Chapitre Sept

 

 

TELLE UNE RUCHE

 

« Si come é stato Algeri porto di corsari, cosi da corsari è notrito e allevato »

(Etant donné que le port d’Alger a appartenu aux corsaires, ainsi les corsaires l’ont nourri et élevé) SALVAGO G.B. Afriva overo Barbaria.

 

La ville des marins était, bien entendu, le port et ses alentours. C’était l’endroit le plus animé et le plus remuant d’Alger.

Place d’armes, résidence administrative des hauts fonctionnaires, quartier des affaires "le plus vivant et le plus commerçant", avec ses boutiques, ses caravansérails et son marché d’esclaves, le port était le trait d’union entre le continent et la mer. Sa garde était, ainsi que celle du môle, réservée à la marine dés les premiers temps de la Régence. Pour ces multiples raisons, il jouait un rôle primordial dans la vie des marins et des navires.

 

A. LE PERSONNEL

 

1. Wakil al-Hardj

 

C’était le ministre de la marine, en quelque sorte. Mais la fonction paraît avoir évolué sérieusement depuis le XVIème siècle. Comme la fonction d’amiral n’était plus qu’une place de représentation (pareille à celle de l’Agha des deux lunes), le Wakil al-Hardj, jadis simple intendant (muhâsib) ayant la garde des magasins et dépôts de l’arsenal, devint peu à peu, un personnage de premier plan.

 

Ses attributions étaient étendues. Elles touchaient aux constructions navales, à l’armement, aux prises de mer, à la chiourme, aux travaux du port, aux conflits entre corsaires et armateurs. Toutes les affaires relatives au commerce extérieur et au transport maritime étaient portées devant lui.

 

Il avait sous ses ordres douze bouloukbâchi qui portaient les clefs des magasins pour en retirer les ancres et le nécessaire à l’équipement[1]. Il commandait l’amiral, le capitaine du port, les commandants d’escadres et les Raïs. A ces derniers, il donnait des instructions. Il était, en même temps, leur avocat auprès du Dey pour défendre ou excuser leur action en mer[2].

Il disposait également de douze bouloukbâchi du corps de Yoldach qui exécutaient ses instructions. Enfin, il se trouvait à la tête de la puissante corporation, ce redoutable syndicat des gens de mer, appelé « Taïfa. »

 

Il était si puissant qu’il était souvent élu chef de la Régence, ou Premier Ministre. Quand le Dey Muhammad ibn ‘Uthmâne mourut en 1791, c’était son Wàkil al-Hardj, Hasan qui lui succéda[3]. Sous le règne de ce dernier, ‘Ali Boughoul, en conflit avec son maître, s’enfuit à Tripoli et en devint le chef. Husayn Dey, voyant son Khaznâdji crouler sous le poids des ans, le fit remplacer par Ahmad Zmirlî Raïs « capitaine en poste à Bâb al-Jihâd[4]. »

 

A travers les rapports des consuls européens, on saisit mieux le poids et l’influence du personnage. Le Dey Muhammad ibn Bakîr est tué le 15 décembre 1754, et une terrible répression s’abat sur les responsables. Le Wakîl al-Hardj, est « le seul officier qui soit échappé au glaive de l’assassinat du Dey[5]. »

 

Hadji Muhammad était consulté sur toutes les affaires de la Régence. Ses connaissances et ses talents lui avaient acquis l’estime et la confiance, non seulement du Dey, mais de tous les officiers du Diwân[6].

 

De Kercy a dressé le portrait de l’un d’eux, en insistant surtout sur l’importance de la fonction. « Le Wakîl al-Hardj est un homme de trente-sept ans à trente-huit ans. Il voit que toutes les puissances d’Europe sont tributaires d’Alger ou désirent l’être. Il domine Alger, il croit, en conséquence, dominer sur l’Europe entière... Il est parvenu à avoir, sur le Dey actuel, le même empire qu’il avait sur le précédent, il doit penser encore que sa volonté est la loi. Le voyage qu’il fait à Constantinople le mettra, à son retour à Alger, à l’abri du cordon. Si son audience n’était à son comble, ce privilégié l’accroîtrait encore [...] Le Wakîl al-Hardj reviendra de Constantinople avec des forces navales et des hommes de guerre ; alors, il déploiera toute la méchanceté de son caractère. Nul homme, fut-ce amiral, ne pourra l’aborder[7]. »

 

Hulin a connu Sidi Youcef. Il dit qu’il occupa la troisième place dans le gouvernement « quoiqu’il ne fut point membre du Diwân, par l’influence qu’il exerce dans les relations d’Alger avec l’Europe[8]. ».

