LA PAIX PAR LES TRAITES
Dans le ciel algéro-européen,
très souvent assombri par des tensions, des crises graves ou des
conflits armés, il y avait, de temps à autres, des éclaircies dont
tiraient profit les antagonistes.
Les ravages de guerres
interminables, coûteuses et sans résultat palpable, amenaient les
parties concernées à conclure des trêves, des armistices ou des
accords limités, en attendant la prochaine bataille. On signait des
traités laborieusement négociés, on menait une politique plus souple
entretenue par une correspondance amicale, par l’envoi réciproque
des présents, le témoignage de sympathie dans les grandes
circonstances. Ainsi, on approchait parfois des normes dans les
relations entre états. On se jurait paix et amitié se promettant «
d’effacer et d’oublier les griefs antécédents survenus entre les
deux nations, de rétablir des relations telles qu’elles existaient
avant la rupture. »
Le centre des traités signés
avec Alger concernait la marine et ses activités. Plusieurs articles
de chaque accord tentaient de mettre fin à la violence et
d’instituer un cadre nouveau aux choses de la mer : réglementation
de la navigation, sécurité des navires, garanties du trafic, etc...
Mais le contentieux était si
lourd et les turbulences politiques si fréquentes que des dizaines
de traités ne purent empêcher la violence de régner, et les
malentendus de rendre caducs les accords obtenus.
1- Les limites maritimes
Un des litiges les plus
fréquents entre la marine d’Alger et celles des autres pays était la
fixation des limites maritimes, car les principes n’étaient pas les
mêmes partout.
En Europe, la juridiction
territoriale ne s’étendait pas loin à l’époque : jusqu’à « la portée
de canon, » terme bien vague et à l’origine de nombreuses
contestations.
On constata que les bâtiments
algériens approchaient trop des côtes européennes. « Les prises sont
faites plus près de nos côtes qu’ils [les corsaires algériens] ne
doivent, » faisait remarquer le sieur Lagny au procureur du Roi à
l’amirauté de Morlaix en 1686[1].
Aussi, de nombreux traités avec
la Régence stipulaient que les corsaires algériens « ne peuvent
faire de prises qu’à dix lieues en mer des côtes de France.» Cet
espace était réputé appartenir au Roi[2]
.
Comme les incidents se
multipliaient au sujet des eaux interdites à la course, on chercha
un terrain d’entente fixé par des clauses aussi précises que
possible.
Avec la France, plusieurs
traités font référence à ce point du contentieux et aux amendements
apportés sous la pression du partenaire.
Un des traités cadres qui
servit de modèle aux autres puissances fut celui de 1689. Son
article IX stipule : « S’il arrivait que quelque vaisseau marchand
français, étant à la rade d’Alger ou à quelqu’un des autres ports de
ce Royaume, fut attaqué par des vaisseaux ennemis, sous le canon des
forteresses, il sera défendu et protégé par les dits châteaux et le
commandant obligera les vaisseaux ennemis de donner un temps
suffisant pour sortir et s’éloigner des dits ports et rades pendant
lequel seront retenus les dits vaisseaux ennemis, sans qu’il leur
soit permis de les poursuivre et la même chose s’exécutera de la
part de l’Empereur de France à condition, toutefois, que les
vaisseaux armés en guerre à Alger, et dans les autres ports du
royaume ne pourront faire de prises dans l’étendue de dix lieues de
la côte de France. »
L’article VI du traité de 1719
maintient cette étendue. Mais on s’aperçut, à Alger que cette
distance limitait sérieusement l’action des corsaires et d’autres
négociations s’avéraient nécessaires. Les armements d’Alger venaient
fréquemment dans les eaux provençales et les Raïs se plaignaient
depuis longtemps de la distance considérable à laquelle ils étaient
assujettis. Les responsables algériens proposèrent en 1781, de
restreindre cette démarcation devenue effectivement trop gênante
depuis que la Corse fut rattachée à la Couronne. Un autre argument
plaidait en faveur de la thèse algérienne : un chébec algérien fut
pris, avec son équipage, par des Génois, « à cinq lieues des côtes
françaises. »
En attendant de revenir sur la
distance des dix lieues imposée aux corsaires, un traité fut conclu
« n’accordant pas le droit d’arrêter ni de confisquer les bâtiments
des contrevenants[3].
