Chapitre Dix

 

 

ALGER L’IMPRENABLE

 

« On l’appelait al-mahrûsa (la bien gardée), on l’appelait al-mansûra (la victorieuse) »

 

1. Un rôle conforme à la situation géopolitique

 

La position géographique avantageuse de la Régence, la proximité du front ouest dans ce grand conflit qui opposa, des siècles durant, rive Nord et rive Sud de la Méditerranée, les moyens militaires dont disposait le pays, tout ceci donna aux dirigeants de larges possibilités d’intervention. Les responsabilités à prendre et les obligations islamiques à honorer furent ici plus écrasantes que partout ailleurs dans les Etats musulmans : sauver et venger les frères d’al-Andalus, prêter sans cesse, son concours au Sultan ottoman en guerre avec les grands monarques, répondre à l’appel de tout prince musulman menacé par le chrétien, devait accroître le rôle d’Alger qui, depuis l’installation du pouvoir turc, devint la principale cible de l’ennemi et la grande base qui lançait sa flotte dans toutes les directions « pour rendre les coups. » Ne fut-elle pas appelée « Dar al-Jjihad ? » Ne fut-elle pas « la gloire de la Religion? »

 

Point de rencontre de l’Islâm d’Occident et de l’Islam d’Orient, la Régence fut présente, par sa marine, dans les batailles mémorables : Malte, Lépante, Navarin... et prit une grande importance aux yeux de ceux qui eurent à l’affronter. Son poids fut un fait hors de doute[1].

 

Les missions qui incombaient à la marine étaient aussi multiples que périlleuses, nous avons vu, dans un chapitre précédent, combien les menaces sur la Régence étaient précises et les desseins hostiles de la part des nations d’en face.

 

Il importait donc de se défendre, de faire échouer les plans agressifs, de résister aux nombreuses attaques venues de la mer ; telles étaient les principales tâches défensives confiées à nos marins.

 

2. Le système défensif[2]

 

La force d’Alger résidait, avant tout, dans une organisation militaire complexe mais reconnue judicieuse.

 

Dès le début du XVIème siècle, les murailles de la ville étaient déjà « splendides et extrêmement fortes, construites en grosses pierres[3]. » Constituant une ceinture fortifiée, flanquée de bastions et de forts, elles avaient de onze à treize mètres de haut, d’après l’agent secret Boutin. Elles étaient couronnées d’ouvrages à meurtrières totalisant deux cent quatorze embrasures à canon. Cette barrière épaisse de deux à trois mètres, se moquait des boulets lancés à partir de la rade ou du continent.

 

Ce dispositif impressionnant était secondé par un autre aussi efficace, le fossé. Il devait gêner considérablement les assaillants en augmentent leurs difficultés dans leurs mouvements d’approche. Profond de huit à dix mètres, il doublait les remparts et exposait l’ennemi à un carnage, si par miracle ce dernier parvenait jusqu’aux portes de la ville.

 

Cependant, la défense d’Alger reposait en premier lieu sur une artillerie nombreuse, puissante et constamment renforcée.

 

a) Les forteresses

 

Extérieures à la ville ou incorporées aux murailles, les forteresses étaient de lourdes masses s’étalant çà et là, surtout en bordure du rivage afin de repousser les approches de la mer[4]. De distance en distance, ces forteresses étaient de lourdes masses d’étalant çà et là, « percées de sombres ouvertures laissant paraître les gueules menaçantes des canons de bronze. »

 

La défense éloignée était assurée par un chapelet de bâtisses dont les principales étaient « Fort de l’Eau » avec onze embrasures et dix canons, « Fort de Tamantafoust » avec ses vingt-deux embrasures et autant de pièces d’artillerie. De sa terrasse, on pouvait surveiller l’horizon et prévenir un mouillage forcé des assaillants éventuels. Le « Fort des Anglais » au Nord, à quelque distance de la ville était conçu pour défendre un endroit de la rade assez éloigné et où les bâtiments anglais venaient mouiller[5] (5). Cette construction disposait de vingt-deux embrasures et autant de canons. Plus loin se dressait le Fort de la Pointe Pescade.

