LES ROIS DE LA MER
« Infatigables laboureurs de la plaine liquide ! »
Impressionnante est la liste des célèbres Raïs d'Alger. La marine de la
Régence fut, en effet, une des meilleures écoles navales du monde
musulman à l’époque ottomane.
Ces capitaines furent, de tous les officiers de leur temps, l’objet de
tant de crainte, d’horreur ou d’admiration que légende et vérité
historique se confondent aisément dans leur vie et leur action et
que, la plupart, ont déjà attiré l’attention des chroniqueurs et des
historiens. Aussi, il n’entre pas dans le cadre de ce travail de
consacrer, une étude exhaustive à chacun d’eux, mais simplement, de
présenter, à travers une courte notice, les chefs qui ont marqué le
plus la marine d’Alger, par leurs qualités d’organisation et de
commandement.
Parmi ceux qui avaient commencé l’épopée de Méditerranée et fait trembler
nombre de nations, les Barberousse tiennent la première place. On
disait déjà « qu’ils étaient amis de la mer, ennemis de tous ceux
qui voguent sur les eaux". »
‘Arrûdj, appelé « Bras d’argent » ou encore « Une tempête sous un
turban. » Le premier de la lignée fut ‘Arrudj. Mais la courte
période passée dans le Maghreb central ne lui permit pas de donner,
à la marine, son savoir, son expérience et son courrage. Certes, de
1512 à 1518, il sut doter la Régence naissante d’une dimension
méditerranéenne, lui assurer un embryon de flotte, la lancer dans
les premières guerres contre l’Espagne mais il fut prématurément
fauché par la mort, alors qu’il combattait les Espagnols entre
Tlemcen et Oran.
Les Espagnols le connaisaient bien. Haëdo nous en a retracé le portrait
physique et moral : « Jambes fermes, dignes d’un Achile, mollets de
bronze clair déjà tailladées de mille blessures... Intelligent, de
bonne volonté, naturellement fier, courageux, intrépide, généreux,
popularité immense... habileté et courage... »
1. Khayr ad-Dîn (1464 ?
-1546)
« L’amant de la mer ...un des cent visages de la Méditerranée ! »
Originaire de Midly (Métilène)[1],
une île de l’Archipel devenue ottoman en 1457, Khayr ad-Dîn ibn
Ya’qûb serait né vers 1470. Avec ses trois frères : Arrûdj, Ishâq et
Iliâs, leur vie en Orient est absorbée par l’aventure et la course.
A l’exception d’Ilîas, dont on ne connaît presque rien, les trois autres,
impliqués dans le conflit opposant le Sultan Salim à son frère
Qurqûd, doivent fuir et regagner le Maghreb. A quelle date ? On
avance 1505.
Après un séjour à Djerba et Tunis, voici les frères Barberousse dans le
Maghreb central vers 1510. Leur choix se porte sur Jijel mais la
petite ville est occupée par les Génois. Il est facile de les en
chasser. Les trois frères, en attendant mieux, se fixent à Jijel et
s’adonnent à la course. Ils tentent à deux reprises, en 1512 et
1514, de s’emparer de Bijâya, entre les mains des Espagnols depuis
1510, mais l’échec les fait renoncer.
Profitant de l’appel lancé par Sâlim at-Tûmî pour éloigner les chrétiens
établis à trois cents mètres de la ville d’Al-Djazâ’ir, dans une
forteresse appelé Penon, les frères s’établissent à Alger, mais à
leur propre compte. Ils étendent ensuite leur autorité vers l’Ouest
du pays, encouragés par l’anarchie qui y règne. Ishâq est tué à
Qal’at Bâni Râchid, en 1517, en soutenant un dur siège contre les
Espagnols et leurs alliés Zayyânides. ‘Arrûdj est aussi tué en 1518
entre Tlemcen et Oran[2].
Resté seul, Khayr ad-Dîn, face à une hostilité générale, rattache le pays
à l’Empire Ottoman et reçoit aide et protection. Maître du Maghreb
central, presqu’en entier, il réorganise l’administration, s’attache
à chasser les Espagnols, et apporte son soutien aux Andalous
opprimés par les Rois Catholiques.
Il repousse l’agression menée par Hugo de Moncade contre Alger, en 1518.
Cette deuxième victoire sur un puissant adversaire consacre la
valeur militaire et le prestige de chef de Khayr ad-Dîn.