»
Quant à la protection des
navires des deux pays contre les coups de leurs ennemis, on s’en
tenait à la clause « portée de canon. » En mai 1788, un navire de
guerre napolitain, coula en vue des îles d’Hyères, un bâtiment
algérien. Raïs et équipage avaient donc droit à une protection et
une indemnité. « Le Dey reçut à titre d’indemnisation un navire
identique : un brick propre à la course, vingt-deux canons, deux
mâts, bon voilier avec quatre ancres ainsi qu’une quantité de
poudre, boulets, balles égale à celle qui se trouvait sur le
corsaire détruit[4]. »
Comme le champ d’activité de
nos Raïs posait toujours des problèmes et soulevait, de part et
d’autre, des récriminations, le traité franco-algérien de 1790, tout
en confirmant le précédent, apporte une modification notable quant
aux limites territoriales : « Aussi, quoique dans les anciens
traités, il soit dit que les corsaires de la Régence doivent faire
leur course à l’éloignement de trente milles des côtes de France,
cependant, comme cette stipulation est un surplus de discussions
fréquentes entre les deux puissances, elles sont convenues de
l’abolir et dorénavant les limites de l’immunité tant pour les
vaisseaux algériens que pour leurs ennemis sont fixées à la portée
de canon des côtes de France et de la Corse de façon que dans ces
nouvelles limites, les corsaires de la Régence doivent être à l’abri
de leurs ennemis et eux aussi doivent inquiéter les ennemis de leur
Régence qui s’y trouvent[5].
»
La réciprocité avait joué sans
problème. Alger sut, à l’occasion, appliquer les accords.
En 1795, des frégates
espagnoles vinrent à Alger, y restèrent cinq ou six jours et, au
moment de lever l’ancre, assaillirent un navire français qui venait
d’arriver. Les Espagnols firent main basse sur tout qui s’y
trouvait..., y placèrent les matelots de leur bord et s’apprêtèrent
à partir.
Dès que le Dey eut entendu les
doléances du commandant, il fit parvenir ses remontrances au
responsable espagnol qui les refusa. Il ne restait plus que la
méthode forte : douze canonnières du port dépêchées auprès des
frégates assaillantes et le commandant du port reprit par la force
le navire français qui fut remis au consul.
De Paris, le Comité de Salut
Public adressa ces mots au Dey : « Nous avons appris avec une grande
satisfaction les faits qui se sont passés lors de l’enlèvement d’un
de nos bâtiments [...] Nous avons reconnu dans la conduite que tu as
tenue dans cette occasion, le prince ferme et courageux qui sait
faire respecter l’indépendance de son territoire et l’amitié juste
qui, en remplissant fidèlement les traités, acquiert tous les jours,
de nouveaux droits à la confiance de ses alliés. »
L’affaire des deux
chébecs (1792)
Il arrivait, parfois, que
malgré les bonnes dispositions du partenaire, les rapports se
gâchaient par des circonstances inattendues ou des imprévus
incontrôlables.
Un incident, que ni Alger ni
Paris n’avait voulu, faillit tout remettre en question.
Le 17 mai 1792, une frégate
napolitaine tira sur deux chébecs algériens les endommageant
quelques peu. Les équipages, trois-cent-dix hommes, descendirent à
Cavalaire. Ils y furent d’abord hébergés. Un matelot blessé y fut
soigné. Ensuite on transporta tout ce monde, par bateaux à Toulon.
De là, deux bâtiments les ramenèrent, avec une escorte, jusqu’à
Alger. D’un autre côté, une représentation fut faite à Naples.
Cependant, restait en suspens
le problème du dédommagement. Louis XVI ordonna que les deux chébecs
soient réparés à neuf et qu’ils soient meilleurs qu’ils ne l’étaient
auparavant et plus aptes à faire la course, qu’ils soient munis
abondamment de tous les besoins en poudre, boulets, fusils, et
autres munitions de guerre pour qu’ils soient, même à cet égard,
dans un état supérieur à celui qu’ils étaient quand ils partirent
d’Alger[6].
Mais le Dey et ses officiers
avaient appris avec colère que les deux chébecs étaient en
réparation ; ils auraient préféré recevoir des bâtiments neufs. On
pensa calmer l’emportement par un présent, tout s’en activant à
Toulon pour radouber les deux unités. Le Ministre de la Marine,
Monge[7]
expédiait dépêche sur dépêche au consul en poste à Alger, l’invitant
à faire sentir au Dey les bons procédés dont use la France.