 

La défense rapprochée reposait sur une douzaine d’ouvrages, bien répartis, bien armés et dont les principaux étaient :

 

Bordj al-Fanar (La Tour du Phare) fut édifié tôt sur l’emplacement du fameux Penon et fut l’objet, à plusieurs reprises, d’aménagements suivant les circonstances. Il garda, cependant, sa forme circulaire assise sur un solide rocher. On y ajouta une poudrière, une grande citerne et une vaste salle. Ses quatre étages abritaient cinquante-cinq canons et une importante garnison. Son chef canonnier, le bachtobdjî, détenait, dit-on, les clefs de toutes les poudrières d’Alger[6].

 

Canon algérien Bâbâ Marzuq

 

Pièce maîtresse du dispositif de défense, le Bordj du Phare avait attiré l’attention des observateurs européens : « Il est entretenu avec soin, nous dit Laugier de Tassy, pour la sûreté des vaisseaux. Il a trois bonnes batteries de canons de fonte[7]. » Le Père Fau qui se rendit à Alger en 1729, avait observé les travaux de défense extérieurs à l’enceinte de la ville. « La Tour du Phare, écrit-il, fut continuée par des jetées que l’on a faites, où l’on a ensuite construit des magasins et des batteries à double rang qui règnent le long de cette île où il y a une centaine de canons de bronze parmi lesquels j’en remarquais un qui avait quinze pieds de long, l’ouverture étant d’un pied de diamètre que l’on dit être de cent livres de balles[8]. »

 

Au sud de ce fort, un autre défendait l’entrée du port. Ses batteries bien pointées du Nord au Sud étaient composées de quatre-vingt pièces de canon de 36, 18 et 22 livres de balles[9]. Construit en 1712, il protégeait le port des navires qui l’abordaient par le Sud.

 

Approchons nous de la ville. Le Fort « Bâb ‘Azzûn, » minutieusement décrit par Boutin, avait des embrasures et des canons qui atteignaient la centaine. Les uns surveillaient la mer, les autres étaient braqués vers différentes directions.

 

Le Fort « Mâ Bîn » (Le Chateau du Milieu) avait deux missions : tirer sur les navires ayant forcé l’entrée du port et tirer des salves en l’honneur des bâtiments de guerre en visite dans la rade.

 

Bordj « as-Sardine » édifié en 1616 et réaménagé par Muhammad ibn ‘Uthman Pacha[10] disposait de deux batteries superposées qui cachaient trente-deux canons[11].

 

Bordj « al-Goumen » (Le Fort de la Câblerie) commencé en 1704 et achevé en 1712, avait deux étages cachant trente-deux pièces.

 

Plus les menaces extérieures se faisaient sentir, plus l’attention et les soins étaient apportés aux fameux bordjs qui firent, d’ailleurs, plus d’une fois, la preuve de leur mordant.

 

A la veille de l’agression espagnole de 1775, Bordj « al-Djedid » fut terminé[12]. Au lendemain de l’expédition anglo-hollandaise de 1816, Bordj « al-Bahr » fut achevé, face au Penon.

 

La Qasba, « couronne de la ville » complétait le système de défense. Forteresse dans la forteresse, elle fut, dès le siècle, intimement liée et mêlée à toute l’histoire de la ville. Dotée d’une cinquantaine de pièces braquées dans toutes les directions, elle surveillait plutôt les approches de la cité[13].

 

Ces forteresses plantées partout totalisaient, pour la seule ville, un nombre d’embrasures et de canons impressionnant : deux-cent-quatorze ! Avec les ouvrages extérieurs, on atteignait neuf cent sept dont cinq cent quatre-vingt-huit dirigés contre la mer.

 

Cet ensemble avait émerveillé les observateurs. « Les batteries de cette ville, écrit le capitaine Barchou, qui visita celles-ci en 1830, étaient bâties avec une magnificence extrême, les pavés, les murailles, les embrasures étaient faits avec un luxe de matériaux, un fini de travail dont on ne saurait se faire une idée[14]. »

 

b) Une artillerie redoutable

 

Ces forts légendaires avaient fait dire au Père Fau, en 1729, qu’on n’a rien épargné pour mettre Alger en sûreté. » L’art et la nature d’après ce visiteur, avaient travaillé de concert pour la défendre[15].

