5) L’intimidation.
Dès le XVIème siècle, l’Europe eut recours à des démonstrations de
force pour freiner l’activité de la marine algérienne. Nous avons
déjà parlé des nombreuses et inutiles expéditions entreprises par
les nations chrétiennes durant toute la période que nous étudions et
dont les résultats furent insignifiants.
A côté des classiques
croisières, préparées et organisées par les stratèges de renom, il y
avait des apparitions d’escadres de temps à autre, pour soutenir les
prétentions des cours d’Europe. De Louis XIII au blocus de 1827, que
d’envoyés étaient venus promettre aux responsables d’ici les foudres
des rois et des empereurs d’en face, s’ils ne souscrivaient pas à la
paix, à la libre navigation ou à la fin de l’esclavage...
Il serait long et fastidieux de
présenter tous les amiraux et généraux qui s’étaient présentés
devant Alger pour proférer des menaces. Signalons, cependant, que
sous Louis XV, M. de Mons, fit une apparition à la tête d’une
division venue de Brest et de Toulon, démonstration « aussi stérile
que devant Tunis. » De 1727 à 1734, les croisières se succédèrent.
La dernière était dirigée par de Court, à la tête de neuf vaisseaux
de guerre. Avant de se retirer, le Dey dit à cet officier : « Que
voulez-vous ? La guerre ou la paix ? Je suis prêt à l’une comme à
l’autre. » Et le chef de la dite escadre, ne songeant pas à
« pousser les choses à bout » reprit vite le chemin du retour.
Cependant les menaces les plus
invraisemblables venaient de Napoléon qui ne souffrait point que la
Régence puisse le défier. Sa correspondance foisonne de prétention.
Il était convaincu que son nom seul devait faire trembler le
gouvernement de la République, que, s’il le voulait, il ferait de
notre pays, « une bouchée, comme ce fut le cas de l’Egypte. »
S’adressant à son ministre des
relations extérieures, il lui prescrivait de demander « la tête du
Raïs qui a bâtonné un capitaine français dans la rade d’Alger, qu’il
(le consul) fasse restituer le bâtiment pris dans les îles d’Hyères,
qu’il doit faire connaître au Dey que, s’il doit continuer à écouter
les conseils du Vekil al-Hardj [...] qui est l’ennemi des Français,
il perdra, que personne ne m’a jamais insulté en vain et que s’il ne
se comporte pas comme il se doit, je suis dans le cas de le punir,
comme j’ai puni les Mamelouks, enfin il (le consul) prendra un ton
très haut et très impérieux parce que, effectivement, je préfère
avoir une rupture avec Alger et lui donner une bonne leçon, s’il en
a besoin, que de souffrir que ces brigands n’aient pas, pour le
pavillon français, le profond respect que je suis à même de les
obliger à avoir[1]. »
Il fait dire, par son ministre,
à ses représentants à Alger et Tunis « de bien établir les
différences qu’il y a entre les Français et les Anglais, que ceux-ci
peuvent bien envoyer quelques vaisseaux, mais pas une armée comme je
puis le faire d’un moment à l’autre. » Trois jours plus tard, il
prit un arrêté dont l’article 1er stipulait : « Le Ministre de la
Marine fera partir, sur le champ, de Brest trois vaisseaux de guerre
et deux frégates pour se rendre dans le plus court délai à Alger où
ils mouilleront et trouveront des ordres chez l’agent de la
République[2]. »
La tension ne faisait que
croître entre Paris et Alger. L’Empereur, dans une lettre à un
subordonné, le 27 juillet 1802, menaça d’envoyer, contre la Régence,
une armée de 30.000 hommes. « Je ne laisserai pas pierre sur pierre
à Alger et je m’emparerai de toute la côte d’Afrique » ajoutant
qu’il a détruit l’empire des Mamelouks, qu’il n’a jamais rien payé à
personne, qu’il débarquera 80.000 hommes sur les côtes algériennes
et qu’il détruira la Régence[3]. »
Comme la politique de la
canonnière, pratiquée depuis le XVIème siècle par les différents
Etats chrétiens, la vantardise de l’Empereur pour contrer la marine
de la Régence, ne sut plier des Deys décidés à maintenir et à
défendre leurs prérogatives découlant d’une souveraineté de fait.
6) Bombardements d’Alger. La
capitale fut, dès le XVIème siècle, dans le collimateur des
responsables européens. Plusieurs plans pour l’anéantir furent
élaborés Nous en avons cités quelques-uns dans le chapitre relatif à
la marine de guerre algérienne[4].
Tous pensaient que la ville tomberait si on le voulait.