Le Dey s’impatientait et le 4
janvier 1793, le Maire, les officiers municipaux et les
administrateurs du Bureau Provisoire du Commerce annoncèrent que «
les chébecs ont été radoubés à Toulon avec le plus grand soin et
qu’ils sont dans un bien meilleur état. » Le consul était mal à
l’aise : ses dépêches des 16 janvier, 19 février et 17 mars le
prouvent. Il craignait une action des Anglais pour desservir la
France. Le Ministre des Affaires Etrangères annonça le prochain
paiement des frais de réparations[8]
et répondait aux inquiétudes de la Chambre : « Le citoyen Vallière
m’écrit directement pour me faire connaître notre position actuelle
à Alger. Je vois que ses inquiétudes sont particulièrement fondées
sur le retard qu’a éprouvé le départ des chébecs promis depuis
longtemps au Dey, mais il y a lieu de croire qu’au moyen des
nouveaux ordres expédiés récemment à Toulon et d’après les vives
instances que je viens de faire moi-même au commandant de ce port
pour la prompte expédition de ces deux bâtiments, ils ne tarderont
point à arriver à leur destination[9].
»
Enfin, le 8 mai, le consul
annonçait l’arrivée des deux chébecs à Alger « escortés par les
frégates « La Melpomène, » « La Minerve, » et « La Vestalé. » « Ils
ont été fort bien reçus par le Dey qui fit saluer le pavillon de la
république par vingt et un coups de canon. « La Melpomène » étant
commandant, rendit par autant de coups[10].
L’attente aura duré plus de cinq mois !
Le problème des eaux
territoriales ne se posait pas uniquement entre la France et la
Régence. Il concernait d’autres Etats maritimes. Chacun le régla
conformément à ses intérêts. Un traité algéro-danois fut signé à
Alger en 1746. Son article Vin prévoit : « Il ne sera permis à aucun
vaisseau algérien, soit grand soit petit de naviguer à la vue de
quelque pays ou d’entrer dans quelque port appartenant au Danemark
et à la Norvège puisque cela pourrait donner occasion à des
mésintelligences[11].
»
Venise avait, elle aussi, ses
vues sur la question. Son traité de 1763 avec Alger, traçait dans
son article 23, les limites maritimes que nos bâtiments ne devaient
pas franchir. « Les vaisseaux de guerre, chébecs et autres bâtiments
armés en course, par la Régence d’Alger et ses sujets particuliers
ne pourront aller croiser dans le golfe de Venise sous quelque titre
ou prétexte que ce soit. Le Cap de Sainte Marie devant leur servir
de limite d’un côté et de l’autre jusqu’au-dessous de Cimara pour
parer par-là à tout inconvénient ; en outre les dits bâtiments ne
pourront croiser qu’à trente milles de distance de toutes les îles
soumises aux Vénitiens et si jamais ils (les Algériens) prennent
quelque bâtiment dans le sus dit espace de trente milles, ils seront
obligés de le rendre. En cas qu’ils aient besoin de rafraîchissement
ou de provisions, ils pourront les aller chercher dans les îles de
la domination vénitienne, sur quoi ils seront satisfaits selon la
coutume. »
L’article IV du traité
algéro-espagnol signé en 1786 garantit aux vaisseaux des deux pays
la protection s’ils se trouvent à la portée de canon et fixe la zone
autorisée pour faire la course au-delà de cette distance. Tandis que
l’article IV du traité algéro- portugais de 1813 fixe la limite des
eaux interdites à la course à six milles des côtes et des îles du
Portugal.