 

Les mille huit cents canons de tous les calibres, les neuf cent sept embrasures dont près de six cents face aux flots firent avorter, les unes après les autres, nombre d’entreprises chrétiennes.

 

En septembre 1587, deux agents de l’Ordre de Malte, Lànfreducci et Bossio, arrivaient sur la côte algérienne pour recueillir des renseignements et préparer une attaque contre Alger. Mais ils furent vite « déçus. » Aujourd’hui, disaient-ils, l’entreprise d’Alger est beaucoup plus difficile que lorsque l’Empereur la tenta[16]. En effet, Alger s’est augmenté en gens de guerre, en fortifications, en réputation [...] D’autre part, Bougie n’est plus au pouvoir des chrétiens[17] [...] cette ville est fort bien gardée du côté de la mer[18]. »

 

L’effort du côté du littoral restait soutenu. Le sieur Dancour vint à Alger en 1680 dans le but d’y déceler les faiblesses du système défensif. Il nous livre ses impressions : « Cette ville a toujours été fameuse [...] Elle est défendue par deux-cents pièces de canon dont cent de gros calibre, battent à fleur d’eau sur le môle à l’entrée du port [...] Sans cette opposition, il serait très facile avec des brûlots de réduire tous les vaisseaux en cendre[19]. »

 

Les observateurs du XVIIème siècle devaient formuler les mêmes conclusions.

 

Fau constatait en 1729 que « l’entrée du port parait fort difficile, car les vaisseaux qui voudraient prendre cette route auraient à essuyer l’artillerie de la Tour, celle des batteries qui sont à la suite et le canon dont les murs de la ville du côté de la mer sont garnis[20]. »

 

La même constatation fut faite deux années plus tard. La Condamine disait « qu’il serait aujourd’hui plus difficile à bombarder [Alger] qu’autrefois. Le môle est bordé de grosses pièces de canon. Le fanal qui est un fort à l’entrée a des batteries l’une sur l’autre.

J’ai vu un canon de vingt-deux pieds, l’embouchure de dix pieds, donné par le Sultan Sélim dont le nom est gravé en caractères turcs[21]. »

 

L’Amiral vénitien, Angelo Emo, venu en juillet 1767, devant la capitale, à la tête d’une escadre, réclamer l’application du traité de 1763, bombarder la ville et en bloquer le port, ne put rien entreprendre. « Du côté de la mer, disait-il, en outre de la vaste rade d’Alger, la ville est couronnée par de petits forts aux endroits exposés aux débarquements. Ces forts sont propres à rendre les débarquements difficiles [...] Le port, juste devant la ville, est gardé par le môle muni de batteries doubles, comptant cent quarante canons, la plupart de gros calibre. Autour du port, à proximité des forts de forme irrégulière, mais remplis de canons de telle sorte que l’on doit tabler sur plus de trois cents de ceux-ci pour la défense de la ville. Certains des travaux et batteries, bien que de forme bizarre, sont cependant intelligemment construits. Ils sont enterrés et peuvent gêner beaucoup les navires qui s’approcheraient pour protéger le bombardement[22]. »

 

En 1808, l’agent Boutin, venu sur ordre de Napoléon s’informer, trouvait que « la marine était certainement la partie la plus sérieuse de toute la défense [...] cent-quatre-vingt pièces, notamment de 36 et de 48, en casemates constituant des batteries rasantes redoutables [...] Les pièces du rez-de-chaussée sont bien couvertes[23]. »

 

La baie d’Alger, « ce nid [...] que la nature elle-même semblait protéger[24] n’accordait pas aux assaillants, les possibilités d’ancrage : les tours qui la surveillaient étaient tout aussi agressives.