Le Penon d’Alger reste, depuis 1510, « l’épine placée dans le cœur de la
cité. » Après de minutieuses préparations, il arrache la forteresse,
rase ses bâtiments, et avec ses pierres construit la jetée. Le
célèbre port d’Alger est né et la victoire est retentissante. Khayr
ad-Dîn songe à la Tunisie. Il y porte la guerre pour châtier les
Hafsides, trop complaisants à ses yeux avec les ennemis de la
Régence. En 1534, il est à Tunis, mais l’expédition de Charles
Quint, l’année d’après, met fin à ses tentatives. Pour laver sa
défaite, en Ifriqiya, il dévaste les côtes espagnoles et italiennes,
enlève des centaines de sujets de l’Empereur, et rend très
périlleuse la navigation chrétienne en Méditerranée.
Rappelé à Constantinople, en octobre 1535, pour occuper un poste élevé
dans la marine, il est remplacé par Hassan Agha.
Khayr ad-Dîn mourut en 1546, à 60,70 ou 80 ans ?
La chronique anonyme « Ghazawât ‘Arrûdj wa Khavr ad-Dîn » ne tarit
point quand il s’agit des qualités de ce héros de l’Islâm : Il est
le saint, l’audacieux, l’intrépide, le généreux, l’invincible [...]
Dieu l’assiste et le dirige tout le temps. Il est l’ami des savants,
le protecteur des opprimés, le chef de la guerre sainte [...] la
terreur des chrétiens. On ne peut compter ses victoires sur
l’Infidèle. Il est cruel mais clément, brave mais humain [...] aimé
et vénéré des bons Musulmans [...] redouté des ennemis...
Les sources européennes, quant à elles, sont très souvent défavorables.
Hostilité, fureur et haine implacable caractérisent les écrits de
l’époque les plumes espagnoles, en particulier, ont peint notre
héros avec des couleurs odieuses : « fléau de la chrétienté, écumeur
de mer, ennemi de toute civilisation[3]. » Il est vrai
qu’il tint en échec André Doria, Hugo de Moncade et Charles Quint.
Après avoir quitté Alger, il s’illustra dans la bataille de Préveza en
1538. Ayant groupé sous ses ordres cent-cinquante navires dont
soixante et une galères, construites, dit-on, sur des plans de son
invention, il remporta sur le célèbre amiral espagnol, la victoire
après laquelle « le pavillon de Sulaimân flotta souverainement sur
toute l’étendue de la Méditerannée. »
Les Barberousse furent d’authentiques héros du monde musulman au XVIème
siècle. La partie algérienne de leur vie est à l’origine de leur
gloire. C’est, ici que leur génie, leur audace et leur foi ont
accompli des miracles. D’un pays déchiré, occupé, menacé, ils ont
fait un Etat organisé, doté d’une armée et d’une marine, jouant déjà
son rôle dans le concert des nations de l’époque.
« On ne peut s’imaginer, disait d’Aranda, la raison pour laquelle son
[Barberousse] gouvernement [...] ait pu durer si longtemps, rendant
ce trou redoutable à toute l’Europe[4]. »
Sans quoi, il n’aurait peut-être pas mérité tant de gloire.
2. Arnaout Mami
Albanais d’origine[5],
son influence à Alger fut si grande que Haëdo en fit le 25ème roi.
Pourtant, il ne figure pas sur la liste officielle des dirigeants de
la Régence.
Son histoire est extraordinaire. Tout jeune, il fut remis en tribut au
sultan Ottoman. Il devint, par la suite l’esclave de Qara ‘Ali,
corsaire et capitaine d’Alger. Ses qualités et aptitudes le
portèrent en septembre 1575 à la tête de la Taïfa, cette fameuse
corporation de Raïs dont dépendait, alors, en grande partie, la vie
économique de la Régence. De 1583 à 1586, ses exploits en mer ne
cessèrent jamais. Il captura la galère espagnole El Sol (le soleil)
et confisqua les papiers de Cervantès (au large des Saintes Maries
de la Mer en Camargue). D’après Haëdo, Arnaout Mami aurait quitté
Alger pour Tunis, puis Tripoli ou il aurait été successivement
Pacha, ce qui n’est pas prouvé.
Dans ses lettres[6],
adressées d’ici au Duc de Toscane[7],
on sent l’homme doux, affable, humain et combien différent des
personnages décrits par les auteurs européens. Bien au contraire, sa
correspondance exprime une grandeur d’âme, une générosité et une
finesse qu’on chercherait vainement chez beaucoup de princes.