2 - Les incidents en mer
Provocations, bavures et défis
rendaient le séjour en mer périlleux, les incidents fréquents et les
tensions diplomatiques fatales. Les traités laborieusement tissés ne
pouvaient contenir les sentiments anti-algériens de nombreux
capitaines. Citons quelques exemples :
En 1620, opérant de concert
avec la marine espagnole, sept galères françaises capturèrent quatre
navires algériens et en coulèrent deux, dont un appartenant à
Sulaymân Raïs. En 1629, une chaloupe algérienne ayant rencontré une
barque à la Ciotat, lui demanda assistance sut la foi des accords en
vigueur. Qu’advint-il ? On massacra les Musulmans. Il en fut de même
d’une tartane arraisonnée par un bateau d’Arles : l’équipage vendu,
se trouva sur les galères. Les faits furent si flagrants et les
procédés si révoltants, que le consul Durand dut rappeler à MM. du
Commerce de ne plus couvrir les bâtiments étrangers sous quelques
prétexte que ce puisse être. « Il faut entrer, dit-il, dans les
raisons d’autrui avant de mettre les fers au feu. Votre tranquillité
en dépend. Les Algériens ont trouvé deux-cents bâtiments français à
la mer sans seulement leur demander le passeport quoique tous les
bâtiments portugais qu’ils ont pris, ils les avaient trouvés avec
pavillon français. Ils ont donné du biscuit et de l’eau à plus de
vingt qui en manquaient. Ils ne s’en sont plaints qu’à moi. Plus de
vingt qui leur ont tiré des coups de canon et tué du monde, entre
autre, le commandant de « La Charente » qui tua cinq hommes. Il y a
onze mois, au plus honnête des corsaires d’Alger, le plus
brutalement du monde, lequel cependant quoique avec un vaisseau de
quarante canons et trois-cents hommes ne tira pas un seul coup. »
Aux actes de piraterie,
s’ajoutaient ceux de la trahison et de l’abus de confiance.
En 1717, un vaisseau avec
passeport et patron français, nolisé par l’entremise du consul et de
quelques hommes d’affaires, emmena d’Alger des pèlerins à la Mecque
avec leurs effets. En mer, le capitaine changea de cap et alla en
Sicile vendre les malheureux passagers tout en s’emparant d’une
partie de leurs biens. De là, il regagna la France. Al Pacha
intervint, signalant que « ce fait n’étant point tolérable, par
rapport à l’ancienne amitié. » Huit mois passèrent sans nouvelles
des captifs. Le Dey en vint à la mesure conservatoire : deux
vaisseaux algériens rencontrèrent en mer, une barque française sur
laquelle étaient dix-huit Espagnols, lesquels ont été amenés à
Alger. « Nous les avons tous mis en dépôt avec leurs effets, dans le
parc, et il ne leur sera fait aucun mal, néanmoins, nous les
garderons jusqu’à ce que nos gens soient revenus à Alger avec tous
leurs effets[12]. »
Une affaire identique se
produisit en 1770. Un bâtiment français capitaine Gourdin, chargé
d’effets appartenant aux Algériens, au BEI de Tunis et à plusieurs
de ses sujets, fut arrêté par les Russes près des côtes d’Amurée,
sur les ordres du Comte Orlon. « On eut des soupçons que le
capitaine Gourdin avait pratiqué des manœuvres suspectes pour livrer
volontairement son bâtiment aux Russes. Il fut accusé, par les
Algériens et les Tunisiens d’avoir détourné, à son profit, des
effets confiés à lui par les nolisataires. »
Arrêté et interrogé, son procès
passa devant l’Amirauté de Marseille. Il fut reconnu coupable
d’avoir livré son bâtiment et d’avoir gardé, sur lui, les effets des
Algériens et des Tunisiens[13].
Vers le milieu du XVIIIème
siècle, les incidents furent si courants qu’on dut prendre à Alger
des mesures de coercition. Un jour, c’était le chevalier de Vertieux
qui, avec une frégate du Roi « passa sur le corps d’un chébec
algérien armé de quarante hommes dont il ne voulait sauver personne.
» En 1740, une galère espagnole s’empara, devant Toulon, d’un chébec
algérien. En 1748, un capitaine de Saint Malo, commandant le
vaisseau « Le Tavignon, » rencontra deux chébecs algériens du côté
de Velez-Malaga, tira sur le canot algérien, ce qui provoqua un
combat de quatre heures[14]. »
Le capitaine Prépaud qui avait
attaqué un bâtiment algérien, en dépit des réserves de son équipage,
et blessé des marins, fut conduit à Alger et battu à mort. Malgré le
triste sort réservé à ce dernier, la lettre du consul aux Echevins
dit que « la rupture avec les Algériens pouvant être très dangereuse
pour le commerce, il est de la prudence de l’éloigner autant qu’il
est possible[15].
» Deux ans plus tard, une
galiote algérienne, commandée par Sa’îd Raïs, fut enlevée dans les
parages de Gibraltar par des navires français et conduite en France.