 

Comme pour les Raïs, on s’était posé la question de l’origine des Wakîl al-Hardj. Certes, la grande majorité était turque, mais les convertis accédaient à cette haute fonction. Hadj Muhammad était « Espagnol de nation ayant renié fort jeune[9]. » Hadj Yûsuf, lui aussi, d’origine espagnole était en exercice sous le règne de Mustapha Pacha.

 

Les convertis « de la plus tendre enfance et du plus grand mérite » assumaient, sans difficulté, de pareilles responsabilités.

 

De tous les dignitaires du pays, le Wakil al-Hardj était l’homme à ménager le plus quand on était consul ou marchand. « Il convient, dit un document de l’époque, que les consuls le voient très souvent puisque c’est par ses mains que passent toutes les affaires de la marine et toutes les discussions que l’on a avec les corsaires[10]. » Les relations avec lui devaient être bonnes. C’était un officier « dont il convient de ménager l’amitié par des présents. »

 

En 1756, une réunion des négociants français résident à Alger, convoqués en assemblée lors de la nomination de ‘Umar Raïs au poste de Wakîl al-Hardj, avait pour objet de voter un crédit permettant d’offrir des présents au nouveau chef de la marine. Voici comment le consul haranguait l’assemblée : « ... le poste qu’il occupe étant très utile à tous les bâtiments français qui abordent ici, et d’un autre côté, pouvant leur nuire beaucoup. Les consuls européens ont fait des présents. Il pourrait s’aigrir contre la nation française, si nous tardions davantage à lui faire le nôtre, je pense que six pics de drap suffiront pour le contenter en y joignant quelques confitures, sirops et liqueurs que je fournirai de celles que la Chambre de Commerce (de Marseille) m’a adressées[11] ! »

 

Une autre assemblée réunie en 1768 devait décider d’un présent à Hadj Muhammad qui « après avoir rempli, pendant longtemps, la place de Wakîl al-Hardj où il avait eu l’occasion de rendre divers services à notre nation, il fut, à deux reprises, expédié à Constantinople en qualité d’ambassadeur ou ses négociations eurent les plus heureux succès. La Régence ne fut pas la seule à lui en témoigner satisfaction, les grands du pays et les diverses nations qui y résident lui firent, en cette occasion, des présents considérables[12] ! »

 

Cependant, la puissance dont parient abondamment les consuls n’était pas toujours aux côtés du Wakîl al-Hardj. Les complots, les « mauvais coups » précipitaient la chute. Le Wakîl al-Hardj n’était pas tout le temps « l’officier qui a le plus de crédit auprès du prince qui l’aime et le chérit comme son enfant. » Hadj ‘Ali, dont on a parlé plus haut, était à un haut degré de faveur « lorsque, par un pur caprice du Dey qui radotait sur la fin de ses jours, ce prince lui fit dire que quelques satisfactions qu’il eut de ses services. Il trouvait à propos de le renvoyer en Levant et qu’il n’avait qu’à affréter un bâtiment pour partir [...] Il obéit et se rendit tout de suite en Egypte[13]. »

 

