Chapitre Neuf

 

 

 

L’ABORDAGE ET L’ASSAUT

 

Pour vivre ou plutôt pour survivre, les marins devaient livrer, sans cesse, des combats meurtriers à des adversaires aussi nombreux que dangereux. Pour en triompher, il fallait une technique éprouvée et une expérience de la mer ayant fait ses preuves.

 

Connaître les rivages, leurs criques et leurs rochers, les vents, leurs secrets et leurs forces, les flots et leur puissance, en devenir les familiers et en faire des alliés précieux et fidèles... telle fut la préoccupation constante de nos Raïs.

 

Les navires voguaient vers leurs objectifs, tantôt en groupe et tantôt séparément. Dans le premier cas, un livre des signaux leur permettait de maintenir le contact entre les unités et de procéder à certaines manœuvres d’ensemble[1]. Les signaux de nuit étaient exécutés à l’aide de fanaux, ceux de jour, au moyen de pavillons de diverses formes et couleurs[2].

 

On naviguait, de préférence, au grand large, dissimulé de la terre et à l’abri des surprises. La haute mer était beaucoup plus sûre. Pour naviguer sans repère, on se servait de la pierre d’aimant. Sur des bâtiments renforcés, on se risquait à affronter les tempêtes d’hiver parce que la mer était vidée de ses corsaires chrétiens. Souvent, on allait contre le vent afin que celui-ci fît office de rabatteur, emmenant vers le chébec algérien, le bateau à voile ennemi.

 

Les batailles d’escadre étaient rares, les combats les plus fréquents et les plus recherchés étaient l’engagement isolé.

 

A - LA CHASSE EN HAUTE MER

 

Quand une voile isolée ou modestement escortée était repérée au large, on s’empressait de la reconnaître tout d’abord. Mais les choses n’étaient pas faciles. Les navires se ressemblaient à se confondre et les pavillons ne signifiaient rien.

 

Alors, commençait le guet, puis les manœuvres d’approche. On prenait toutes les précautions qui s’imposaient, non seulement pour attaquer, mais aussi pour ne pas se faire avoir. La poursuite commençait. Chaque membre de l’équipage se tenait à son poste, attendant les ordres. L’écrivain de bord lisait à haute voix des versets du Qur’ân. Pour vaincre, on multipliait les ruses.

 

1) L’usage du faux pavillon

 

On utilisait les faux pavillons afin de tromper la vigilance de l’adversaire. Ce procédé n’était pas propre aux marins d’Alger. Partout, on arborait le pavillon neutre ou allié de l’ennemi. Les vaisseaux toscans et espagnols utilisaient les bannières « Fleur de Lys » pour échapper aux Algériens. Quand ils étaient en guerre contre la Régence, les Français naviguaient sous un autre pavillon : celui de la Savoie que choisit Philippe de Beaulieu Persac, appuyé en sous-main par Henri IV.

 

Jan Janzs, un converti d’origine hollandaise, plus connu au Maghreb sous le nom de Morat Raïs, pratiqua, durant des années, la course pour le compte du gouvernement néerlandais, puis travailla à son propre profit. Quand il attaquait un navire espagnol, il arborait les couleurs du Prince d’Orange et lorsqu’il combattait les autres bâtiments, il hissait le croissant rouge[3].

 

A leur tour, les Algériens savaient utiliser les pavillons qu’il fallait, les témoignages de passagers pris en mer, nous éclairent sur cette méthode payante.

L’odyssée d’un gentilhomme angevin, Du Chastelet Des Boys commença par le jeu perfide des drapeaux « …Les bannières bigarrées des Hollandais, dit-il, disparaissent et le haut des mâts se trouve en même temps ombragé de pavillon taffetas de toutes couleurs, enrichis et brodés d’étoiles, de soleils, d’épées croisées, de devises et d’écritures inconnues[4]… »

 

D’Aranda, à l’approche du navire d’Alger, vit « une banderole abandonnée au vent [...] de couleur verte, fermée de deux demi-lunes d’argent entrelacées[5]. »

 

Le 23 octobre 1793, le vaisseau « Président de Philadelphie, » capitaine Penrose, rencontra un chébec de seize canons, en vue de Cadix et naviguant sous pavillon espagnol. A peine l’Américain avait-il montré le sien, que le chébec, déjà à portée de canon, remplaça le drapeau espagnol par les flammes d’Alger et toute devint inutile[6].