 

Même aux heures de crises, les défenses tenaient bon. Bianchi, en mission à Alger, en 1829, avait été intrigué par ces forteresses. « Nous pûmes, dit-il, observer tranquillement les choses qui méritaient de fixer notre attention et surtout, en première ligne, les fortifications de la marine, le port et les bâtiments qui s’y trouvaient. Les ouvrages qui défendaient la partie Sud du môle, et que l’on trouve à droite en entrant dans la darse, se composent de deux lignes de batteries, dont la première, à fleur d’eau, est casematée et forte de cent-dix-sept pièces de gros calibre, superposées parallèlement sur deux lignes, a été élevée depuis 1816. Ces pièces sont d’autant plus redoutables qu’elles battraient en flanc les bâtiments qui tenteraient de pénétrer dans la darse en tournant le môle ; une autre batterie, située à l’extrémité de la jetée et près de la porte de la marine, composée de pièces de douze, de dix-huit, de vingt-quatre, bat presque directement l’entrée de la darse[25]. »

 

Une tour construite sur l’emplacement de l’ancien Penon avait à elle seule, quatre étages de batteries, au début du XIXème siècle. Rarement, place maritime reçut tant d’artillerie !

 

Cependant, de tous les observateurs étrangers, de Kercy fut le seul à trouver des défauts aux défenses de la ville. « Les Algériens, dit-il, croient leur place plus forte que Gibraltar parce que, pensent-ils, les canons de Gibraltar sont plus élevés au lieu qu’Alger en a beaucoup à fleur d’eau. Mais les canons, par la manière dont ils les pointent, portent loin et ne sont point redoutables de près. Un cutter espagnol étant tombé sous le vent, essuya le feu de toutes les batteries sans être atteint d’un seul boulet tandis que sa mitraille balayait le môle[26]. »

 

Au début du XIXème siècle, la crainte inspirée par la capitale était encore grande. « L’on ne peut nier qu’Alger ne soit une place forte. Elle l’est d’abord par sa population qui de plus de 100 000 âmes et ensuite par ses forteresses, ses batteries hérissés de canons. Aussi ne serait-ce pas le cas de l’attaquer de front du côté de la mer. Pour qu’une expédition contre Alger soit suivie de succès, il faut 30 à 35 000 hommes de bonnes troupes et l’artillerie à proportion[27]. »

 

Les propos de De Kercy n’entament en rien la réputation qu’avait la capitale de « place inexpugnable, » de ville « inattaquable, » de cité « bien gardée. »

 

Le front de mer seul disposait en 1830 de deux-cent-trente-sept canons ! Bien après Boutin, les forteresses de la capitale demeurèrent dissuasives. Shaler trouvait que « toutes les approches d’Alger par mer sont défendues par des travaux si redoutables et si bien garnies de canons de gros calibres qu’il y aurait de la folie à vouloir l’attaquer avec une flotte[28]. »

 

Canons (bronze) pris à Alger en 1830

3. Un état d’alerte permanent.

 

Pour ne pas être surpris par l’ennemi, il fallait être sur ses gardes tout le temps Si une flotte ennemie se présentait, on ne pouvait se laisser assiéger. On devait se résoudre à livrer bataille. La vigilance devait être sans faille.

 

En mai 1749, le bruit s’étant répandu à Alger qu’on préparait à Cadix un armement considérable destiné à venir bombarder la capitale et que le Roi du Portugal et le Grand Maître de Malte devaient joindre leurs forces à celles des Espagnols, « le Dey donna les ordres pour la défense de la place en employant sept-mille esclaves à monter les canons de la ville et des forts, à disposer les batteries le long de la côte et à élever des retranchements pour s’opposer aux descentes[29]. »

 

Lors de la rupture avec l’Angleterre, le Dey Mustapha avait décidé la construction de deux cents embarcations légères ; il fit remplir les forts de tout le nécessaire militaire. Il vint en personne à Bâb al-Jihâd, y demeura et chaque nuit, il ordonnait à la flotte de sortir du port et de patrouiller. Il montait à bord d’une embarcation et assurait avec les Moujâhidines, la garde durant plusieurs jours[30].

 

Pour faire face à toutes les situations, les Algériens s’armaient toujours. « Dar an-Nhâs » devait satisfaire les besoins de la marine[31]. Les ateliers des moules, des affûts ainsi que de nombreuses forges fabriquaient des projectiles et diverses munitions. La plus grande partie de la production servait à défendre l’amirauté[32].