Le Dey en témoigna sa surprise
au vice-consul Germain puis retint au port d’Alger les bateaux
français jusqu’à la restitution et l’arrivée de la dite galiote. Il
accorda vingt jours à la France pour renvoyer le bâtiment et
l’équipage. « La détention, écrit le consul, excitait beaucoup de
murmures parmi la milice. » Comme il fallait radouber la galiote,
son retour fut retardé et le consul ne faisait qu’informer le Dey et
le Wâkil al-hardj des soins qu’on avait eus du Raïs et de ses hommes
et des ordres donnés par Sa Majesté, pour les habiller à ses frais.
Une gratification leur fut promise « pourvu qu’à leur retour, ils
rendissent un compte exact du traitement qu’ils avaient éprouvé
suivant la déclaration qu’ils en avaient faite et signée, en
présence du commandant du port. » Enfin, en mars 1756, la galiote
était de retour à Bijâya. Le Dey autorisa le consul à faire partir
quatre bâtiments français détenus depuis l’enlèvement de la galiote[16].
L’incident en mer recommença en 1764 et le Dey eut recours au même
procédé.
Un principe intangible guidait
les responsables algériens en cas de tir sur un de leurs vaisseaux :
si la victoire était au Raïs, la cargaison du navire adversaire
était confisquée. S’il y avait des blessés ou des morts, dans les
rangs algériens suite au tir, les sanctions étaient plus graves. Le
consul nous explique ce principe : « Un vaisseau français, expédié
de Vannes, en Bretagne, pour la traite des nègres, se trouva face à
face avec un bâtiment que le commandant prit pour un Salétin. Il eut
l’imprudence de tirer le premier, mais le navire était algérien. Des
soldats algériens furent tués. »
Défait, le vaisseau français se
trouva à Alger sans espoir d’en repartir. « Ce procédé, nous dit le
consul Lemaire, sert de titre ici suivant l’usage... j’ai eu beau
prier, solliciter et me replier en cent façons différentes pour
parer ce coup, tous les efforts ont été inutiles et on m’a répondu
qu’on ne fait point ici pour les Français des lois différentes de
celles qu’on observe pour les autres nations[17].
»
En août 1751, le même Raïs
rencontra, à la hauteur de Lisbonne, un vaisseau portant pavillon
français. Ayant fait le signal habituel, pour procéder au contrôle,
le capitaine lui répondit par un tir de canon à boulet. Hadj Mûssâ,
voulant éviter l’incident, laissa le navire poursuivre sa route
malgré les instances de ses marins et soldats qui tenaient à s’en
rendre maîtres.
A Alger, la marine informa le
consul de France de cet incident en lui rappelant que le Dey qui
avait jusqu’alors interdit d’amener les bâtiments des nations amies,
était résolu d’enjoindre, à ses marins, de se saisir des vaisseaux
qui tireraient sur eux.
Les malentendus ou les
agissements inamicaux occasionnaient des réactions contraires aux
traités.
Un corsaire de la Régence
arriva dans le port d’Alger en disant que, ayant relâché à Malaga
pour demander une voile dont il avait besoin, le commandant n’avait
pas voulu la lui fournir sans argent. Le Raïs prit le parti de
quitter sa croisière.
Le jour même, arrivait à Alger
un courrier d’Espagne sur lequel M. de Montegon, le chancelier du
consulat était de passage. On ne permit pas au navire étranger
d’entrer dans le port. Bien plus, on lui fit ôter sa flamme et on
défendit à tout patron, sous peine d’être pendu, d’aller à son bord[18].
Comment réduire les incidents ?
Par quels moyens mettre fin à ces pratiques de capitaines
provocateurs ? Que faire pour déjouer les ruses des corsaires de
Salé ou d’Espagne ?
On suggéra au représentant de
la France « que les chébecs algériens arboreraient une flamme rouge
au bout de l’antenne d’armiton et que les vaisseaux ou frégates la
placeraient au bout du même mât sous la girouette [...] qu’après ce
signal, ils se mettraient en panne et tireraient un coup de canon
pour l’assurer ; qu’alors, les navires marchands pourraient attendre
avec plus de sécurité les chaloupes chargées de les reconnaître[19].
»
Et malgré un scepticisme
partagé de longue date, la Régence et ses partenaires continuaient
d’inclure, dans les traités, des clauses concernant des incidents en
mer.
Déjà, en 1628, le traité
algéro-français stipulait dans son article II que : « Lorsque des
navires d’Alger se rencontrent avec les Français, s’étant reconnus,
se donneront des avis réciproques comme vrais et bons amis. »
Comme cette clause resta un vœu
pieux et que les incidents provoqués ou non empoisonnaient les
relations entre les deux pays, on n’omettait jamais, dans les
accords conclus, de mentionner la conduite des capitaines ayant
affaire aux Raïs.