Si l’on examine ceux du
XXVIIIème siècle et ceux du premier tiers du XIXème, on remarque que
la part de l’imagination et du rêve l’emporte de loin sur celle du
possible.
De Kersaint préconisait de
détruire leurs forts (aux Algériens) et de combler les ports et ce
n’est pas besogne aisée. « J’y étais, dit-il, à Alger sous les
ordres de M. de Gentien, je connais le local [...]. Je m’y suis
promené et, en ces temps, ils passaient pour avoir plus de
cinq-cents pièces de canon qui défendent les approches de leurs
ports [...]. Je crois, malgré tous les canons, très possible,
d’accord avec les Espagnols, de détruire leur ville, leurs forts et
leurs ports [...] Je voudrais que les deux couronnes me fournissent
22.000 hommes de troupes régulières, que les Espagnols avec 4.000
fissent diversion du côté d’Oran. Avec les 16 ou 18.000 hommes, je
devais effectuer mon débarquement, soit entre le cap de Ténès et
Alger ou aux environs du cap Matifou[5]. »
De Kercy qui fut consul ici,
avait les mêmes aspirations. Dans son mémoire, il affirme : « Quand
on aurait écrasé les forts de la marine d’Alger, la Régence
demanderait la paix mais elle ne consentirait jamais à l’acheter et
la France en serait pour les frais de l’expédition... Il n’est qu’un
moyen de faire l’expédition d’Alger, sans qu’elle soit onéreuse au
Trésor Public, il n’est qu’un moyen de se garantir pour toujours des
brigandages de ce gouvernement et ce moyen, c’est de l’anéantir. On
ne peut y parvenir qu’avec une armée de terre. »
En 1827, le peu de résultats
obtenus par un blocus coûteux inspira quelques illuminés.
Lord Cohran, officier
britannique, rayé de la marine en 1814, fit des offres au ministre
français Hyde De Neuville. Son plan prétendait empêcher le feu des
batteries algériennes. « Rien ne peut mieux remplir ce but que
l’application des exhalaisons de soufre. Il serait convenable de
débuter par cette opération contre les batteries de la ville d’Alger
avant que l’escadre de blocus attaquât. Six ou sept vieux vaisseaux
remplis de soufre grossier et de bois de chauffage accompagneraient
l’escadre, on profiterait du vent pour les diriger contre la ville
d’Alger, dont les habitants seraient chassés par les exhalaisons de
soufre. »
Ce plan fut rejeté.
De Livron et Droetti voulaient
confier le soin de prendre la capitale à ... une armée égyptienne
« laquelle n’aurait qu’à traverser quelques centaines de lieues de
désert » pour arriver au but.
Margrat, un aéronaute, offrit
de faire pleuvoir sur la ville, du haut d’un aérostat, des matières
incendiaires[6].
Les partisans d’un coup de
force contre Alger ne voyaient de solution que dans la guerre
totale. Clément Tonnerre, Ministre de la Guerre, dans un rapport
présenté au Roi, le 14 octobre 1827 affirmait : « ...Il faut bien se
le dire, il n’y a pas de sécurité avec le gouvernement d’Alger que
dans sa destruction entière et il n’y a, Sire, pour arriver à ce
but, d’autre moyen qu’une expédition parterre[7]. »
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La course ne fut pas l’apanage
des seuls Musulmans. Cette guerre, d’un genre spécial, fut pratiquée
et subie par de nombreuses nations maritimes. Ce qui fait dire à
Braudel que « course chrétienne et course musulmane s’équilibrent[8]. »
Avec une différence de taille cependant La course pratiquée par les
Algériens était la guerre des pauvres engagée contre les riches, la
lutte « des interdits de commerce » contre ceux qui se prétendaient
être les seuls à tirer profit du trafic maritime.
LES PERTES MATERIELLES
A la mer, on ne saurait
répondre de rien, disait-on ! Sorties prolongées, randonnées
lointaines, batailles engagées, coups de main d’un adversaire
toujours prêt à sévir... que de dangers exposaient la flotte et que
de graves risques encourait-elle à tout moment !
Aux hasards de la mer
s’ajoutaient les hasards de la guerre. Des navires engagés, « il ne
revenait guère, pour l’ordinaire, que la moitié, le reste étant
pris, échoué ou faisant naufrage[9]. »
A - LES TEMPÊTES
La mer ne fut pas toujours
l’alliée fidèle du marin. L’élément liquide était souvent perfide.
En 1592, une tempête en
démolissant la jetée Khayr ad-Dîn, à Alger, avait broyé puis
englouti plusieurs bâtiments qui se trouvaient dans le port. Une
autre, en 1619, dépouilla la marine de vingt-cinq unités. En
décembre 1662, quatorze vaisseaux d’Alger plus sept barques
provenant de prises furent démantelés par un vent forcé du Nord.