La colère et la cupidité de certains Deys, la jalousie et l’ambition du Khaznâdjî qui espérait, toujours, usurper une partie des attributions de l’officier supérieur, se traduisaient par une disgrâce accompagnée de violences. Un secrétaire officiel, contemporain du Dey Husayn Pacha, fut le témoin oculaire de la mésaventure arrivée au ministre de la marine. Ecoutons-le : « Sidi Husayn Pacha, dans la matinée de lundi 11 safar 1211 (15 août 1796) a nommé Sid al-Hâdj Mohammad, fils d’Alî Pacha aux fonctions de Oukil al-Hardj, à la porte de la marine [...] Sidi Husayn Pacha a ordonné la révocation de Sid al Hâdj Mohammad susnommé de ses fonctions d’Oukil al-Hardj à la marine, le 7 cha’bâne (6 mois après sa nomination) [...] le 9 du même mois, nous étions assis avec lui dans sa maison, quand un biskrî au service du Sidi Mustapha Agha est venu le demander de la part de son maître. Il s’est rendu à l’invitation et là, deux soldats de la nouba l’ont saisi et l’ont conduit au corps de garde des chaouchs. Deux de ces derniers l’ont ensuite mené à la prison de Dâr Sarkâdjî. Nous nous sommes tourmentés l’esprit en conjonctures pour nous expliquer les causes de cette arrestation. On a administré la bastonnade au prisonnier, puis on lui a saisi trois bâtiments[14]. ». Le Wakîl al-Hardj en exercice, avait son pavillon en face de la caserne des janissaires. On y montait par un fort joli escalier « couvert d’un porche en bois parfaitement travaillé et bariolé de différentes couleurs. » Les appartements n’étaient pas vastes mais commodes et agréables, surtout en été, car ils donnaient sur la mer dont l’air frais tempérait l’ardeur du soleil africain. Là, il présidait aux affaires « depuis le lever du soleil jusqu’à trois ou quatre heures de l’après-midi. » Ensuite, il regagnait le palais du Dey, rendre compte au chef sur toutes les activités de la journée et solliciter les ordres pour le lendemain.

 

2. l’Amiral

 

La charge semble avoir connu des hauts et des bas. Autrefois brillante, elle devint sans pouvoir réel, le Wakîl al Hardj s’étant arrogé peu à peu, toute l’autorité[15]. Vallière, dans ses observations sur le Royaume d’Alger, rapporte que le Dey[16] « voulant, en 1746, s’occuper de la marine, fit revivre la place d’amiral qui était restée longtemps vacante. Il la donna à un vieux Raïs estimé de tous ses camarades et la nation[17] lui fit un présent de drap, suivant l’usage[18]. »

 

En 1753, la place d’amiral était vacante depuis six ans environ. Le Dey la confia, cette fois encore, au plus ancien des Raïs, Hadj Nourla, « homme d’un caractère fort doux et qui vivait dans la plus grande retraite. » Bien entendu, le consul de France s’empressa de lui offrir « deux vestes de drap pour se concilier sa bienveillance. » Cette réapparition de la fonction s’explique, d’après Vallière, par le fait que le Dey « était fatigué des difficultés qu’élevait sans cesse le Capitaine du port qui remplissait auparavant les fonctions d’Amiral[19]. » Peut-être aussi voulait-il se libérer du souci et de l’embarras de se prononcer dans les affaires, de prises toujours épineuses car on pouvait mécontenter soit les nations européennes, soit la taïfa.

 

Ainsi, la justice concernant les litiges issus de la navigation, des incidents en mer et des prises, était rendue par cet ancien Raïs. Une lettre du Dey Muhammad à Maurepas, le 4 novembre 1748, nous apprend que l’amiral Ahmad « était chargé d’examiner les incidents survenus en mer » en présence des consuls européens.

 

La chute de Qara Mustapha.

 

Comme les ministres et les Beys, l’amiral n’était point à l’abri des vicissitudes. En 1690, Qara Mustapha, Amiral tout puissant, tomba, victime des complots auxquels le consul Lemaire ne fut pas étranger.

 

Donnons au diplomate la parole sur la fin tragique de cet officier supérieur. « Le Dey ayant eu nouvelle que Qara Mustapha, Amiral, a tenté de le détrôner, il lui envoya une barque à bord, armée de six avirons et huit hommes dedans ; on le fit embarquer là- dessus, et en même temps, la dite barque déborda de son vaisseau et mit le cap à l’Est. Les uns disent qu’il l’envoya noyer ; les autres, qu’il l’a banni à Bougie ; je n’ai pas bien approfondi cela. La Maison du Roi a pris son vaisseau et tous ses biens. Je vous assure, Messieurs, que je ne vous saurais exprimer la joie que cela m’a donnée, lui étant le plus grand ennemi que la France peut avoir. Il n’a pas dépendu de lui que la paix n’ait pas subsisté et même, il est constant que, s’il fut venu à bout de ses intentions, nous eussions eu une autre rupture. Quoique je sois accoutumé aux bourrasques, j’avais toujours appréhendé que son arrivée ne causât quelque désordre, mais, grâce au ciel, Dieu y a pourvu ! Il nous reste encore ici un fameux ennemi, à qui je tends des filets pour lui faire rompre le cou ; j’espère qu’il ne se passera pas huit jours sans que cela arrive, le Dey me l’ayant assuré[20]. »

 

3. Qaïd al-Marsâ

 

Le capitaine du port était chargé de la surveillance des lieux, de la police, de la visite des navires de guerre ou de commerce, en instance de départ ou venant d’arriver, de la réception des plis destinés au Dey.