L’article IV du traité de 1689
précise : « Les vaisseaux français ayant reconnu et parlementé avec
les vaisseaux d’Alger, si tels vaisseaux français combattent et sont
agresseurs, étant pris, seront esclaves ainsi qu’il est porté par le
commandement du Grand Seigneur. »
Tandis que l’article VII dit :
« Les vaisseaux armés en guerre à Alger et dans les autres ports du
royaume, rencontrant en mer, les vaisseaux et bâtiments naviguant
sous l’étendard de France et passeports de l’Amiral conformes à la
copie qui sera transcrite à la fin du présent article, les
laisseront en toute liberté continuer leur voyage sans les arrêter,
n’y donner aucun empêchement et leur donneront tous les secours et
assistance dont ils pourront avoir besoin ... et réciproquement, les
vaisseaux appartenant aux armateurs particuliers de la dite ville et
royaume d’Alger qui seront porteurs des certificats du consul
français établi dans ladite ville d’Alger desquels passeports et
certificats la copie est ci-dessous transmise. »
La convention franco-algérienne
du 16 janvier 1764 consacre une large place à ce problème de
rencontre de navires des deux pays.
En cas de rencontre de
vaisseaux algériens et français en mer, s’ils se font réciproquement
du mal contre ce qui est porté par le traité, on examinera, après
vérification des faits, qui est responsable. Si c’est l’Algérien, le
Dey le fera châtier rigoureusement, si c’est le Français, il sera
transmis au consul qui le fera châtier[20].
Mais en cas de combat ? La Régence ne s’en formalisera pas et ne
fera aucun mal ni aux résidents français, ni à ceux de la Compagnie
d’Afrique[21].
Même s’il y a mort d’hommes, on se contentera d’examiner qui, du
capitaine français ou du capitaine algérien a tort pour châtier
rigoureusement le coupable. Si c’est le Français, la cour de France
le punira. Alger remettra au consul, le capitaine, son bâtiment et
sa cargaison[22].
Avec les autres Etats
maritimes, les accords passés copient dans le fond et dans la forme,
les traités franco-algériens : ne pas causer de dommages, se
témoigner réciproquement toute l’amitié, toutes sortes de civilités,
éviter de ne causer à l’autre ni retard, ni dommage...
3 - Navires
algériens dans les ports d’Europe.
Alger, les ports de l’est et de
l’ouest du pays recevaient des navires de toutes les nations, y
compris ceux des pays avec lesquels la Régence était en conflit.
Alors que l’histoire ne
mentionne aucun fait notable se rapportant au séjour des bâtiments
étrangers ici, quelques incidents se produisaient de temps à autre à
Marseille, à Toulon ou ailleurs. En 1749, le Dey fit remarquer au
consul Lemaire qu’on avait voulu ôter le timon aux chébecs de la
Régence, pendant leur relâche dans la rade de Toulon en lui faisant
observer, qu’aucun bâtiment français n’avait été assujetti à cet
usage dans le port d’Alger.
L’admission des navires
algériens était soit entière soit soumise à des restrictions, selon
les états et les circonstances.
L’article VIII du traité de
1689 stipule à cet effet : « Les vaisseaux de guerre et marchands,
tant de France que d’Alger seront reçus, réciproquement, dans les
ports et rades des deux royaumes et il leur sera donné toutes sortes
de secours pour les navires et les équipages en cas de besoins,
comme aussi il leur sera fourni des vivres et agrès et,
généralement, toutes autres choses nécessaires en les payant au prix
ordinaire et accoutumés dans les lieux où ils auront relâché.
»
L’Autriche, par ses traités de
1727, 1733 et notamment de 1748, autorisa les Algériens « à se
réfugier avec leurs navires dans tous les ports de Toscane. »
L’Espagne, par contre, faisait
une distinction entre les motifs d’entrée dans ses ports.
« Les navires algériens sont
reçus dans tous les ports et rades d’Espagne en cas de panne,
tempête ou fuite devant un ennemi. Ils y recevront aide et
assistance mais en dehors de ces cas, c’est-à-dire, pour le commerce
et l’approvisionnement, seuls, les ports d’Alicante, Barcelone et
Malaga les accueilleront. Ils n’y resteront que le temps nécessaire[23]. »
Quant au Danemark, s’il obtint
en 1746, toutes les facilités pour ses navires, il n’en accorda
aucune aux bâtiments algériens. Il en fut de même du Portugal en
1813.