 

Relatant un incident survenu en Méditerranée occidentale, le préfet maritime de Toulon, informait MM. du commerce par ce message :

 

« Deux galiotes sous pavillon algérien qui se sont montrées dans les eaux de la Corse ont capturé des bâtiments français. Quoique j’ai lieu de présumer que ces galiotes soient des corsaires espagnols qui, pour ne pas inspirer de la méfiance ont pris cette couleur[7]. »

 

L’usage du faux pavillon qui choque, aujourd’hui, n’était à l’époque, rien de plus qu’une ruse de bon aloi, un moyen comme un autre de s’assurer le succès... et tant pis pour le crédule qui se laissait prendre l’adversaire averti regardait plutôt les formes de la coque, les détails de voilure et les dessins et dispositions des bouches à feu pour mieux savoir à qui il avait affaire.

 

2) Un arsenal de feintes.

 

Comme il fallait éviter, jusqu’au dernier moment, d’attirer l’attention de l’ennemi ou d’éveiller ses soupçons, on avait recours à des ruses pour le rassurer.

 

Ecoutons Thedenat, pris le 2 avril 1779. « ... De Malaga [...] nous fûmes bientôt au milieu du golfe de Léon. Ce fut là où nous commençâmes d’apercevoir deux vaisseaux qui nous semblaient cingler du côté où nous venions. La grosse mer ne nous permettait pas de les reconnaître. Néanmoins, le capitaine, homme de peu de lumière, nous assurait qu’ils étaient Français. Les deux corsaires algériens qui nous poursuivaient, il y avait déjà longtemps, sans que nous en fussions aperçus, usèrent d’une feinte qui leur réussit très bien. Ils cinglaient toujours du côté du Nord, afin de nous mieux tromper et aussitôt qu’ils furent à la hauteur de notre tartane, ils prirent le vent en poupe et fondirent sur nous à pleine voile. Nous nous aperçûmes de toutes ces manœuvres, mais lorsqu’il ne fut plus temps et que nous étions presque sous la portée des canons de ces pirates [...] les voilà enfin sur nous, appelant à l’obéissance et, voyant que nous nous préparions à aucune défense, ils tâchèrent de nous aborder, ce qu’ils firent malgré la grosse mer qui leur fut, pendant un assez long temps, un obstacle. Trente hommes entrèrent dans notre bord, s’emparèrent de nous et nous firent passer dans un de leurs navires[8]. »

 

Le 25 octobre 1793, le brick « Polly » de Newburyport, faisant voile vers Cadix fut accosté par un autre brick voguant sous pavillon britannique. « Lorsque celui-ci fut à portée de la voix, » les passagers furent interpellés en anglais. « On nous demanda, dit l’un d’eux, d’où nous venions et où nous allions, ce à quoi s’empressa de répondre le capitaine Bayley. L’homme qui nous adressait ces questions était vêtu d’un costume européen et se trouvait seul sur le pont. Cependant, le brick étranger s’approchait, et bientôt se trouva contre notre proue, quand tout à coup, nous vîmes surgir à la poupe, plusieurs individus, qu’à leurs vêtements et à leurs longues barbes, nous reconnûmes être des Maures ou des Algériens[9]. »

 

Face à une prise éventuelle, on invoquait parfois le droit de visite reconnu, à la marine algérienne, par les traités et ce, afin de contrôler les cargaisons transportées. On parlementait avec les capitaines pour les inciter à faire acte de baraterie[10]. On leur promettait bon quartier[11].

 

Le but recherché étant les prises, on n’envisageait pas de livrer de beaux combats, sauf si les autres tentatives devenaient inutiles. D’ailleurs, nous l’avons déjà signalé, les navires algériens fins, bas et légers ne pouvaient résister longtemps à un combat de boulets. Il leur était difficile de porter des batteries dont les canons se seraient trouvés trop près les uns des autres, sans avoir assez de place pour le recul. C’était la raison pour laquelle, on faisait appel, le moins possible à l’artillerie. Les équipages, toujours nombreux, étaient plus utiles que les canons et c’est « par cet endroit que leurs abordages sont à craindre » disait d’Arvieux[12].