En mer, la furie des flots
pardonnait rarement. Quinze Algériens, dont le navire fut brisé par
les vagues en 1679, se retrouvèrent sur la côte de La Rochelle[10].
Le navire algérien « Le Croissant d’Or » se brisa, à son tour, sur
les côtes de la Bretagne[11].
Un autre naufrage éprouva la marine en 1700 sur la côte de Minorque[12].
Un chébec de 14 canons, appartenant à Hadj Osmân, commandé par Raïs
‘Abd ar-Rahmân, périt en 1750 devant Marseille. Le « Chamakdjî, »
vaisseau de quarante canons, « rendit l’âme » près de Tétouan, la
même année[13].
« On n’a rien pu sauver des agrès. Il s’est noyé environ soixante
matelots[14]. »
Quelques semaines plus tard, ce fut le tour d’un autre chébec près
de l’île de Pommègue[15]
et d’une barque de quatorze canons à Port Mahon.
En novembre 1764, un bâtiment
algérien de seize canons quitta Alger avec deux-cents hommes
d’équipage, sous la conduite du Raïs Derbich. Après avoir longé les
côtes d’Espagne, il s’échoua par un grand vent contraire et un épais
brouillard, au 32ème jour de son périple, sur la plage Saint
Laurent, dans le Rousillon. Le timon du navire ne put résister à la
fureur des vagues, le froid et la faim livrèrent les marins à la
maladie et à la mort[16].
En mai 1765, un grand malheur
vint endeuiller la Régence : trois grands chébecs firent naufrage
non loin de Mélila. Des trois Raïs, deux revinrent à terre avec 4 ou
500 hommes. Le troisième se réfugia à Salé avec 2 ou 300 membres et
le reste de leurs équipages, se montant environ à 400, avait péri.
« Le Dey nous dit Vallière, a fait grâce à ces matelots, mais il
n’en sent pas moins le vide que cette disgrâce met dans sa marine.
On parle de mettre de nouveaux chébecs sur le chantier[17]. »
En 1777, un naufrage emporta, sur les côtes du Languedoc, près de
Leucate, un navire algérien de douze canons avec ses deux cents
hommes[18].
Les malheurs se succédaient aux malheurs : En août 1789, on
déplorait la disparition d’un autre aux plages de Testa près de
Longo Sardo, à cinq lieues de Boni Facio[19].
B - LES INCENDIES
Les expéditions européennes
répétées, de 1516 à 1830 visaient, en premier lieu, la destruction
de la flotte ancrée dans le port, ainsi que ses infrastructures et
ses moyens de défense. Les bombardements n’ayant pas donné les
résultats escomptés, on chercha à incendier la flotte par tous les
moyens. On utilisa des agents entraînés ou des bombes conçues pour
cet usage.
En 1550, le Valencien, Juan
Canete, de Majorque, se hasarda jusque dans le port avec le dessein
d’y incendier la flotte. En 1567, un autre Valencien, Juan Gascon,
employé avec son brigantin au ravitaillement et à la poste d’Oran
[...] pénétra dans le port d’Alger et fit flamber quelques bâtiments[20].
N’ayant pas été satisfait
pleinement, lors de l’expédition de 1620, l’Amiral Mansel, avant de
sortir du port, tenta infructueusement de brûler les vaisseaux de la
Régence qui s’y trouvaient. Sir Ed. Spagg, après son départ d’Alger
en 1670, se rendit à Bougie où était rassemblée une importante
flotte. L’amiral rompit les chaînes, fit taire les batteries, prit
ou brûla plusieurs navires[21].
Les bombardements d’Alger de 1682 et 1683 assénèrent des coups très
durs à la flotte ancrée en chantier ou en réparation à côté. En
1692, le feu allumé par des agents européens, détruisit des
bâtiments immobilisés au port.
A côté des tentatives
individuelles, il y avait l’action concertée. Chaque croisière, et
chaque blocus avait ses plans concernant l’incendie de la flotte,
soit dans les portes de la Régence, soit à l’étranger.
L’acharnement des
Anglo-Hollandais, en 1816, devant la capitale coûta très cher à la
marine. Si les sources ne sont pas d’accord sur le nombre exact de
bâtiments incendiés, elles s’accordent à trouver les dégâts
importants. Exmouth s’estimait très satisfait car « beaucoup de
navires étant maintenant en flamme et la destruction de tous étant
certaines, je pensais, disait-il, avoir exécuté la portion la plus
importante de mes instructions[22]. »
C -
LACOURSE CHRETIENNE ET LES GUERRES NAVALES
L’activité des corsaires
européens et les guerres engagées aux côtés du Sultan saignèrent,
dangereusement, la flotte d’Alger. Grands Etats d’Europe, ou petites
principautés livrèrent, à la Régence, des batailles destructrices.