4 - Visites de navires en pleine
mer.
Un des principes défendus, sans
faiblesse, par Alger, était la « liberté de navigation et
d’arraisonnement » d’autant plus que la Régence détenait les
conditions du contrôle : la vocation maritime et les navires.
Ce droit n’était pas spécifique
à Alger. Les autres nations maritimes en jouissaient et en abusaient
même[24].
La visite des bâtiments avait pour objet de constater leur pavillon,
leur neutralité et leur cargaison, surtout en période de guerre[25].
L’accord franco-algérien de
1628 ouvrait aux Français des comptoirs sur la côte de la Régence et
leur faisait obtenir la protection pour les corailleurs. Quant aux
Algériens, ils obtenaient « le droit d’examiner le connaissement des
navires français « ce qui était bien leur reconnaître le droit de
contrôle.
L’amiral Ruyter vint à Alger,
le 22 mars 1662, à la tête de neuf vaisseaux de guerre et en
compagnie de députés envoyés de la part de MM. les Etats. Leur
mission consistait à obtenir une trêve qui, d’ailleurs fut conclue
le 26 pour neuf mois. Un des principaux articles était que la marine
de la Régence aurait « droit de visiter les vaisseaux hollandais et
d’en enlever les biens de leurs ennemis en payant le port au pilote,
que les vaisseaux marchands hollandais ne pouvaient transporter que
des Flamands, des Français, des Anglais et des Allemands, sous
lesquels sont compris les Suédois, les Danois, les Norvégiens et
tous les autres peuples d’Allemagne et que, s’il s’y trouvait des
personnes d’une autre nation, soit voyageurs soit marchands, qui ne
fussent pas au service du vaisseau, ils seraient estimés de bonne
prises[26].
»
Comme l’usage du faux pavillon
se généralisa, surtout en Méditerranée, les Raïs se plaignaient de
rencontrer partout la bannière de France. Les visites s’avéraient
indispensables. Mais on accusait les marins algériens de vol, de
brutalité, d’agression et de sauvagerie. Les griefs à l’encontre des
Raïs préoccupaient les chancelleries d’Europe. Si on ne contestait
par le contrôle en lui-même, on déplorait la façon dont il était
mené.
Aussi, les négociateurs de
traités s’attachèrent-ils à « l’humaniser. »
L’article VII du traité de 1689
préconise « d’envoyer seulement deux personnes dans la chaloupe,
outre le nombre de matelots nécessaires pour la conduite et de
donner ordre qu’il n’entre aucun autre que les dites deux personnes
dans les dits vaisseaux sans la permission expresse du commandant. »
L’usage de la chaloupe (pour
éviter l’abordage), le contrôle confié à deux hommes pour monter à
bord, « qui seront tenus de s’en aller aussitôt que le capitaine
leur aura montré son passeport, » tels sont les points sur lesquels
insistaient tous les traités conclus avec Alger[27].
Le traité de paix et d’amitié
algéro-américain, signé le 5 septembre 1795, stipule, article IV : «
Les croiseurs algériens recevront des passeports qui leur seront
remis par le consul des Etats Unis. Ils ne pourront envoyer que deux
hommes examiner les passeports à bord des navires de commerce qu’ils
rencontreront[28].
»
Très souvent, le contrôle se
passait correctement. En mars 1749, le paquebot « Le Prince» venait
de quitter Lisbonne lorsqu’il fut capturé par les Algériens et
conduit dans un de leurs ports. Il y resta quelques temps. La raison
en était que « le capitaine nommé sur les documents n’était pas à
bord et que l’argent et les bijoux appartenaient à des Juifs. »
Cependant, l’équipage fut bien traité et ne fut point dévalisé.
Après maintes tractations, le navire put reprendre son voyage et le
7 mai, il mouilla à Plymouth[29].
[1]
A N.Marine B7/58, f° 162, Lettre du 4 juillet.
[2]
A.N.Aff.Etr. B III - 10.
[3]
A.N.Aff.Etr. B III - 19, n° 89 (1784).