 

3) La hantise du corsaire d’Alger

 

Marins et passagers européens voyageaient avec l’obsession des corsaires d’ici.

 

D’Aranda, après avoir demeuré en Espagne pendant un an, voulut repartir pour la Flandre. Il jugea plus convenable de retourner par San Sébastian afin d’éviter tant de mer et "principalement, le danger des Turcs qui tiennent la côte d’Andalousie et de Portugal presque toujours infestée[13]. »

 

Les navigateurs Ragusains ou Ancônitains, actifs caboteurs de la Méditerranée, redoutaient surtout de voir monter, à l’horizon, le navire d’un Raïs, battant pavillon rouge, allant droit vers leur « trabacolo » comme un faucon sur sa proie.

 

« A l’aspect de la corvette battant pavillon algérien, écrit un voyageur de cette époque[14] les matelots ancônitains se mirent à pleurer et à chanter des psaumes et des litanies en l’honneur de Saint Cyriaque et de la Madona di Loretta dont ils collèrent les images sur leurs mâts. »

 

Mais le chébec algérien, décidé, approchait toujours sans que le soleil se levant à l’horizon, laissa au navire menacé, l’espoir de s’échapper à la faveur des ténèbres.

 

« Les matelots qui virent que ni la vierge de Lorette, ni le patron de Ancône ne les empêcheraient d’être pris, dans peu de temps, arrachèrent avec dépit leurs images, disant pour s’excuser de cet acte d’impiété, que si les Algériens au pouvoir desquels ils allaient, indubitablement, tomber, découvraient ces images, c’en serait fait d’eux tous[15]. »

 

4) Les réactions de l’adversaire

 

Selon les situations du moment et les dispositions de l’équipage, l’adversaire prenait une des trois attitudes suivantes :

 

a) La fuite : Le navire poursuivi juge salutaire de s’éloigner en jetant sa cargaison à la mer et en s’enfuyant à toute vitesse. Avec de la chance et de gros efforts, il peut échapper au malheur qui le guette.

 

En juillet 1753, un bâtiment espagnol, partit de Cadix pour Barcelone avec douze hommes d’équipage et trente-huit soldats de recrues. A la vue d’une galiote algérienne, la proximité de la terre les incita à se sauver au lieu de se défendre contre un adversaire beaucoup moins fort qu’eux. Une partie avait fui avec la chaloupe et l’autre s’était jetée à la nage[16]. »

 

 

 

b) La reddition sans combat : l’adversaire baisse pavillon à la première bordée, parfois même au premier coup de semonce. Le problème est alors vite réglé. Il ne reste plus qu’à prendre possession du navire, de ses biens et de ses hommes. C’est ce qui arriva à Du Chastelet des Boys. Ecoutons-le : « L’équipage épouvanté par les volées et les cris, "baisse les voiles et montre les mouchoirs, » pour marque de demande de composition. La soldatesque, encore moins résolue met les armes bas. Le tillac et l’entre deux ponts se désertent et le fond de la cale se peuple de fuyards. Les chaloupes du vaisseau se mettent à l’eau et nous investissent. Ces barbares et bigarrés aventuriers dont elles étaient remplies se précipitent et se prennent à l’abordage de notre désolée patache et à l’escalade de nos murailles de bois sans qu’aucune résistance ne fut opposée. Quelques matelots leur tenant la corde du bord afin de meilleur quartier et de sauver la vie après la perte de la liberté[17] ».