« Me confiant, dit-il dans l’une d’elles, dans la grande libéralité de
Votre Altesse, je lui envoie l’écrivain de la galère « Saint Paul de
Malte » et même s’il est une personne d’une qualité telle qu’il
serait digne de rester entre mes mains, je l’envoie tout de même
pour prier Votre Altesse, qu’elle soit servie de donner la liberté à
Mustapha, écrivain de Mourad Raïs qui se trouve entre les mains de
votre Altesse, laquelle je prie encore et supplie de vouloir bien
ouvrir la porte pour pouvoir racheter ou échanger les Turcs pour les
chrétiens et ne vouloir que personne ne meure dans l’état misérable
de l’esclavage, parce qu’il est une chose ordinaire que la fortune
change et que, ceux qui aujourd’hui gagnent, demain perdent, surtout
dans les affaires de guerre ou les vassaux et les sujets de Votre
Altesse sont tellement actifs ; et si Votre Altesse, avec son
habituelle libéralité, me fait cette grâce de donner la liberté au
dit esclave, je resterai esclave à Votre Altesse et je ferai, en son
service, tout ce qu’on verra être possible de se faire si, Votre
Altesse veut en faire l’expérience. Je n’ai rien d’autre à dire,
sinon que Dieu garde la Sérénissime personne de Votre Altesse, comme
elle le désire. D’Alger, 1577[8]. »
3. Salah Raïs
D’origine arabe, Salah Raïs, natif d’Alexandrie, fut élevé très tôt parmi
les Turcs. C’était l’époque de la conquête de l’Egypte par le Sultan
Salîm. Il passa ensuite en Turquie puis au Maghreb.
Il servit, au début, sous le commandement de Khayr ad-Dîn. Il sillonnait
la mer entre la France et l’Espagne, portant de rudes coups aux
côtes ennemies. En mai 1552, une nouvelle promotion allait lui
permettre de prouver ses capacités. Il fut nommé Beylerbey, à la
tête de la Régence. Il donna alors une impulsion nouvelle à la
marine d’Alger.
Il captura, en 1553, près du Détroit de Gibraltar, six navires portugais
qui venaient d’entrer dans le port de Velez. Ses pressions sur les
côtes marocaines allaient s’accentuer. L’automne de la même année,
une flotte de quatre-vingt-deux voiles avait pour mission de se
rendre dans les parages de Mélila, porter vivres et munitions. Il
préparait une expédition contre le Sultan du Maroc.
Mais deux préoccupations l’avaient absorbé jusqu’à la fin de ses jours :
Oran et Bougie ! L’occupation espagnole de ces deux points sur le
littoral algérien le tracassait.
En juin 1555, il décida le grand coup. Il lança contre les Espagnols,
accrochés depuis 1510 dans la capitale des Hammadites, une véritable
armée de terre et de mer. Trente mille hommes prirent la route vers
l’Est. Ils furent rejoints par trois mille marins. Le siège fut dur
et les combats meurtriers. Le succès fut total et la célèbre ville
fut libérée. La prise de Bijâya ne fut pour le Beylerbey qu’un
stimulant. Il voulait Oran ! Mais les forces dont il disposait
n’étaient pas suffisantes et le « présidios » était puissamment
fortifié et efficacement défendu. La dernière place qui restait aux
Espagnols n’allait pas céder facilement.
Pour « jeter les chrétiens à la mer, » Salah Raïs dépêcha son fils
Muhammad réclamer des renforts au Sultan ottoman ; le succès de
Bijâya pouvant décider le monarque à satisfaire le chef de la
Régence !
En effet, Sulaymân y consentit d’autant plus volontiers que ses vaisseaux
allaient servir en Méditerranée occidentale la politique de son
allié, le Roi de France[9].
Une flotte formée de quarante galères et montée par six-mille hommes
fut envoyée sous le commandement d’un converti, ‘Ali Portuco. Elle
devait arriver à Alger dès le printemps 1556. En attendant, les
préparatifs, ici, furent accélérés. Troupes et munitions affluaient
et les galères étaient déjà mises en état de prendre la mer.
L’Espagne tenta de prévenir le coup : Oran reçut vivres et fournitures
militaires, mais surtout de l’artillerie.
Quand la flotte ottomane arriva à Bijâya, la marine algérienne pouvait
aligner trente bâtiments bien armés. De Bijâya, on passa directement
du côté d’Oran. Salah Raïs voulait épargner la flotte d’une épidémie
qui dévastait la capitale et, en même temps, gagner du temps et
surprendre l’ennemi. Malheureusement, le célèbre Raïs fut lui-même
atteint de la peste et en mourut. Le projet contre Oran sera
poursuivi par son successeur Hasan Corso, et par ses fidèles
lieutenants.
Salah Raïs a été jugé moins sévèrement que les Barberousse dont il avait
suivi les campagnes.
« Homme d’une grande valeur, recherchant les entreprises périlleuses et ne
reculant devant aucun danger... ses expéditions maritimes l’avaient
rendu la terreur du nom chrétien... Au courage le plus bouillant,
Salah Raïs alliait la prudence la plus consommée, fruit de l’âge et
d’une longue expérience[10]. »
4. Murad Raïs
D’origine albanaise, Murâd Raïs, sans avoir été Beylerbey, fut le
véritable maître d’Alger « au moment où M.de Brèves, ambassadeur
D’Henri IV y vint en 1606. » C’est un des capitaines les plus connus
en Europe nous dit ce visiteur[11].