Malgré leur audace légendaire,
et leur technique éprouvée dans les accrochages en mer, il arrivait,
aux marins d’Alger, de subir des pertes. La liste des échecs est
longue.
Khayr ad-Dîn perdit des
galiotes et des fustes à la Goulette en 1535[23].
En septembre 1540, une escadre espagnole surprit une flottille
algérienne (16 navires avec 1.300 hommes) qui se dirigeait vers
Gibraltar. L’accrochage fut bref mais dur et les pertes énormes : 9
galiotes et une galère furent abandonnées à l’ennemi. Des dizaines
de marins y laissèrent leur vie.
Après avoir relâché à Oran,
Ph.E.de Gondi, Général des Galères de France, enleva, à l’abordage,
le 22 juillet 1620, deux bâtiments algériens de 17 canons chacun
« et mettait aux fers une soixantaine de marins[24]. »
Une semaine après, Raïs Sulaymân, poursuivi, fut contraint de faire
sauter son beau navire après l’avoir jeté à la côte[25].
Mars 1621, quatre bâtiments
algériens étaient coulés entre Porquerolles et Saint-Tropez[26].
Les pertes étaient encore plus élevées quand il arrivait aux marines
française et espagnole de coopérer dans les combats contre des
Algériens. Hassan Calafat « redoutable corsaire magicien »
conduisant cinq vaisseaux et un grand galion, fut attaqué en 1624
par quinze galères et « ne se rendit qu’après neuf heures de combat
forcené non sans avoir mis le feu à son vaisseau dans le pillage
duquel périrent quantité de soldats chrétiens[27]. »
Les accrochages entre le
chevalier Gamier et les Algériens, en septembre 1634, coûtèrent à
ces derniers deux cents tués et le reste capturé[28]. »
Les combats de la Velone, en août 1638, permirent aux Vénitiens de
détruire dix-huit vaisseaux d’Alger et de Tunis[29].
Le siège de la Canée qui dura plusieurs semaines, en 1644, vit non
seulement une vingtaine de vaisseaux immobilisés, mais fit subir des
pertes à la flotte d’Alger. Le Diwan décida d’envoyer une ambassade
à Istambul pour informer le Sultan « de l’incapacité où se trouvent
les Raïs d’Alger de participer à la campagne navale du printemps
prochain arguant de la nécessité où ils sont de conserver un nombre
de navires suffisant pour la défense de la ville. » En Méditerranée
centrale, la même armée navale fut défaite en 1656. Forte de
quatorze bâtiments, elle fut presque détruite par les Vénitiens au
Sud de Chio[30].
En juin 1663, ce fut la capture de « La Perle » d’Alger qui avait
livré bataille, un an auparavant, au vaisseau français « La Lune. »
Elle se rendit au navire « Le Soleil" commandé par Duquesne[31]. »
En août 1665, Beaufort, pour
venger la défaite de Jijel, attaqua Cherchell. Dans le port, il y
avait neuf bâtiments algériens. Certains y furent coulés ou
incendiés[32],
trois furent capturés et remorqués hors du port: « Le Croissant, »
« Le Palmier » et « Le Soleil[33] »
; Les trois autres : « La Perle, » « La Couronne de Naples » et
« l’Etoile de Diane[34], »
furent également emportés. La même année, trois grands vaisseaux de
la Régence étaient détruits sous les forts de La Goulette[35].
A la hauteur de Malaga, un
vaisseau fut assailli, en mai 1687, par des corsaires français et
hollandais. Malgré une résistance farouche, le bâtiment, « bien que
fracassé entièrement ne laissait pas se défendre du mousquet et du
canon durant une heure et demie. » Il était l’un des meilleurs
navires d’Alger[36].
Longeant la côte marocaine, en
juillet 1687, l’escadre de Mortemart aperçut un navire de la
Régence, le fit arrêter pour contrôle. Ce dernier mit à l’eau une
chaloupe montée par six matelots afin de présenter sa patente,
certain d’être soumis à une simple formalité. Un coup de vent ayant
séparé les deux navires, les six matelots seuls furent capturés. Une
autre fois, un vaisseau d’Alger, « Le Soleil » revenant du Texel,
fut pris. Cent-vingt-cinq « marins, Raïs, sous-Raïs, écrivain,
timoniers, soldats, teinturier, boulanger, barbier » prirent le
chemin de la captivité[37].
Le 3 août, le même Mortemart, utilisant les mêmes procédés, enleva
une caravelle algérienne avec soixante-cinq membres d’équipage[38].