 

Souvent, l’abordage était facilité par la lâcheté et la cupidité du capitaine du navire attaqué. Emmanuel d’Aranda en fit la douloureuse expérience, en 1640, non loin des côtes françaises de l’Atlantique. « Après quatre jours de navigation, dit-il, nous nous trouvâmes à la hauteur de la Rochelle ; une frégate de ce port [...] nous avertit qu’il y avait, non loin de là, cinq corsaires turcs [...] Arrivés près des côtes de Bretagne, nous vîmes, en effet, deux navires que nous jugeâmes d’abord appartenir au commerce, mais le plus petit s’étant dirigé tout droit vers nous, il fut facile de comprendre que c’était un corsaire car il était sans pavillon. Nous engageâmes donc notre capitaine à fuir à toutes voiles, mais il nous répondit flegmatiquement qu’il n’était pas d’usage qu’un navire anglais prit la fuite [...] le lendemain, nous aperçûmes deux autres grands navires venir à nous avec la caravelle. Lorsqu’ils furent à une portée de mousquet, nous vîmes un Turc et à ses côtes un esclave chrétien qui criait en flamand : « Rendez-vous pour Alger. » Nous engageâmes le capitaine à parlementer et à offrir trente-deux mille patacons pour nous débarquer en terre chrétienne, mais au lieu de cela, il demanda, simplement, s’il aurait bon quartier ! Oui, oui lui répondit-on, et sur cette assurance il se rendit[18]. »

 

c) L’engagement : si le navire ennemi tente de résister et de se défendre par le feu, alors la parole reste aux armes.

Le combat commençait par la guerre de nerfs. On terrorisait l’équipage afin de tuer en chacun toute velléité de poursuivre la résistance. On lançait des hurlements, on proférait des injures ; on montrait ses forces. On ajustait les pièces des deux côtés.

 

Le combat s’engageait, on tirait « de poupe et de proue, » on lançait « balles de mousquets et pièces de fer[19]. » Les Algériens répondaient par des bordées successives. Sans perdre de temps, on lançait des décharges d’arquebuses et des flèches incendiaires afin de rompre les mâts, les cordes et les voiles. Une pluie de projectiles s’abattait sur l’ennemi. Puis, on mettait à l’eau une chaloupe ou s’entassaient de robustes soldats bien armés. D’habiles rameurs les menaient, malgré le danger, vers la proie. Le bâtiment était vite escaladé. C’était le moment décisif : envahir le navire. Alors, manches retroussées, cimeterre à la main, sabres et poignards à la ceinture, on se jetait à bord de toute part. Un corps à corps rapide mais sanglant pouvait précipiter la fin. Le carnage se terminait par la reddition. C’est ce qui arriva au Capitaine Touze, commandant le brigantin « la Ville de Rouen. » Il rencontra, le 4 juillet 1753, entre l’île de Majorque et la côte espagnole, une galiote qu’il prit pour un corsaire marocain. Il engagea le combat, mais après la seconde bordée, ses hommes s’aperçurent que le bâtiment était algérien. Ils se précipitèrent se cacher au fond de la cale. Le capitaine, son second et le contremaître furent blessés à l’abordage[20]. ».

 

Par une mobilité et un sens de l’attaque inégalables, les Raïs voyaient leurs efforts couronnés de succès. Il faut aussi mentionner la valeur guerrière des janissaires qui se présentaient « les armes blanches à la main et auxquels on ne peut refuser la force du corps, la résolution et le courage[21]. »

 

L’ennemi avait beau se protéger contre les assauts par des filets ou des manœuvres, les efforts demeuraient vains, la plupart du temps.

 

Guerrit Metzon dont le récit détaillé de son aventure en Méditerranée nous est parvenu, fut le témoin de ces scènes de violence. « Nous passâmes, dit-il, devant le Cap Saint Vincent et entendîmes du côté de la mer trois coups de canon ; nous pensâmes qu’ils provenaient d’un convoi anglais. Plus tard, nous apprîmes avec regret que le deux mâts « Vigilentie » avait été capturé par les Algériens. Dans une brume épaisse, nous fûmes dépassés par une frégate algéroise et par un brick qui avaient passé quatorze jours en mer et capturé un navire suédois et deux danois... Nous aperçûmes, à une distance de deux mille et demi E-NE, trois grands bateaux, dans l’après-midi, nous constatâmes que ces bateaux étaient, en réalité, deux frégates et un brick. A dix heures environ, nous vîmes une chaloupe se détacher de ces navires et s’approcher de nous à la rame, ce qui ne nous causa pas une petite peur. Je fis appeler le timonier... Quand ils se furent approchés de nous, nous vîmes, avec terreur et étonnement, les turbans des officiers assis à l’arrière et les rameurs presque nus avec des poignards à côté d’eux ; cela nous annonçait la visite et le sort qui nous attendait.