 

Il avait sous ses ordres deux capitaines de navires, un écrivain particulier appelé « Khûdjat caid al-marsâ, » un ourdian bâchî (inspecteur) et de nombreux agents. Toujours recruté parmi les anciens Raïs, il était logé au port et devait, tous les matins, se rendre au palais pour assister aux audiences du Dey et recevoir ses instructions.

 

En 1750, Caid al-marsâ était Ismâ’il Raïs. Son influence était déterminante. Parlant de lui, le Consul Lemaire en faisait ressortir "la place et le crédit qui exigent certains ménagements [...] pour la tranquillité et la sûreté de la navigation de nos bâtiments en cette échelle[21]. » Un document de 1760 révèle qu’il ne sortait « aucun bâtiment qui ne soit visité par le capitaine du port accompagné du drogman de la nation du bâtiment[22]. »

 

4. Les hommes de peine

 

Une multitude de gens de modeste condition s’affairait du matin au soir. Les corvées ne manquaient pas. Les Biskri « portefaix employés comme débardeurs, » d’autres autochtones requis à l’exécution des travaux d’aménagements, recevaient chacun quatre mouzoune ou six sous par jour avec quatre pains noirs. Des coups de bâtons étaient distribués aux paresseux[23]. Sentinelles, veilleurs, chargeurs, marchands, ouvriers rendaient le port, l’endroit le plus grouillant de la capitale.

 

B - UNE ACTIVITE INTENSE

 

Le port connaissait une animation continue. Diverses occupations créaient un va et vient ininterrompu, durant l’année entière.

 

1. Les préparatifs d’embarquement

 

En hiver, les marins désarmaient leurs navires et procédaient aux réparations et vérifications, ce qui donnait à la place l’image d’une ruche laborieuse. « On espalme ces navires, note Haëdo dans sa Topographie, avec beaucoup de soin et d’attention avant qu’ils aillent de Barbarie vers la terre des chrétiens. »

 

Mais dès le printemps, les opérations d’armement ramenaient au port une vie plus intense. Les préparatifs complexes y mobilisaient un personnel spécialisé. Officiers, porteurs, artisans, cordiers, marchands de poisson salé, spéculateurs, fabricants de biscuits, de goudron, tout ce monde se dépensait en vue de la prochaine « sortie. »

 

Le bâtiment n’était mis à l’eau qu’après un dernier contrôle. Il avait été auparavant flambé, espalmé et suiffé à neuf. Chaque fois, les mêmes précautions étaient prises. Les Raïs surveillaient l’arrimage avec toute l’attention requise. Et, « tous ces soins, écrit de Grammont, faisaient de la galère algérienne une machine de guerre très supérieure à celle que possédaient les autres nations. » « Un instrument de guerre de premier ordre de l’aveu de l’historien. »

 

La dernière phase se déroulait la veille de la sortie des navires. Marins et soldats, désignés pour la mission, se présentaient au port pour recevoir la paie. Les instructions étaient verbales, les Raïs pouvaient les suivre ou passer outre, selon les contraintes du moment, et les caprices de la mer. 

 

De son côté, l’Agha de la milice, qui y était embarqué, faisait la revue, l’armement d’un corsaire se faisait dans les vingt-quatre heures[24]. 

 

La célérité et l’ordre avaient émerveillé plus d’un Européen. « J’ai admiré, étant à Alger, dit d’Arvieux, leur diligence à armer et désarmer leurs bâtiments[25]. » Le capitaine mettait sa flamme et tirait un coup de canon. Alors tous ceux qui devaient monter à bord, soit Turcs, soit Maures, prenaient place. Ils étaient tous également reçus et le rôle ne s’en faisait qu’à la mer. C’est pourquoi, les équipages étaient tantôt forts, tantôt faibles. Chaque soldat portait un fusil, un sabre et une provision de balles et de poudre.