Les croisières du duc de
Noailles permirent la capture d’un vaisseau en panne, faute de vent,
dans le golfe de Saint-Tropez où il avait été poussé.
La Croix avait fait le récit
d’un autre drame survenu en 1688. « Le dernier vaisseau que les
Algériens ont perdu, raconte-t-il, fut pris par d’Amfreville, chef
d’escadre qui commande « Le Sérieux. » Il le rencontrera sur la fin
de novembre dans la mer de Sardaigne. Le gros temps qu’il faisait ne
l’empêcha point de l’attaquer avec tant de vigueur, que le corsaire,
se voyant hors d’état de combattre, fut contraint d’aller s’échouer
vers la côte méridionale de Sardaigne, près de l’île de San Antonio
et de la petite île de Vaca. Ce vaisseau était monté de trente-six
pièces de canons et de trois-cents hommes. Il avait quarante-six
esclaves, presque tous français [...] On ramena les Turcs à Toulon[39]. »
Le capitaine Bernard enleva, en
1699, deux bâtiments[40].
« La dernière guerre [entre Hollandais et Algériens], dit Shaw, a
duré douze ans. Ils [les Hollandais] ont détruit plusieurs de leurs
armements[41]. »
Le dernier
combat du « Dantzik » :
« L’Augustus III » avait été
enlevé aux Dantzikois en 1749[42].
Grand, beau et neuf, le Dey en avait fait un vaisseau amiral. Mais,
dans cette fin de décembre 1751, il fut détruit par les Espagnols.
Voici le récit du drame qui endeuilla la Régence.
« Deux vaisseaux algériens,
« Le Château, » commandé par Raïs Sulymân et le « Dantzik » sous les
ordres de Muhammad Charîf, après avoir croisé dans les parages des
îles Madère et Canaries gagnaient la Méditerranée. A trente lieues
environs du Cap Saint Vincent, ils rencontrèrent deux gros bâtiments
de guerre espagnols, de soixante canons chacun.
Le combat s’engagea aussitôt.
Dès les premières bordées, Raïs Sulaymân[43]
jugea bon de se retirer malgré l’ardeur et la volonté de ses hommes
qui voulaient se battre. Son vaisseau, bon voilier, quitta le champ
de bataille. « Le Dantzik » resté seul, fit face aux deux puissants
vaisseaux, et la lutte dura [...] quatre jours. D’abord il fut
désemparé d’une partie de sa mâture, puis de ses manœuvres, mais il
persista à ne pas se rendre. Ne pouvant l’amariner, les Espagnols
furent obligés d’y mettre le feu après s’en être emparés.
Les pertes humaines furent
considérables : trois-cent-vingt marins capturés, quatre-vingt
blessés dont le Raïs, près de deux-cents tués et cinquante rameurs
chrétiens enlevés. Il faut noter, cependant, que les deux navires
assaillants furent bien maltraités par l’artillerie de « Dantzik »
qui a toujours bien servi jusqu’à la fin[44]. »
Les réactions d’Alger furent
semblables à une véritable secousse. Le Dey fut si consterné, nous
dit le consul Lemaire, « qu’il a été onze jours sans parler et sans
prendre de nourriture. » Le Raïs Sulaymân et les principaux
officiers furent sévèrement punis : lui, le sous-Raïs et le chef des
canonnières furent étranglés. Par contre, le Dey témoigna beaucoup
de satisfaction de la belle défense que les soldats ont faite et de
l’honneur qu’ils ont emporté en laissant périr leur vaisseau plutôt
que de le rendre à l’ennemi. Leur courage ne resta pas sans
récompense. Il se proposa d’échanger les prisonniers contre autant
d’esclaves chrétiens. En attendant, il les mit tous à la hauteur
paie.
La colère du peuple d’Alger fut
aussi grande que la tristesse des responsables de la marine.
Ecoutons Lemaire : « L’on dit que s’il avait fallu se battre contre
les Maltais, des Français ou des Anglais, qui sont des nations
aguerries, il n’y aurait pas de honte à l’un des corsaires d’être
pris, ni à l’autre de fuir ; mais s’agissant d’Espagnols ou de
Portugais, c’est le comble du déshonneur pour les Algériens de céder
à des ennemis aussi méprisables[45]. »
Les succès espagnols ne
s’arrêtèrent pas au Dantzik. En avril 1755, une formation de
vaisseaux, coula trois chébecs algériens non loin du Cap Saint
Martin et plus de cinq-cents matelots furent conduit à Carthagène[46].
En juillet-août, de la même année, deux corsaires d’Iviza
« ramassèrent sept bâtiments et quatre-vingt esclaves sur la côte
algérienne[47].