 

En accostant, ils sautèrent, poignard à la main à notre bord. Nos hommes qui étaient de quart, allèrent d’un bond au logement des matelots qui étaient en train de dormir et les avertirent en criant : « Levez-vous, les Turcs sont à bord ! » et comme ils ne voulaient pas le croire, leur terreur fut encore plus grande, quand ils virent les Maures déjà devant l’entrée. Ceux-ci sautèrent aussitôt en bas et chassèrent nos hommes, tout nus qu’ils étaient, sur le pont pendant qu’ils volaient tout ce qu’ils trouvaient. Ils firent sauter les coffres à coups de pieds et ils en sortirent tout ce qui leur plût, de sorte qu’arrivés quasi-nus, ils étaient, en moins d’un quart d’heure, complètement habillés. Ils jetèrent ce qui restait dans leur chaloupe et ne permirent pas à un seul de nos hommes de prendre quelque chose, ni de mettre un vêtement ; ils menacèrent de mort quiconque oserait leur résister[22]. »

 

Un exploit sensationnel fut réalisé en 1763. Une longue lettre du Consul Vallière[23] à son Ministre nous fait vivre des journées mémorables dans les eaux espagnoles. « Un petit chébec de dix canons a conduit en ce port, le 9 du mois dernier, une demi-galère du roi d’Espagne enlevée devant Ivice, à la vue de deux autres demi-galères qui ne jugèrent pas à propos de lui donner le moindre secours. Quelle honte pour les Espagnols ! Et quel triomphe pour les Algériens ! J’ai fait demander le détail sur la conduite des deux capitaines à Don Antonio d’Albamos, commandant en chef des trois demi-galères.

 

Les trois galères sortirent, précipitamment du port pour courir sur la galiote et le chébec algériens. Dès qu’elles découvrirent le chébec, la commandante ordonna aux deux autres de la suivre, pour que les trois fissent leur attaque en même temps. Arrivée à la portée du canon, la commandante fit trois décharges de son artillerie sur le chébec. Elle arbora le signal d’abordage et arriva sur le corsaire, qu’elle ne voulut plus ménager, tant parce que la nuit approchait et que le vent fraîchissait que, parce qu’elle craignait qu’en temporisant, il ne fut plus possible d’atteindre la galiote qui fuyait, mais quelle fut sa surprise quand, après avoir abordé l’algérien, elle s’aperçut que les deux autres, au lieu de l’imiter, prenaient la fuite. Cette affreuse et criminelle conduite donna du courage aux Algériens et le fit perdre aux Espagnols de la commandante, qui, étourdis du coup, ne surent empêcher que les Algériens ne jetassent sur leur demi-galère une vingtaine de Turcs qui, le sabre à la main et ayant à leur tête le Raïs du chébec, avancèrent pour attaquer la proue. Ils y tuèrent le lieutenant qui la défendait avec vingt-cinq hommes. Ils y tuèrent aussi, quelques soldats et matelots et le reste du poste, épouvanté, se jeta à la mer. Dans cette position, le commandant vint lui-même défendre la proue avec des gens de la poupe. Il tua de sa main le Raïs et trois autres Turcs. Il en blessa quelques autres ... A peine, cette action finie, que le chébec algérien tenta un second abordage qui lui réussit. Il versa une quarantaine de Turcs sur la demi-galère et c’est ici le plus affreux de l’histoire.

 

Les Espagnols épouvantés n’y virent plus. Sourds à l’ordre de leur capitaine, les uns se précipitèrent au fond de la cale, les autres se jetèrent à la mer dans la vue d’aller joindre la demi-galère qui avait fui et qu’ils ne purent atteindre et il n’y eut que le capitaine qui fit bonne contenance, soutenue de quatre ou cinq de ses fidèles amis dont deux furent tués à ses côtés.

 

Ces faits n’ont été démentis ni par les Turcs du chébec ni par les esclaves espagnols qui, tous à la chaîne et aux travaux publics, rougissent de leur lâcheté.

 

L’équipage de la demi galère était composé de cent dix hommes dont cinquante-deux ont été fait esclaves parmi lesquels, le capitaine, l’aumônier, l’écrivain et le chirurgien [...].