 

Pour des raisons de sécurité, une première mesure était prise : l’embargo sur tous les bâtiments étrangers se trouvant dans le port d’Alger. On ne le levait que quinze ou vingt jours après le départ des corsaires, parfois jusqu’à « ce qu’on eut des nouvelles ou qu’ils eussent fait quelques prises[26]. »

 

On fermait le port dès les tous premiers préparatifs de sortie. En 1749, neuf chébecs avaient commencé à armer le 28 septembre pour ne partir en course que le 7 octobre[27] ! »

 

2. La surveillance

 

La sécurité du port et des navires était le souci majeur des responsables. Devant les multiples tentatives d’incendie de la flotte, de sabotage, d’embarquement clandestin de prisonniers, on avait établi une surveillance rigoureuse du port et de la rade. Des sentinelles et des gardes étaient placés devant les dépôts et magasins, les embarcations, les marchandises et les voies d’accès. La nuit, deux bâtiments appelés « frâqit » étaient mis à l’entrée du port et veillaient attentivement...

 

3. La paie

 

Pour stopper les incidents causés par les retards dans le paiement et les désordres devant le palais du Dey, on décida que tous ceux qui étaient attachés au service de la marine recevraient leur paie au port. On envoyait l’argent à l’Amiral qui le distribuait. On attribue cette innovation au Dey Bâba ‘Alî qui pensait arrêter ainsi la rébellion des mécontents. En effet, beaucoup de chefs de la Régence furent massacrés, victimes de la colère des gens de mer.

 

Le bouloukbâchi de la marine était chargé, quant à lui, de la paie des Raïs[28].

 

4. Les cérémonies

 

Le mouvement des navires algériens était précédé de manifestations auxquelles participaient la population et les marins.

Avant d’embarquer, les Raïs entreprenaient certaines visites à caractère religieux. Ils se rendaient au tombeau de Sîdî ‘Abd ar-Rahmân ath-Tha’âlibî[29], patron de la ville, puis à celui de Sîdî ‘Alî al-‘Abbâsî. De là, ils regagnaient Bâb al-Jihâd[30] pour saluer, avant le départ, Wakil al-Hardj. En levant l’ancre, les bâtiments saluaient, avec des salves, la mosquée de Sîdî Batqa.

 

L’appareillage se faisait avec pompe. La bannière d’Alger aux croissants et étoiles d’argent, sans nombre, flottait du haut du grand mât. Les autres drapeaux pavoisant les navires étaient d’un luxe si recherché que le Père Dan assure en avoir vu quelques-uns dont la valeur dépassait mille deux cents livres.

 

La sortie était pour les Algérois une véritable fête. Les femmes et les enfants faisaient flotter des drapeaux et écharpes attachés à de longs bâtons, à l’occasion des départs. Au port, tout le monde accourait pour voir, admirer, saluer et prier.

 

Certaines manifestations avaient lieu sur place. Les Européens qui ne connaissaient ni nos croyances, ni nos coutumes, trouvaient souvent ces petites fêtes barbares et diaboliques.

 

L’immolation d’un mouton dont les quartiers étaient jetés, tout saignant, par-dessus bord aux quatre points cardinaux, n’était pas plus étrange que certaines coutumes et usages de nos jours qui consistent à briser, sur la coque du navire, une bouteille de champagne.

 

On versait, quelquefois, des cruches d’huile dans la mer et on plaçait des chandelles allumées sur le canon du navire pour calmer, dit-on, la tempête[31] et la fureur des vagues. Les observateurs étrangers voyaient dans ces pratiques « la main de Satan protégeant la Barbarie. »

 

Sous les mâts des bateaux, flottaient les couleurs algériennes. A côté de celles-ci, étaient hissés les emblèmes des Saints marabouts du pays. On les empruntait aux coupoles de la ville, avant de prendre la mer. Dans les combats, on les hissait pour s’assurer la protection de ces pieux personnages. Au-dessus des pavillons, on accrochait deux des quatre-vingt-dix-neuf noms et attributs d’Allah : « 0 Savant, O Conquérant, » la devise de tous était : Nous vaincrons par la volonté de Dieu !

 

Les ports algériens étaient ouverts, en principe, à tous les navires étrangers dont les gouvernements avaient signé des traités avec la Régence. Ils ne payaient alors que les droits stipulés dans les accords.