Il s’était d’abord distingué dans la guerre de course contre les navires
français, ce qui détermina Jacques de Germingny à réclamer, auprès
du Sultan « un châtiment exemplaire contre lui[12]. ».
Il s’était distingué, surtout par son courage et ses initiatives
lors du fameux siège de Malte, en 1565.
D’après Haëdo, Morat Raïs résida à Alger, partant souvent en course,
faisant de grosses prises et bien du mal à la chrétienté. Les
captures le rendirent si riches qu’il devint un des plus grands
corsaires d’Alger « et un de ceux qui nous châtièrent le plus
durement de nos péché » [...]
Sortant d’Alger en 1578, au mois de janvier avec huit galiotes, partie à
lui, partie à cinq autres Raïs de ses amis [...] passa alors en
Calabre avec ses vaisseaux, resta en relâche pendant assez longtemps
[...] un matin, près de Policastro il découvrit deux galères de
Sicile dans lesquelles se rendait en Espagne le Duc de Terranova
[...] qui gouvernait la Calabref...] la Sainte Ange fut gagnée très
aisément [...] le gouverneur se sauva[13].
En mai 1582, affirme Haëdo, il partit d’Alger, passa à Salé et atteignit
l’île de Lancelot (Canaries). Là, « il fit amener les voiles et
mettre en panne jusqu’à la nuit, pour qu’on ne pût pas l’apercevoir
du rivage. Il profita si bien de l’obscurité qu’il débarqua tout au
matin avec deux-cents-cinquante hommes mousquetaires qui saccagèrent
l’île[14]. »
Certaines sources le décrivent aussi comme le précurseur de la course
salétine. En 1585, il quitta Alger avec trois de ses galiotes de
combat, se hasarda dans l’Atlantique et fit route vers les îles
Canaries. Il mit à sac la ville de Lanzarotte, captura trois-cents
personnes dont la famille du gouverneur. Malgré une escadre de
quinze galères lancée à ses trousses, Mourâd Raïs réussit à regagner
Alger « sans que le général des galères espagnoles qui l’attendait
au Détroit avec des forces supérieures puisse s’y opposer[15]. »
Ecrivant au Beylerbey d’Alger, le Sultan Murâd notifiait en 1591 « le
Baile (Lorenzo Bemardo) dans une requête, s’est plaint de ce qu’un
certain Raïs Murad, corsaire d’Algérie, a armé en course une de ses
galiotes et qu’il a pris avec ses hommes, dans le golfe de Venise un
vaisseau de Spalato[16]
avec ses biens et marchandises[17]. ».
Son activité ne se ralentit jamais, En 1595, il fut nommé amiral d’Alger.
A soixante ans (vers 1606) « il bourlinguait encore aux quatre vents
de la Méditerranée. »
5. Ali Pacha - ‘Uldj Ali
« Il passait, dit Albertus Folieta, pour le plus grand marin que le monde
eût vu depuis Khayr ad-Dîn". Son histoire va nous monter la justesse
de cette opinion[18]. »
Etait-il un Napolitain « qui se fit Turc pour pouvoir se venger d’un
comité qui l’avait souffleté "comme le dit Haëdo[19]
? » Ou, était-il Calabrais qui prit le turban comme l’affirme
Brantôme ?[20] »
Né en Calabre vers 1508, plus exactement près du Cap Colonne, à Licatelli,
un village de la côte, d’une famille de pêcheurs, il fut enlevé, en
1520, par Khayr ad-Dîn lui-même. Enchaîné au banc de la chiourme
pendant quatorze ans, en qualité d’esclave du Grand Seigneur, ‘Ali
connut les affres de la captivité et décida, à trente-quatre ans
d’embrasser lIslâm. Une nouvelle vie commençait pour lui. Son
courage, lors des grandes batailles, allait l’imposer aux autres.
« Avec toutes ses malices, écrit le père Dan, il ne fut pas moins
vaillant qu’ingénieux et rusé comme il le fit bien paraître en
diverses entreprises. » En 1565, il prit la succession de Darghût
(Dragut), tué dans les combats de Malte. « Il montra une telle
bravoure, dit Cervantès, que sans s’élever par les moyens et
procédés louches auxquels, pour avancer ont recours la plupart des
favoris du Grand Turc, il devint Beylerbey d’Alger en 1568[21]. »
A peine nommé à la tête de la Régence, il se lança dans la lutte contre
les Espagnols. Il leur prit Tunis en 1569 et participa à la fameuse
bataille de Lépante[22]
où il commandait en qualité d’Amiral. Il donna de si hautes preuves
de courage et d’expérience que peu s’en fallut qu’en ce combat naval
avec cent vaisseaux, il ne détournât le cours de la victoire qui
penchait déjà du côté des Chrétiens comme l’écrit Dan[23].