 

Le chébec algérien dont l’artillerie n’était que de six et de quatre, avait environ soixante-quinze hommes. Il en a perdu une trentaine et a eu quinze à vingt blessés. Le Dey a récompensé tous ceux qui se sont distingués[24]. »

 

On avait bien cherché une parade pour rendre les Algériens moins heureux dans l’opération « abordage. » Diverses solutions furent préconisées.

 

Le Ministre Seigneley suggérait qu’il fallait en venir avec les Algériens à l’abordage, le plus tôt qu’on pourrait, au lieu de s’attacher à les canonner de loin. Son argument ? La milice algérienne était inférieure aux troupes françaises !

 

D’autres stratèges voyaient l’inverse : on les réduirait mieux au canon, l’artillerie française étant plus forte et mieux servie[25]. »

 

Cependant, le Consul Vallière (C.) était d’un avis opposé. « Le grand art des Algériens est l’abordage... Ils y sont redoutables ainsi qu’à l’arme blanche[26]. »

 

Malgré ces qualités reconnues de tous, le succès n’était pas toujours garanti. Le sort pouvait trahir nos corsaires et la fortune aller du côté de leurs ennemis. D’Aranda fut le témoin d’un combat défavorable aux Algériens. « En moins d’un quart d’heure, dit-il, furent tués plus de deux-cents hommes tant Turcs que renies et esclaves[27]. »

 

Plus d’une fois, les téméraires corsaires prirent le chemin de la captivité en Flandre, au Portugal ou ailleurs ; plus d’une fois, ils durent fuir devant un adversaire tenace, résolu ou plus fort, abandonnant leur galère ou leur chébec.

 

B - L’ATTAQUE DES COTES

 

Les Raïs se devaient de frapper leurs ennemis soit en haute mer, soit sur leurs côtes qui ne manquaient pas de butin. Là aussi, le défi était à relever.

 

Mais, comment s’abattre sur un adversaire sur ses gardes, forgé par tant d’épreuves et d’expériences ? Tout un art, toute une tactique était mis au point par les Raïs pour ne pas éveiller les soupçons et donner l’occasion de s’échapper. Les bavures étaient sévèrement sanctionnées.

 

Les capitaines naviguaient constamment à la rame de peur de se signaler par les voilures. Ne craignant ni les tourments que soulevaient le mistral ou le retour de l’hiver, ni les nombreuses tours de guet édifiées le long des côtes, ils frappaient sans pitié le littoral des pays hostiles.

 

Au petit matin, à la limite de visibilité des côtes, on larguait les voiles afin de ne pas se faire détecter. Une fois l’objectif reconnu, on s’en approchait à force de rame pour ne pas attirer l’attention des riverains et leur permettre de fuir ou d’organiser leur défense.

 

Les astuces, les camouflages, les feintes, les embuscades, la connaissance des lieux et des habitudes des riverains garantissaient le succès. On utilisait les voiles noires la nuit, on opérait dans un silence complet, on s’abattait comme un éclair sur l’objectif et le coup de main réussissait !

 

Un des secrets des nombreux succès était la connaissance parfaite des côtes à attaquer : les caps fréquentés, les points de mouillage, les caches secrètes, les abris sûrs, les sources d’eau potable, les surfaces boisées et les escales utiles ou l’on pouvait dormir un peu et charger les vivres.

 

C’est pourquoi, les vaisseaux d’Alger, que l’on disait « fort mal armés et montés par des équipages qui connaissaient à peine les manœuvres » rentraient rarement bredouille. L’observation du Consul de Kercy résume, par une phrase, les exploits et l’intrépidité de ces marins dévoués à la Régence : « La rencontre des Algériens est, à la mer, un fléau plus redoutable qu’une tempête. »

 

Pour maintenir chez les marins la combativité requise et la volonté permanente de mieux servir, chaque grand succès appelait des récompenses alléchantes.