 

Quant aux puissances en guerre avec l’Algérie, elles avaient la possibilité de commercer dans nos ports, à la seule condition « de payer double ancrage. »

 

Certains usages établis à Alger étaient liés à l’arrivée de navires chrétiens. Lors de leur entrée dans la rade, ils tiraient vingt-deux coups de canons « sans boulet. » La batterie de Bâb al-Jihâd ne répondait que par un tir de vingt et un. Chérif az-Zahhâr en donne la raison : « Nous (Musulmans) nous nous rangeons derrière le Hadîth qui dit que Dieu est Watr (impair)[32]. »

 

Une fois le navire étranger immobilisé, et avant d’entamer les formalités de contrôle, les officiers du port demandaient au capitaine si son bateau n’était pas soumis à un isolement (la quarantaine) de peur d’une éventuelle contagion. Les épidémies provenant de la mer étaient très fréquentes. Si l’isolement n’était pas nécessaire, les officiers montaient à bord, le commandant leur remettait le manifeste du navire ainsi que les passeports délivrés par son consul. Une fois les formalités terminées, le commandant, accompagné de certains officiers algériens, se rendait auprès du Dey pour l’informer de ses intentions et de sa provenance.

 

La visite des bâtiments de guerre européens donnait lieu à des réceptions et cérémonies spéciales.

 

En plus des vingt et un coups de canon déjà mentionnés, si les commandants descendaient à terre, ils recevaient un salut personnel de cinq volées qui était répété lorsqu’ils se rendaient à bord pour mettre à la voile. Lorsque les visiteurs avaient le titre d’ambassadeur, on leur rendait les mêmes honneurs qu’au pavillon, au moment du débarquement, mais l’amiral leur offrait des confitures et du café, en présence de tous les Raïs[33].

 

L’Amiral de Beauffremont, Prince de Listelois, fit escale à Alger du 10 au 14 juin 1766. Dans son journal de campagne, il donne des détails sur son séjour. « Le 11, note-t-il, le Dey a envoyé, de grand matin un chaouch chargé de remettre le présent qu’il est d’usage de faire dans les trois Régences de Barbarie aux vaisseaux de Sa Majesté pour les équipages. Ce présent consistait en quarante moutons onze bœufs, plusieurs sacs plein de farine, des pastèques, des courges, oignons et autres herbages [...] le 12, je commençais par rendre une visite d’un moment à l’amiral qui était dans le port, assis dans un kiosque. C’était un vénérable et honnête vieillard, très brave homme [. ..] Il nous fit porter du café et des confitures sèches suivant l’usage du pays[34]. »

 

 

 





[1] Venture de Paradis. Alger au XVIIIème siècle, R.A.1896, p. 277 ; 1897, p.68.

[2] A.N/Aff. En. B III, carton 303/1744 (pièce 101).

[3] A régné de juillet 1791 à mai 1798 (Turc Ansikiopedisi, 1,134).

[4] Az-Zahhar, Mudhakkirât. p.142.

[5] A.G.C.M. Série 1365, Lemaire, Journal, Avril 1755.

Sur cette affaire appelée « Complot des Amaout, » voir J.A.Vallière, Observation... in Textes... pp. 124-125; Venture de Faradis - Alger au XVIIIème siècle, R.A. 1897, pp 73-76.

[6] Devoulx, les Archives du Gouvernement Général... (1768), p.123 -(6 bis)

[7] A.N.Aff.Etr. Mémoires et Documents, t.10, f° 173 ; De Kercy.

[8] A.N A.E. Mémoires et Documents, T.10, (1802).

Le poids politique du personnage se révélé à travers les présents que le consul de France devait faire à son arrivée à Alger. « Le Ministre avait une part respectable : quatre pièces de drap des Gobelins, quatre et demie aunes d’étoffe brochée d’or, tandis que bait al-mâldji ne recevait que quatre pièces de drap des Gobelins » (A.N.Aff. Etr. B III-303, pièce n° 101 intitulée Observation sur le Royaume d’Alger, 1744).

[9] A.N.A.E. Mémoires st Documents, T/ 31, (1731).

[10] A.N.A.E. Mémoires et Documents, T/3, (1731).

[12] Devoulx, Les Archives du Consulat de France à Alger, pp. 71-72.

[13] Ibid. p. 123

[14] Ibid. p. 123

[15] ANA.E.B III-303, p. 101 et A.C.C.M. Série J 1363, Lettre du 28 février 1746.

[16] Il s’agit de Kuçuk (le petit) Ibrâhîm, élu en novembre 1745 pour remplacer Ibrâhîm Dayî.