 

Dans ce monde de tension et de méfiance, il est normal que le commerce le plus florissant soit celui des armes et des munitions. « Il y a à Alger, écrit Pananti, des demandes considérables d’objets variés [...] La poudre à canon et les pierres à fusil se vendent très bien [...] Les sapins, le merrain, le fer travaillé, les canons, les armes à feu et les munitions navales de toutes espèces trouvent un débit prompt à Alger[33]. »

 

4. La sécurité de la flotte.

 

La défense de la capitale était liée à la sécurité des navires. Des mesures très appropriées avaient été prises pour préparer la flotte.

 

Pour la défense de la ville, on sentit que les chaloupes bombardières et canonnières étaient absolument nécessaires.

 

Le Dey, chacun des dignitaires de la Régence et les riches en firent faire de leurs deniers.

 

Les chaloupes canonnières servaient à renforcer le système défensif à l’entrée du port. On y plaçait une douzaine de ces pièces, derrière une estacade de bois, renforcée d’une solide chaîne de fer et de plusieurs câbles et grelins. La chaîne était tendue, chaque soir, pour fermer le port.

 

Contre le ressac de la mer, par gros temps, on plaçait les navires au fond du port qui faisait coude. Pour soustraire les chaloupes aux méfaits du soleil et des intempéries, on se servait des grands magasins voûtés, non loin de la Porte de Bâb al-Wâd. Face aux bombardements dont la flotte était la cible préférée, on coulait à fond les navires pour les préserver des projectiles trop dangereux[34].

 

Toutes ces mesures rendaient la tâche ingrate aux ennemis de la Régence. Les aventuriers avaient, en face d’eux, une surveillance difficile à tromper. L’horizon était scruté constamment. La garde observait les moindres mouvements suspects.

 

Parallèlement, à la guerre déclarée entre Alger et ses nombreux adversaires, il y en avait une autre, secrète, qui espérait démolir la flotte algérienne.

 

Les apparitions d’intimidation connurent rarement un succès. Les bombardements par mer furent souvent un échec. On pouvait même dire que le péril était égal, sinon supérieur pour l’agresseur. La victoire finale était due à l’organisation de la défense. Un document de 1790 décrit l’extrême difficulté d’attaquer avec bonheur la ville des Raïs. « Deux mille hommes, dit-il, s’en rendraient aisément maîtres, le sabre à la main. Il faudrait alors essuyer tout le feu des canons de la marine et celui des chaloupes [...] Maîtres du môle, ils seraient encore exposés à quelques canons et à la mousqueterie des casernes, alors, on bombarderait facilement la ville. Cette opération serait brillante mais meurtrière et le succès incertain[35]. »

 

Haëdo fut un des premiers à sentir la rage des défaites européennes devant l’indomptable cité. « O Alger, s’écriait-il, repaire de forbans, fléau du monde, combien de temps encore les princes chrétiens supporteront-ils ton insolence[36] ? »

 

A l’imprécation du prêtre espagnol, Muhammad al-Djadirî at-Tilimçani, chantant la gloire à laquelle la célèbre ville était parvenue, répondit par cette invocation : « Que tous ceux qui habitent Alger ou s’y trouvent en garnison, sachent à quel rang est parvenue cette ville dont le sol est pétri du sang de l’Infidèle ! Dieu, faites qu’elle demeure la place du Jihad et le lieu où se manifestent la volonté et l’effort jusqu’au jour du mutuel appel [37]! »

 

Deux attitudes se cristallisèrent autour d’Alger : la haine implacable des uns et l’admiration confiante des autres[38].

 

Nul dirigeant de la Régence n’avait mieux que Dey Cha’bâne compris l’importance de la place d’Alger dans la défense de l’Islam méditerranéen. N’a-t-il pas écrit à Louis XIV, dès 1694, que « c’est sur Alger que repose l’Empereur (entendez le Sultan ottoman) pour la conservation de tout son empire d’Afrique[39]. Et n’a-t-il pas prédit un triste sort au monde musulman si jamais Alger tombait ? « Dieu préserve Alger du péril ! disait-il encore au Roi de France, car assurément, s’il arrivait le moindre dépérissement d’Alger, les Royaumes de Tunis, de Tripoli et d’Egypte sortiraient bientôt des mains des Empereurs ottomans[40].