 

En juillet 1751, un chébec algérien prit un corsaire sarde. Ceux qui s’étaient distingués dans la prise furent « libéralement gratifiés. » Le Raïs reçut trois-cent-cinquante sequins et un esclave, les trois soldats qui montèrent les premiers à l’abordage eurent droit, chacun, à un esclave et à une somme d’argent : le premier à deux-cent-cinquante sequins, le second à cent-cinquante et le troisième à cent-vingt-cinq. Somme très importante à l’époque, ce qui fit dire au Consul Lemaire : « Des libéralités si considérables dont aucun Dey ci-devant ne s’était avisé et faites à des gens du plus bas étage, qui, ne possédant rien, se trouvent, tout d’un coup, dans un état d’aisance, sont très capables d’animer le courage de la milice et de la porter témérairement aux entreprises les plus hasardeuses[28]. »

 

 



[1] Voir chapitre IV

[2] « Sanjâq »: étendard, drapeau, désignait toujours les couleurs algériennes ; « bandîra » (de l’italien bandiera, de l'espagnol bandera), les pavillons des puissances chrétiennes.

[3] Gosse, Histoire de la Piraterie, p.74.

[4] Du Chastellet Des Boys s’étant embarqué à destination de Lisbonne pour y chercher fortune, fut capturé et conduit à Alger en 1642. Après un court séjour dans la capitale, il fut racheté par le Père Hérault et ramené à Marseille, le 26 juillet 1643.

Sur le personnage et son oeuvre, Turbet Delof, B.C., n°199.

[5] Relation, p.6.

[6] Dupuy, Américains et Barbaresque, p. 71.

[7] A.C.C.M. Série MR 46.1.4.1, Lettre adressé de Toulon 15 juillet 1812.

[8] Thedenat, Mémoires... pub. Emerit, R.A.1948, p. 158.

Faut-il rappeler que toutes les nations maritimes eurent recours à ce procédé ? En 1692, un vaisseau portugais chargé de blé, se rendait à Marseille quand il fut surpris par un bâtiment algérien. Son équipage comprenait 23 portugais et 4 Français. Les circonstances de sa capture sont les suivantes : Les algériens le rencontrèrent de nuit et lui parlèrent en hollandais et comme les Portugais détenaient deux passeports (un français et un hollandais) ainsi que les pavillons de ces deux nations, et se croyaient en face de Hollandais, ils jetèrent à la mer pavillon et passeport français. Après la visite et le contrôle, le vaisseau portugais fut conduit à Alger. (Grammont, Correspondance des consuls, Lettre du 3 oct. 1692).

[9] Dupuy,op. cit. p.71.

[10] : Baraterie : préjudice volontaire causé aux armateurs, chargeurs ou assureurs d’un navire par le patron ou par un membre de l’équipage

[11] D’Aranda, op. cit. p.7.

[12] D’Arvieux, Mémoires,V, p.265

[13] Op. cit.pp 1-2.

[14] Bellaire, Récit de voyage de M. Paris, p.383.

[15] Douin, La Méditerranée de 1803 à 1805, p.30.

[16] A.C.C.M Série J 1365. Lemaire (journal) note que malgré la fuite, dix-huit hommes avaient été capturés.

[17] L’odyssée ou diversité d’aventures... R.A.1866, p. 96.

[18] Relation... pp. 7-8.

[19] Sur la fureur des Algériens à l’assaut, Dan, Histoire, L. III, p. 30. (Édit. 1649).

[20] Vallière (J.A.), Observations... in Textes... p.107.

[21] Venture de paradis, Alger... R.A.1895, p. 305.

 A l’époque, l’artillerie ne jouait qu’un rôle secondaire et le combat à l’abordage décidait du succès. C’est pourquoi on embarquait de gros effectifs de fantassins. Voir Lapeyre, Les monarchies européennes au XVIème siècle.

 

[22] Guerrit Metzon, Journal de mes aventures... A.I.E.O. d’Alger 1954, pp. 47-48.

[23] Vallière (J.A.) a été consul de France à Alger de 1763 à 1773.

[24] A.C.C.M série J 1369, Lettre d’Alger, 1er octobre 1763.

[25] A.N.A.E, B III-305.

[26] Vallière (César Philippe) fut d’abord vice-consul puis consul à Alger de 179là 1796. Son mémoire sur Alger a été publié par L. Chaillou : « Alger en 1781. » p.41.

[27] Relation, p. 181.

[28] A.C.C.M., Série J 1364, Lemaire, Journal.