De 1762 à 1769, Barcelo, corsaire promu amiral, prit dix-neuf
bâtiments appartenant à la Régence et envoya leurs équipages (mille
neuf cents hommes) aux galères. Quelques mois après, un chébec fut
endommagé et trois autres qui l’accompagnaient restèrent sans donner
de nouvelles[48].
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Les Maltais furent
d’impitoyables adversaires de nos gens de mer. La liste de leurs
coups de main est très longue. Arrêtons-nous à leurs entreprises du
XVIIIème siècle afin de fixer les idées.
En 1710, le chevalier de Langon
pris un vaisseau algérien[49],
et le chevalier de Ceintre, en pris un autre. Une escadre maltaise
s’empara d’un troisième de quarante canons et dont l’équipage était
composé de quatre-cents hommes et de cinquante esclaves chrétiens.
Cent-trois algériens furent tués[50].
L’année d’après, deux corsaires de Malte prirent un bâtiment
algérien qui fut conduit à Majorque avec deux-cents hommes
d’équipage[51].
En avril 1713, le chevalier de Ceintre pris le vaisseau appelé « La
Demi-Lune » et, en 1714, de Langon coula à fond « Le Soleil » qui
avait cinq-cents hommes d’équipage. L’hécatombe allait se poursuivre
longtemps. En 1729, le chevalier Deaulx prit « La Gazelle, » en
1751, un pinque, en 1732, deux « qui furent amenés à Malte. »
En 1752, deux chébecs tombèrent
entre les mains des chevaliers. L’un d’eux était commandé par le
Raïs ‘Arbî et l’autre par le Raïs Sulaymân. Après une très belle
résistance « il y eut beaucoup de monde tué de part et d’autre[52]. »
Quelques semaines plus tard, un autre, de quatorze canons, échut
également aux Maltais[53]. »
Les Napolitains rivalisaient
avec les Maltais. En juin 1752, deux chébecs algériens furent
attaqués sur la côte de Calabre par quatre chébecs napolitains « qui
ont coulé à fond le plus gros et l’autre dut se sauver. Cent vingt
matelots tombèrent dans l’esclavage[54]. »
Les corsaires se hasardaient souvent jusque dans nos ports. En mai
1773, parvenus près de remparts de la Calle, ils donnèrent la chasse
à trois sandals, deux furent capturés. Près des côtes de Provence,
ils coulèrent bas, en 1790, un brick et en 1793, deux chébecs.
Les Génois n’hésitaient pas non
plus à s’attaquer aux navires de la Régence. Seuls ou aidés par
d’autres chrétiens, ils assénaient leurs coups. En haute mer, dans
les ports nord méditerranéens, et parfois, près des côtes
maghrébines, ils s’emparaient de bâtiments algériens. En 1780, un
chébec tomba entre leurs mains[55].
Les Russes, dès leur première
entrée en Méditerranée, vers 1770, affrontèrent les Algériens alliés
fidèles du Sultan. Une de leurs premières prises fut la polacre « La
Rose » évaluée, à l’époque, à 250.040 livres.
Une bataille opposa, le 17 juin
1815, Américains et Algériens en Méditerranée. Une frégate et un
brick de la Régence furent pris par l’ennemi et leurs équipages
abandonnés sur une île[56].
Les poursuites des bâtiments d’Alger allaient continuer jusqu’à la
fin de la Régence. En octobre 1827, quatre unités furent coulées
près des côtes de la capitale.
Les exemples cités montrent que
la course européenne et les batailles navales, de Prévéza à Navarin,
avaient éprouvé la marine d’Alger. Les Sultans ottomans firent
toujours appel à cette flotte dans les grands conflits. C’est là que
la marine perdit ses hommes d’élite et ses meilleurs navires et,
malgré les efforts soutenus, en vue des renouvellements, le
potentiel était irrémédiablement touché.
[1]
Napoléon, Correspondance. R.A., 1875, p. 128, Lettre
du 16 messidor X (7 juillet 1802).
En 1800, Bonaparte tenait un autre langage. Dans sa lettre du 25 octobre
à Talleyrand, il disait : « Le citoyen Dervize devra
connaître aux capitaines de ces bâtiments, tant Algériens
que Tunisiens, que tout bâtiment qui apportera à Toulon des
nouvelles d’Egypte de 35 jours de date, recevra outre le
prix du fret, une gratification de 12.000 francs. »
Et dans ses notes pour le Ministre de la
Marine (14 décembre) : « Aussitôt que les frégates (partant
de Toulon pour l’Egypte), pourront mettre à la voile, elles
fileront le long des côtes de Sardaigne, en passant hors de
vue des îles Saint Pierre ; elles raseront les côtes de
Barbarie, et après avoir doublé le Cap Bon, elles
s’éloigneront le moins possible des côtes d’Afrique. »
(R.A., 1875, pp. 116 -118).
