs de la pêche de l’Est du pays.
c- L’arrestation et le séquestre ordonnés d’abord en France contre les
sujets algériens et leurs biens.
Les négociations avaient permis d’aplanir les difficultés afin de
ménager le Dey :
1- Les corsaires français furent rappelés à l’observation des lois sur
la course.
2- L’action des services de douane fut assouplie sur certains points.
3- Le séquestre fut seulement maintenu sur les biens des Juifs Bacri à
Livourne et à Marseille.
On alla jusqu’à accorder au Dey des facilités
pour sa marine et « des présents furent répandus
discrètement parmi ses agents. »
(A.N.Aff.Etr. Mémoires et Documents, registre
n° 1919, France, 1776- 1814, pp. 270-271).