[17] L’expression désigne les Français résidant dans la Régence.

[18] Valliere (J.A), « Observations » in Textes, p.61.

[19] Ibid.p. 114.

[20] A.C.C.M. Série J 1350 (Lettre de Lemaire, 11 décembre 1690). Gramment. « Un épisode diplomatique à Alger au XVIIème siècle » R.A. 1882, pp. 130-138.

Si le consul en poste à Alger ne connut pas le sort réservé à Qara Mostefa à Tunis, le consul A.Sorhaine relate dans une lettre, la fin tragique de l’Amiral. Lors des combats entre Algériens et Tunisiens, en 1694, autour des forteresses de Tunis, Qara commandait les batteries du Bey. Il y mourut. Mais dans quelles circonstances ? Se voyait-il perdu déjà ? Avait-il peur de tomber entre les mains du Dey Cha'bân ? A-t-il été tué par les Turcs de Tunis en voulant s'opposer à leur lâcheté et leur perfidie avec lesquelles ils ont livré les forts au vainqueur ? (Plantet. Correspondre de Tunis, L 523, Lettre à Pontchartrain 6 nov. 1694).

[21] A.C.C.M.sérire J 1364 (Lettre d’Alger, 10 mars 1750). 

[22]AN Aff .Etr.B III- 305/81.

[23] Gentil De Bussy, De l’Etablissement des Français dans la Régence d’Alger, T.II.p.77 (1835).

[24] Valliere (c.Ph), Alger en 1781, P.41

[25] Arvieux (chev.d’), Mémoires V, p.263.

Shaler est du même avis : « Nul peuple cependant, écrit-il, n’est au-dessus d’eux pour l’activité quand il s’agit de préparer un armement » (Esquisse, p.53).

[26] Dubois Thainville, Mémoire. p. 146

[27] A.N. A.E., B III-305, p.37 (Lettre du consul Lemaire)

[28] Venture de Paradis, Alger au XVIIIème siècle, R. A. 1897.

[29] 'Abd ar-Rahmân ibn Makhluf... ath-Tha'âlibî, savant algérien, commentateur du Qur’ân et auteur de nombreux ouvrages dans diverses disciplines. Né et mort à Alger 788-875 (1387-1491).

[30] La ville avait cinq portes : Bâb ‘Azzûn, Bâb al-Bahr, Bâb Dzîra, Bâb al-Wâd et Bâb Djedîd.

[31] Haëdo, Histoire. p.45 ; Dan, Histoire. p.55 ; Aranda, Relation de captivité. p.10 etp.82.

L’échec mémorable de Charles Quint devant Alger en 1541 est attribué, non à la résistance des Algériens, mais au charme d’une sorcière (Dan, p. 146) et à une prophétie qui a galvanisé les Musulmans (Marmol, Description de l’Afrique, II, P.405).

[32] Philemon de la Motte dit cependant que, lors de son arrivée dans le port d’Alger, l'artillerie tira vingt-deux coups auxquels le vaisseau du roi répondit par vingt et un (Voyage. p. 11) et la Condamine dit « la ville nous a salué de vingt et un coups de canon, le commandant en a rendu vingt seulement, on dit que c’est une méprise du canonnier et que l’ordre était de rendre coup pour coup. R.A. 1954, p.357).

[33] A.N.A.E., B III- 305. p.101.

Au navire étranger venu négocier une trêve ou un traité de paix, on offrait : 1 bœuf, 9 moutons, 2 sacs de pain et « quantité d’herbage, » le tout durant trois jours consécutifs suivant la tradition musulmane. (Voyage pour la rédemption. p. 11).

[34] Chirac (M.), Journal de campagne de p. 101. En 1724, les rafraîchissements offerts à l’escadre du Roi dans les trois échelles du Maghrib étaient comme suit :

Echelle     Boeufs      Moutons          Pains    Couffins de fruits & Légumes

Alger           8              60                1.000                     20

Tunis        24             150                6.000                     20

Tripoli       30              60                 1.800                     60

A.N.A.E. Archives des Postes, Constantinople, André Zel, 4, Barbarie, 1, Alger (Avril 1720-mai 1742). Seul, le sieur Tollot prétend que le Dey Muhammad Abdî offrit, en 1731, à Duguay Trouin : 12 bœufs, 50 moutons, 350 poules et 4.000 citrons (R.A. 1867, p.422).