[2]
Lettre du 9 juillet 1802.
[3]
Napoléon, Correspondance. R.A., 1875.
[4]
Voir première partie, le chapitre II. Dans la deuxième
partie, chapitre relatif aux croisières françaises, le plan
de Trubert.
[5]
A.N.Aff.Etr. Mémoires et Documents, t. 13. Alger
(1720 - 1789).
[6]
Esquer, L’Afrique Latine, 1922, p. 516.
[7]
Cité par Charles-Roux, La France et l’Afrique du Nord,
p. 575.
[8]
La Méditerranée.
II, p. 209. L’auteur cite le cas de Venise, cible de toutes
les courses. Sur 250 ou 300 navires pillés entre 1592 et
1609, 44 sont le fait de Musulmans, 24 celui des Nordiques,
Anglais et Hollandais et 22 celui des Espagnols.
[9]
Le Roy, Etat Général et Particulier de la Régence, p. 101.
[10]
A.C.C.M. Série B/4.
[11]
A.C.C.M. Série B/5. Echoué vers 1683, Lettre d’Ibrahim,
21-09-1686. L’équipage fut rendu à la Régence mais au
« compte-gouttes. » (Lettre d’Ibrahim Khûdja à de Vauvré le
15-11-1686, annonçant l’arrivée d’une partie. Lettre de Hadj
Husayn à de Vauvré, 30/12-1686, annonçant l’arrivée du reste
des hommes.)
[12]
A.C.C.M. Série B/34.
[13]
A.C.C.M. Série E/57.
[14]
A.C.C.M. Série J 1364, Lettre du consul Lemaire, 12 février
1751.
[15]
A C C M. Série B/34
[16]
Reboud, « Naufrage d’un corsaire algérien sur les côtes
du Roussillon, » R.A., 1872, pp. 219-232.
[17]
A.C.C.M. Série J 1369, Lettre de Vallière (J.A.), 31 mai
1765.
[18]
A.C.C.M. Série G 34, Lettre du 10 novembre 1777.
[19]
A.N.Aff.Etr. Mémoires et Documents, Corse, 1536.
[20]
Haëdo, De la captivité. ; Belhamissi (M.), La
Régence d’Alger, l’Europe et La Guerre Secrète 1518- 1830,
p. 112.
[21]
Playfair, « Episodes, » R.A., 1878, p. 403 ; Grammont
donne la date: 9 mars 1671 et les pales : 12 navires brûlés
; le 9 juillet, à Alger, 9 navires furent la proie des feux
(Histoire, p. 219)
[22]
R.A., 1880, p. 152.
Tachrifât, pp. 13 -14 : neuf bâtiments brûlés ; p. 15
: 5 frégates, 4 corvettes et 30 chaloupes canonnières
détruites.
[23]
Lettre de Charles Quint au comte de Bougie, R.A., 1875, p.
495 (Documents espagnols.)
[24]
La Roncière, Histoire. IV, p. 404.
[25]
Alger riposta en équipant 8 navires de guerre aux fins de
saccager La Ciotat. Cassis et la Provence (A.C.C.M. Lettre
du consul Chaix, citée par Masson. Commerce. p. 31).
[26]
Turbet-Delof, B.C., p. 97. Propos de la victoire de Beaulieu
Persac. D’après La Roncière, les Barbaresques étaient déjà à
Proquerolles dont ils espéraient faire une base
d’opérations. Un Raïs, originaire de Saint Tropez, avec
d’autres compagnons marseillais, se glissèrent près de
l’endroit dans une flottille que guettait au passage, un
corsaire armé de 12 pièces de canon. Beaulieu fit échouer le
plan. Un capitaine andalou, ‘Alî dont les 20 canons avaient
contraint quatre galères espagnoles à reculer, fut coulé à
son tour (Histoire. IV, p. 405)
[27]
Turbet-Delof, B.C., n° 131, analysant le discours véritable
... des Pères Clément de Ligny et Yves de Lille (1626). Du
même, P.P.F., p. 12 et p. 17 citant Mercure français XII
(1626), 73.
Sur la capture de H.Calafat et l’attitude de
sa veuve, Dan, Histoire. 2ème édition, pp. 444 - 446.
[28]
La Roncière, Histoire. IV, p. 693. Le chevalier eut
cependant 47 tués ou blessés. Les Algériens, pour se venger,
lancèrent 28 navires dans le Ponant.
[29]
Turbet-Delof, P.P.F., p. 13.
Seize galères et
deux brigantins coulés, 1 500 tués et 3 634 rameurs délivrés
par l’ennemi (Grammont, Histoire, p. 188).