Sous une pluie de projectiles, il alla seul, reconnaître la flotte
chrétienne, en compter les bâtiments et en évaluer les forces. Cet
acte audacieux le mit en relief. Il reçut le glorieux surnom de
Kilidj (l’épée) ainsi que le haut grade de Kaptan Pacha.
Dès le lendemain de la défaite musulmane, il entreprit de reconstituer les
flottes islamiques et reprit, en 1574, la Goulette aux Espagnols et
Tunis également[24].
Infatigable, il guerroyait en Perse, en Géorgie et sur les côtes de Marve
sans perdre de vue les problèmes du Maghreb dont l’unification le
préoccupait tant. Il surveillait, attentivement, la politique des
souverains chérifiens qui cherchaient à s’allier à l’Espagne contre
la Régence. Il rêvait d’en finir avec des monarques alliés à
l’Infidèle et de faire de l’Afrique du Nord, un pachalik dont Alger
aurait été le centre politique. Il voulait concrétiser un rêve cher
aux grands Beylerbeys tels que Khayr ad-Dîn et Salah Raïs. La
réalisation de ce projet aurait eu des conséquences inattendues dont
la reconquête de l’Espagne. L’opération aurait été facilitée,
là-bas, par la présence de plusieurs milliers de Musulmans en armes.
Mais des calculs politiques sordides entravèrent les généreuses
intentions. « Fort heureusement, écrit de Grammont, la défiance
jalouse du Diwân de la Porte ne cessa pas de mettre des entraves à
la réussite de ce projet dans la crainte que les futurs pachas du
Gharb ne se rendissent indépendants[25]. »
La résurrection si rapide des forces musulmanes et leurs succès
retentissants attirèrent l’attention des dirigeants chrétiens sur
‘Uldj ‘Ali dont la réputation grandissait chaque jour. Dès 1572, le
Pape Pie V, par l’intermédiaire du Cardinal Alexandrini conseillait
à Philippe 13 d’Espagne de chercher à séduire ce grand amiral par
l’offre d’un gouvernement en Espagne ou en Sicile et « quand même
cette tentative n’aboutirait pas, elle n’en serait pas moins utile
en attirant les soupçons de Sélim sur l’amiral, le seul homme
capable, par sa valeur et son habileté, de soutenir les affaires de
cet Empire[26]. »
Le besoin de s’opposer aux entreprises espagnoles et portugaises autour de
la presqu’ île arabique avait entraîné la formation et l’entretien
d’une flotte musulmane dans la Mer Rouge. Mais on transportait
matériels et galères démontés, jusqu’au Caire et de là, vers Suez,
l’opération s’avéra très difficile, lente et coûteuse. Plus de la
moitié des convois se perdait en route, dans les déserts.
‘Ali Pacha mit toute son expérience, son prestige à démontrer au Sultan
les avantages de la percée d’une voie d’eau. L’idée d’un canal de
Suez était née. Malheureusement, le projet fut plusieurs fois
ajourné à cause des guerres contre la Perse.
Le grand marin mourut le 27 juin 1587 et avec lui ses rêves grandioses. Il
ne put aussi réaliser le grand dessein qui le hantait : la fondation
d’un Etat unique comprenant tous les royaumes de l’Afrique du Nord.
« La réalisation de ce grand rêve qui eut, peut- être, donné la
Méditerranée à l’Islâm, fut toujours entravée par les défaillances
du Grand Diwân. »
C’est ainsi que l’ancien berger et l’ancien esclave devint le personnage
le plus célèbre de l’Empire, après le Sultan. Il fut, écrit Defontin
Maxange, « le plus redoutable des marins renégats, le plus puissant
des pachas algériens, le plus illustre des corsaires et amiraux de
l’Islâm [...] Un corps et une âme cuirassés contre le malheur. » De
1530 à 1587, plus d’un demi-siècle de combats, sur terre et sur mer,
par une haine farouche du chrétien, notamment en Espagne, telle fut
l’action prodigieuse menée par ‘Ali Pacha Raïs.
6. ‘Ali Bitchin
D’origine italienne (il s’appelait Piccinino), ‘Ali serait venu
volontairement à Alger, poursuivre son métier de corsaire qu’il
pratiquait déjà dans l’Adriatique[27].
D’autres disent qu’il aurait été d’abord captif, puis affranchi par
le Caïd Fath Allah[28].