 

Comme le Dey, le Diwan, lui aussi était fier et conscient de la place d’al-Djazaïr. N’a-t-il pas dit à Seigneley au sujet de la capitale : « Alger, grand théâtre de la guerre et bastion des martyrs de la religion musulmane[41] ! »

 

انما حرارة هذه الأوراق ... أعلاما الأخر القاطنين والمرابطين بها وليعفو اقدر الجزائر إذ تراب بوا حيها معجون بدماء الكفار. اللهم أدامها دار الجهاد ومحل عزم وأجنهاد، إلا يوم التناد ، بحرمة أشرف العباد وأكرم العباد  

 

 

 



[1] Leynadier et Clauzel, Histoire de l’Algérie, I, p. 102.

[2] Belhamissi (M.), Alger, la ville aux mille canons, Alger, 1987

[3] Léon l’Africain, Description de l’Afrique, Ed. Epaulard, t. II, p. 347.

[4] A.N. Aff.Etr. Mémoires et Documents, t. II, document n°12, Mémoire Militaire sur Alger.

On lit dans le document qu’il n’y a « que six à huit pièces de la Qasba qui, à la rigueur, peuvent tirer du côté de la terre [...] on n’a pas semblé soupçonner qu’on peut être attaqué du côté de la terre. L’imprévoyance à cet égard a été si loin, qu’il serait impossible de tourner leurs [les Algériens] canons des forts, contre les hauteurs qui dominent la ville. » Remarque qui se justifiera en 1830 !

[5] La Condamine, Voyage. R.A., 1954, p. 380.

[6] Il servait aussi de logement au captan Raïs, maître du port et à Wakîl al-Hardj.

Rappelons que de l’une de ses embrasures partit, le 3 août 1829, le tir sur le vaisseau français « La Provence. » En juillet 1830, les nouveaux maîtres d’Alger, trouvèrent, sous une voûte, le fameux canon appelée « Bâbâ Marzuq » qui sera transféré à Brest. (Klein, Feuillets... V, p. 106)

[7] Histoire d’Alger, p. 177.

[8] R.A., 1940, p. 254.

[9] Laugier de Tassy, op. cit. p. 177.

[10] Az-Zahhar, Mudhakkirat, p. 24.

[11] Description détaillée dans Klein, Feuillets d’El-Djazaïr, I, 74 ; Sur l’appellation, voir Boyer, La Vie Quotidienne à Alger...p. 31.

[12] Az-Zahhar, op. rit p. 24.

[13] Il y avait en réalité 47 canons dont 27 surveillaient la ville ainsi que 12 mortiers.

D’autres forts avaient joué également un rôle dans la défense de la cité : La Batterie des Andalous, appelée Bordj al-Goumrègue armée de 11 canons, construite dès 1551 par le Caïd Safar, disposait avant 1830, de 23 canons en bronze. Ce fort fut détruit en 1867.

[14] Cité par Klein, feuillets... 1,45- 46.

Le total des embrasures atteignait 907 dont 588 étaient face à la mer. Sur 658 canons défendant la capitale, 529 donnaient du même côté. A ce nombre impressionnant, il convient d'ajouter les pièces établies dans les forts extérieurs.

[15] R.A., 1940, p. 255.

Il serait intéressant de comparer les fortifications d’Alger avec celles de Tripoli à l’époque, du moins vers la fin du XVIIème siècle. « Tripoli a, du côté de la mer, le fort de Mandrigo, garni de trois pièces de canon de fonte et de dix-neuf pièces de fer. Dans le château où loge le Bey, il y a trois pièces de fonte et quatorze de fer. A la pointe de Lanchier, il y a trois batteries qui défendent l’entrée du port. Sur les bastions de la ville, il n’y a aucun canon, ni sur les murs [...] excepté du côté de la porte de la Marine où il y a trois pièces de fer et sur le fort Dragut, il y a quinze couleuvrines de fonte de fort petit calibre. Les fortifications de la ville sont fort jolies du côté de la terre. Il y a des fossés, tout autour, mais sans eau, aussi n’ont-ils à craindre que les Maures de la campagne » (Petis de la Croix, 22 janvier 1692, A.N.Marine, B7/49)

On remarquera qu’Alger avait une infrastructure défensive infiniment meilleure.