Rappelons que le traité
avec Tunis « permet aux bâtiments de guerre français
d’arrêter ceux qui s’étaient trouvés en faute et de les
conduire... pour être sévèrement punis. »
Le traité de Tripoli fixe à dix
lieues des côtes de France l’espace d’opérations aux
corsaires de cette Régence : « Mais il autorise, déplus, la
confiscation des armements qui auraient enfreint cette
distance. »
[4]
A.C.C.M. Série E/58.
[5]
Le Dey ratifia ce traité en 1791
Lettre du 7 floréal an III (26
avril 1796), Plantet, Correspondance II, p. 450,
Garrot, Histoire Général de l’Algérie, p. 599.[6]
[7]
Vallière, « Textes, » p. 183.
[8]
Ministre de la Marine du 10 août 1792 au 10 avril 1793.
[9]
A.C.C.M. Série B/ 88, Lettre du 26 mars 1793 à MM. du
Commerce.
[10]
A.C.C.M. Série B/88, Lettre du 17 mai à MM. du Commerce.
Cet empressement à
envoyer les deux chébecs, escortés par des navires de guerre
et à montrer les dépenses occasionnées par les réparations
cachaient un plan : préparer le Dey à la conclusion d’un
important marché de blé. Plusieurs départements de France
souffraient de la disette.
Il faut signaler qu’en
1793, le Dey Hasan prêta à la France, sans intérêt, 250.000
francs pour solder ses achats à Bône et à Constantinople, et
ce, malgré les remarques du consul d'Angleterre. L’année
suivante, il offrit des vivres et des bons chevaux, des
comestibles de toutes espèces pour aider la République dans
ses guerres contre l’Europe coalisée. Il accorda les
facilités aux bâtiments français pour l’enlèvement du blé et
donna des ordres stricts aux Rais pour faire respecter le
nouveau pavillon français.
[11]
Par contre, l'article II dudit traité stipule : « Tous les
vaisseaux du Roi ou de ses sujets tant grands que petits qui
pourront aborder à Alger ou bien à quelque d’autre port de
ce Royaume, quoiqu’il ait été d’usage dans les temps passés
de payer dix pour cent de toutes les marchandises débarquées
pour être vendues, n’en payeront pourtant, en vertu de cette
paix que 5%. »
[12]
A.N. Marine B7/49, pp. 515-516, Lettre du Dey du 15 mai
1717.
[13]
A.N.Aff.Etr. B III - 10.
[14]
A.C.C.M. Série J 1363, Lettre du consul Thomas, 16 novembre
1748.
[15]
A.N.Aff.Etr. B III - 305, p. 72 (1753)
[16]
A.C.C.M. Série 1365 (1755), Vallière, « Textes, » pp.
136-137.
[17]
A.N.Aff.Etr. B III - 305, p. 37, Lettre du consul à MM. du
Commerce.
[18]
Venture de Paradis, Alger, R.A., 1897, p. 81.
[19]
Vallière, « Textes, » p. 83.
[20]
Article II
[21]
Article IV.
[22]
Article VI. La Convention de 1764, voir A.N. Aff.Etr. B
III322.
[23]
Article III du traité de 1786.
[24]
C’était le cas de l’Espagne. Le mémoire de l’ambassadeur de
France, Du Fargis, en 1626, cité par La Roncière (Histoire.
IV 427) dit « qu’en Espagne, nos vaisseaux sont confisqués
pour les plus futiles prétextes. Ont-ils un pilote
hollandais ? Sont-ils de fabrication hollandaise ?
Portent-ils du blé ? Tout prétexte est bon pour s’en saisir
! »
[25]
Lors de la guerre franco-autrichienne (1701-1703), les
escadres françaises arrêtaient et fouillaient les navires
vénitiens qu’elles rencontraient, craignant qu’ils ne
fussent au service de l’ennemi pour transporter des armes,
des munitions et des vivres aux troupes autrichiennes qui
stationnaient en Italie.
[26]
Dapper, Description de l’Afrique, pp. 182-183.
Ces conditions ayant
paru trop dures à MM. Les Etats, Ruyter revint de nouveau à
Alger, vers la mi-juin 1662, pour renégocier mais les
Algériens refusèrent la franchise entière des navires
hollandais.
[27]
Exemple
- Article 3 du traité
avec Venise (1763).
- Article 4 du traité
avec le Danemark (1746).
- Article 4 du traité avec
Hambourg (1751).
- Article 2 du traité
avec l’Espagne (1786).
[28]
Dupuy, Américains et Barbaresques, p. 344.
[29]
Playfair, Episodes, R.A, 1878, pp. 407-408.