Playfair (« Episodes, » R.A., 1879, p ; 434)
: « 4 galères coulées, 12 prises et 2 brigantins pris. »
[30]
A.N. Marine B7/49, p. 485, citant Petis de La Croix
(A.E.I.O., 1953, p. 10).
[31]
A.N. Marine B4/2, f° 192.
[32]
Il s’agit du CHEVAL BLANC et du POT A FLEURS de 40 canons.
Gazette de France, 1665, pp. 901 - 902, n° 110 du 16 septembre.
Un dessin du capitaine Cogolui, B.N. de Paris, mus. fr. 13372 P 11.
La Roncière, Histoire, IV, p. 262 et
IV, 265.
[33]
« Le Soleil » fut incorporé à la marine française et appelé
« Soleil d’Afrique, » (A.N. Marine B2/3 C34).
[34]
A.N. Marine B5/1 f° 362 ; La Roncière, Histoire, V,
375.
[35]
Ces événements se passèrent alors que Cha’bâne Aga, le héros
de Jijel, tombait victime d’une révolution de palais. Son
successeur Hadj ‘Alî Aga négocia avec Trubert.
[36]
A.N. Marine B7/49. Lettre de Tourville à Seigneley (En rade
d’Alger 28 août 1687).
[37]
Le traité de paix franco-algérien signé en 1684 avait donné
confiance au raïs lors de la rencontre fatale.
[38]
Le traité franco-algérien de 1689, article VI, avait
souscrit à la restitution du vaisseau « Le Soleil » et de
deux caravelles avec agrès et canons ainsi que deux navires
« le perroquet » et « le dragon » pris entre temps par la
marine française.
[39]
La Croix, Relation, II, 136.
[40]
A.C.C.M. Série E/51.
[41]
Voyages,
I, 412.
[42]
En 1741, les deux Raïs auraient vécu le même drame : une
trirème espagnole s’empara de deux bateaux algériens près
des côtes provençales. L’un des chebecks, commandé par
Mahmet Raïs, resta seul entre les mains des Espagnols ;
l’autre, sous les ordres de Sulayman Raïs « se sauva à toute
voile et rentra à Alger. » Lettre du comte Maurepas à
Ibrahim Dey, 16-01-1742.
[43]
Il a été question du Dantzik dans la première partie,
chapitre III, paragraphe 6.
[44]
Bref récit dans Vallière, Mémoires in « Textes, »
pp.98-99.
Large place à événement dans Lemaire,
Journal, A.C.C.M. Série J 1365, avril 1755.
[45]
Lemaire, même source.
[46]
L’armement des trois bâtiments comprenait 1 100 hommes
« tous jeunes, choisis et embarqués de bonne volonté sous le
commandement des trois plus fameux Raïs de la Régence : Hadj
Mûsa, Husayn Barboucha et Husayn dit le Petit. » (A.C.C.M. J
1365, avril 1755)
Quand la nouvelle parvint à Alger, la consternation fut grande dans
toute la ville : Femmes et enfants des disparus montaient
sur les terrasses et poussaient des cris de douleur.
Le Dey interdit, en mai 1755, aux femmes et
aux enfants des corsaires de monter sur les toits ... alors,
les mères et les épouses sortaient dans la rue « maudire les
chrétiens et il est prudent, dit Lemaire de rester chez soi
pour quelques jours. »
[47]
Mathiex, « Levant, Barbarie, » Bulletin de la Société
d’Histoire Moderne, 2/1958, p.7.
[48]
A.C.C.M. Série J 1366. Lettre du 21 avril 1756. Le Dey
ordonna de réparer le bâtiment endommagé pour retourner en
course sous le commandement d’un nouveau Raïs.
[49]
Ce chevalier fut tué à la fin du combat.
[50]
A.N. Marine B7/5 f° 154 v°. Lettre du consul à Malaga, 22
avril 1710. Ce troisième vaisseau était un des deux offerts
par le Sultan à la Régence lorsque le Dey lui envoya les
clefs de la ville d’Oran libérée une première fois en 1708.
[51]
A.N. Marine B7/10 f° 307 v°, Lettre de Carthagène, 10 août
1711.
[52]
A.C.C.M. Série J 1365.
[53]
A.C.C.M. Série E/57, A.N. Aff.Etr. Mémoires et Documents,
t. 13, Malte (1532-1554): Etats des prises de 1700 à 1754.
[54]
A.C.C.M. Série J 1365.
[55]
A.C.C.M. Série E/34.
[56]
Lettre de Muhammad Kusr adressée au Sultan le 5 chawwal
1230/10 novembre 1815. (Tamîmî, Recherches, p. 225,
doc. 3)