[16] Allusion à la célèbre attaque de Charles Quint en 1541.

[17] Elle fut libérée en 1555.

[18] R.A., 1925, p. 542.

[19] Vittu (J.P.), Un document sur la Barbarie en 1680- 1681. La Relation du Voyage du sieur Dancour, C.T., 1977, pp. 315-316.

[20] R.A., p. 255.

Le vicomte d’Andrezel visita Alger en 1724. Il y remarqua « les batteries du Fort du Fanal qui sont d’un très bel ouvrage, il y en a trois, l’une sur l'autre, garnie de 40 grosses pièces de canon, toutes de belle pierre de taille et dont la plus basse est voûtée, à l’épreuve des bombes à fleur d’eau [...] Le môle qui y tient et qui ferme tout le port en a plus de 50 pièces. A côté du môle, joignant la ville, il y en a une appelée « pescaderie » de 6 grosses pièces.

Le bastion sur la porte de la Marine en contient 8 « aux armes de France prises à Gigeri » ; il y a deux forts qui battent sur la marine, l’un du côté du Sud (Bâb ‘Azzûn), l’autre du côté du Nord (Bâb al-Wâd); au sommet, il y a la Qasba. A.N.Aff.Etr, Mémoires et Documents, t. 13.

[21] Voyage. R.A. 1954, p. 380.

[22] R.A. 1951. pp. 187- 190.

[23] Boutin. Reconnaissance. p. 35 : Nettement Histoire, p. 587.

[24] Le Marchand (E.), L’Europe et la conquête d’Alger, p. 7.

[25] Bianchi (T.X.), Relation de l’arrivée dans la rade d’Alger du vaisseau de Sa Majesté « La Provence, » L’on comprend pourquoi de Bourmont, désigné le 20 avril 1830 par Polignac, reçut l’ordre d’exiger de la Régence, avant de commencer les hostilités, la destruction des fortifications d’Alger.

[26] Reconnaissance. pp. 113- 114

[27] Thédenat. Coup d’œil sur la Régence d’Alger, cite par Charles- Roux. p. 419.

[28] Esquisse, p. 64.

[29] A.N.Aff.Etr., B III - 303, Cahier 101.

[30] Mudhakkirât, p. 78

[31] C’était un bâtiment haut, flanqué d’une tour, près de la Porte de Bâb al-Wâd (devenue plus tard, rue de la Fonderie).

[32] Dès la chute d’Alger en 1830, une compagnie de négociants juifs offrit à de Bourmont d’acheter pour sept-millions de francs, toute l’artillerie tombée entre ses mains. Si un certain nombre de pièces fut conservé pour la défense de la ville, le reste fut expédié en France par Duperré.

Sur le sort de ces armes, Klein, Feuillets... 1.1, 1913, pp. 45- 51.

[33] Pananti, Relation d’un séjour... p. 362.

[34] Venture de Paradis, Alger au XVIIIème  siècle, R.A., 1897, p. 268.

[35] A.N.Aff.Etr. Mémoires et Documents, 1.14 (Alger)

[36] Grammont, Histoire, Introduction, p. 111.

[37] Al-Djadiri, Az-Zahra an-nayyira... (Publication de la Faculté des Lettres d’Alger), p. 32.

[38] Mon livre, Alger, l’Europe et la guerre secrète (sous presse).

[39] Plantet, Correspondance... I, p. 432, Lettre du 1er septembre 1694.

 

[40] Plantet, op. cit. I, 635. Alger occupé en 1830, la série des chutes commença : Tunis en 1881. l’Egypte en 1882 et Tripoli en 1911.

[41] Plantet, op. cit. Lettre du Diwan à Seigneley, 3 janvier 1690.