En tout cas, sa présence à Alger est attestée, dès 1599, et on s’accorde à
trouver le personnage « fascinant, intelligent, grand seigneur à ses
heures. »
De 1641 à 1645, il fut le chef incontesté de la Taïfa, et l’homme fort de
la capitale. Il sortit vainqueur dans le conflit qui l’opposa aux
Pachas envoyés par la Porte. A la puissance de l’argent, il joignit
celle de la politique : il avait pour lui les Raïs, les janissaires,
les Coulouglis, les Maures et les Kabyles. Un accord signé, le 22
décembre 1644, entre lui et le R.P. Hérault au sujet du rachat des
captifs est révélateur. ‘Ali y est mentionné comme « gouverneur et
capitaine général de la mer et terre d’Alger, » ce qui confirme la
forte position occupée par ce nouveau maître.
Sa fortune était des plus colossales. Malgré les pertes subies, en hommes
et en navires au combat de la Velone, en 1638, contre les Vénitiens,
‘Ali disposait à Alger d’un bagne privé abritant de cinq-cents à
huit-cents esclaves, deux palais luxueux, des dizaines de bâtiments
pour la course, des centaines de captifs répartis entre sa flotte et
ses domaines. Sa bonté était reconnue de tous. Dans son bagne privé,
« une chapelle de trois cents places était pleine à craquer tous les
dimanches[29]. »
Le Père Hérault, rarement tendre pour ceux d’Alger, reconnaît à ‘Ali
Bitchin, beaucoup de qualités : « Il faut avouer dit-il, que c’était
un grand esprit, doué d’une grande prudence humaine, fort généreux,
courageux au possible, politique au-delà du commun des Barbares[30]. »
Il fit construire, dans la capitale, l’une des plus belles mosquées[31]
et, avant de mourir en juillet 1645, « il donna la liberté à tous
ses renégats et renégates, toutes ses esclaves noires et à quatorze
chrétiens[32]. »
Bakîr était un grec converti. « Il avait l’esprit vif, rusé et dissimulé,
il était éloquent et intrigant, prodigue, hardi et perfide. » A
vingt ans, il fut roi de Tunis, mais il dut quitter vite son royaume
et se retirer à Alger avec ses deux galères et « de grand prince
qu’il était, il devint fameux corsaires. » Si Alger le reçut durant
quatre ans, c’était parce que ses galères « les meilleures du monde,
devaient rendre comme elles ont fait, cette ville-là, la plus
redoutable. »
En 1652, il sortit en croisière avec deux navires. Mais une furieuse
tempête l’attendait ; son bâtiment fut jeté sur les rochers du Cap
Nègre. Des centaines de matelots furent engloutis par les eaux.
Rares furent ceux qui, à la nage, regagnèrent la côte. Bakir était
de ces derniers, mais pas pour longtemps : un furieux coup de mer le
fit tomber et une vague violente porta sur lui une planche qui le
tua[34].
8. Hasan Barbiere
Une figure bien singulière ! D’origine portugaise, il servit longtemps
dans la marine algérienne après avoir embrassé l’Islâm. La
Gazette de France de 1665 (p.356) en fait un amiral de la
Régence[35].
Il avait cent-cinq ans lorsqu’il s’opposa à l’escadre du duc de
Beaufort en juin 1665, En effet, ce dernier vint attaquer une
division algérienne sous le canon même de la Goulette. Le capitaine
Des Lauriers qui commandait « l’Etoile » se trouva soudain en face
d’un bâtiment algérien de cinquante canons et de six-cents hommes
d’équipage. Le combat se termina par la mort du Raïs Hasan dont le
navire fut incendié mais aussi par la mort de Des lauriers et du
capitaine de Loire[36]. »
9. Raïs Bostandji Muhammad
Il commandait la frégate « L’Oranger » de 22 pièces et 80 hommes. En
février 1686, la guerre entre la France et la Régence faisait rage
et la marine d’Alger fit preuve d’une activité débordante. Bostandji
mit la main sur le « Marie Françoise » du Havre, chargé à Rouen et
le conduisit à Salé. Une fois le navire déchargé, il fut incendié.
On prête au Raïs ce propos : « Lé Roi de France brûle, il faut faire
de même[37]. »
Le Raïs fut capturé par les Anglais et emmené à Cadix puis remis en
liberté sur demande de Hadj ‘Ali (Mezzo Morto). Sur cette arrivée à
Alger, le consul de France Piolle écrit : « le 28 septembre 1687, M.
le Duc de Gravistour (anglais) est arrivé avec une escadre de 6
frégates de guerre, une flûte et le vaisseau qu’ils ont pris... armé
de Mores du pays que les Anglais ont vendu à Cadix et emmené le dit
navire corsaire avec le capitaine Bostandji, le forban qui prit le
navire français [le Marie Françoise] commandé par Deval il y a un
an.
Le 1er octobre : « On a débarqué Bostandji en triomphe ce matin. Son
navire doit entrer ce soir[38]. »
Mais lors du bombardement d’Alger par Duquesne en 1688, le bâtiment du
Raïs fut coulé[39].
Il était de Cherchell ainsi que son équipage. Il pratiqua la course
pendant des années, mais un jour, il s’empara, avec une galiote de
trois canons et huit pierriers, d’une barque française. Craignant
les foudres du Dey, il se retira avec sa prise à Tétouan. Nous avons
vu, dans le chapitre consacré aux déboires des capitaines et des
sanctions qui s’abattaient sur eux en cas de faute grave. ‘Ali fut
pourchassé, dépouillé de ses biens et mourut dans la misère pour
avoir désobéi au Dey.
11. Hadj Musa
« Connu depuis longtemps pour un homme modéré et des déportements duquel
nulle nation européenne ne s’est jamais plainte » nous dit le Consul
Lemaire[41].
En décembre 1749, il mit la main sur la corvette « la Marguerrite » de
Vannes, expédiée pour la traite des noirs et commandée par
Gervaiseau qui avait fait feu sur les Algériens, les prenant,
disait-il, pour des Salétins.
En août 1751, il rencontra, à la hauteur de Lisbonne, un vaisseau battant
pavillon français. En réponse au signal habituel, l’invitant à
produire le passeport, le capitaine répondit par des coups de canon.
Pourtant, Hadj Musâ avait, plus d’une fois, montré des égards pour
le pavillon de Sa Majesté et voulut, cette fois encore, éviter
l’incident. Malgré les protestations de son équipage, le Raïs laissa
partir le navire étranger[42].
12 Hadj M’Barek
Il avait la réputation d’être « fougueux, actif, infatigable, excellent
marin, audacieux jusqu’à la témérité. » Devenu l’effroi des
Chrétiens, il ne cessa de frapper les côtes espagnoles dont il
connaissait les moindres sinuosités. Sa tactique ? La surprise et la
rapidité dans les opérations. Il s’abattait sur les riverains comme
la foudre et repartait avant même que l’alarme eut pu être donnée.
Il sillonnait la Méditerranée à son aise et ce, de 1741 à 1763. Le
registre des prises maritimes a consigné ses exploits sur les
Portugais, les Hollandais et les Majorquins[43].
13. Hadj Muhammad
Qubtan
Etait déjà célèbre sous le règne de Muhammad Ibn ‘Uthmân Pacha. Az-Zahhâr,
se référant à « ce qui était consigné sur les registres des Raïs[44] »
dit que ce capitaine, durant ses sorties en mer, captura, au total
vingt-quatre mille prisonniers. Il combattit les Espagnols en 1775
et participa aux guerres de 1783 et 1748 devant Alger.
Sous le règne de Hasan Pacha, il lutta avec bonheur contre les Génois, les
Sardes et les Hollandais.
14. Muhammad Ibn Zurman
Ibn Zurmân montait la corvette remise par la France, pour compenser la
destruction, par les Napolitains, de la saëta algérienne, en 1792,
près des côtes de Provence.
En 1796, il entreprit la guerre contre les Portugais dans l’Atlantique. Il
surprit un jour une escadre qu’il croyait ennemie. L’accrochage fut
fatal, la bataille dura plus de cinq heures. Mais on s’aperçut qu’on
avait affaire à un bâtiment anglais, la méprise était si grave que
le Raïs n’osa pas retourner à Alger.
Le règne de Mustapha Pacha (1798-1805) fut riche en hommes de mer : cinq
cents Raïs dit az-Zahhâr ! Les uns pilotaient des bâtiments de
guerre, les autres étaient sur des bateaux de lignes, enfin une
troisième catégorie attendait l’occasion d’embarquer[45].
15. Hamîdû Ibn
‘Ali (Raïs Hamidou)
Le dernier des géants de la marine d’Alger[46]
! Il fut rendu célèbre par les périlleux exploits dont il était
passé le grand maître. Il ramena à Alger, par dizaines, navires de
guerre et bateaux de commerce et dut braver les marines les plus
puissantes.
Qui était le héros ? Ce n’était ni un Turc, ni un coulougli, ni un
converti, mais un arabe, enfant d’Alger, issu d’une tribu
montagnarde indépendante des environs. S’il était beau ? « Comme un
abencirage » répond Mrs Broughton[47].
A dix ans, il fit son entrée dans la vie active comme apprenti
tailleur, mais il découvrit vite qu’il n’était pas né pour ce métier
pacifique. Tout jeune, il aimait écouter les récits des Raïs
revenant d’une dangereuse expédition. Il brûlait du désir de marcher
sur les traces de ces champions de la Régence.
Aussitôt, il s’embarqua comme mousse à bord d’un corsaire algérien « et le
mousse devient matelot, le matelot officier, l’officier capitaine. »
Grâce au contact avec la mer et son monde, il apprit plusieurs
langues. Il parlait couramment l’anglais et l’italien.
Les premiers succès le firent connaître et apprécier. Le Bey d’Oran lui
confia d’abord un de ses chébecs, puis le commandement de sa flotte.
Un incident en mer allait illustrer Hamîdu. Trois chébecs, sous sa
conduite, affrontèrent deux polacres de guerre espagnoles et, au
lieu de fuir, le jeune et téméraire Raïs força, par des manœuvres
habiles, les unités ennemies à s’éloigner.
Le Dey Hasan (1791-1798) appréciait beaucoup les gens de courage et
portait un grand intérêt à la marine du pays. Il confia à Hamîdu un
superbe navire de douze canons, monté par soixante matelots. Les
captures succédèrent aux captures. Napolitains, Portugais,
Espagnols, Maltais, Génois, Grecs étaient ramenés à Alger avec leurs
navires et chargements.
Hélas! Une vie si intense ne pouvait échapper quelquefois à l’adversité.
Un jour, à la Calle, pendant la relâche, un violant coup de vent
emporta le chébec du Raïs et malgré les efforts de l’équipage,
l’ouragan brisa le bateau sur les rochers. La colère du Dey était
prévisible. Sans attendre, Hamîdu se réfugia à Tunis, puis à
Constantine, avant d’être pris et ramené devant le Dey. Le pardon
acquis, les croisières de nouveau ! Les affrontements avec l’ennemi
furent permanents. La frégate algérienne construite par l’espagnol
Maestro Antonio charpentier à Alger, donna une dimension nouvelle à
l’activité de Hamîdu. Armée de quarante canons, cette unité était,
aux dires des spécialistes, un chef d’œuvre. Belle, fine voilière,
excellente à la mer, elle était le vaisseau préféré du Raïs qui ne
voulait jamais s’en séparer.
C’est avec un tel bâtiment que ses exploits suscitèrent admiration des uns
et rancœur des autres. Hamîdû, las de coups de main faciles, voulut
s’illustrer par des coups d’éclat. Il cherchait les victoires
militaires : la capture d’un important navire de guerre, par exemple
! Le rêve devint réalité par la prise d’un vaisseau portugais de
quarante-quatre canons et deux cents quatre-vingt-deux prisonniers,
en 1207 de l’Hégire (1802-1803). C’était la victoire de l’année. La
joie, l’enthousiasme couvraient tout Alger, « un jour de fête » dit
ach-Charîf az-Zahhâr. C’est avec « la Portugaise » que le célèbre
Raïs devait tailler en pièces des escadres ennemies. Le registre des
prises maritimes, « Tachrîfat » étale les longues listes des
bâtiments tombés entre les mains des Algériens à cette époque. Mais
après tant de triomphes, la frégate connut une triste fin (Elle fut
brûlée par les Anglais en 1816, lors de l’expédition de lord
Exmouth).
La célébrité, à l’époque, avait ses inconvénients. Jalousé, Hamîdu, pour
des raisons restées obscures, fut exilé par le Dey à Bayrût, jusqu’à
l’avènement de Hadj ‘Alî Dey al-Ghassâl (novembre 1807- février
1809). Celui-ci le rappela et le chargea particulièrement de
l’organisation de la marine.
La guerre contre les Tunisiens le rebutait, mais il devait la diriger sur
mer. Jusqu’en 1814, il la soutint à contrecœur. Le 28 Rabî’ II (17
mai 1811), il se rendit maître d’une frégate tunisienne qu’il ramena
à Alger après un brillant combat. L’escadre algérienne se composait
de six bâtiments de guerre et de quatre canonnières. Les Tunisiens
lui opposèrent douze navires de guerre, mais la vraie bataille
n’engagea que la frégate de Hamîdu et celle qu’il ramena à la fin.
« Notre frégate dit un document, a eu quarante et un morts et celle
des Tunisiens, deux-cent-trente, que Dieu ait pitié d’eux et de
nous, car nous sommes tous Musulmans et qu’il daigne favoriser notre
avenir ! Amin[48]
! »
Guerre contre les Tunisiens, mais aussi guerre contre les Grecs qui
devinrent, à cette époque, de redoutables ennemis des Musulmans. Il
mit la main sur plus de vingt de leurs navires, chargés de blé et de
diverses marchandises, ainsi que trois corvettes non armées.
Dans la crise algéro-américaine, Hamîdu fut le principal acteur.
L’affrontement -allait précipiter la fin d’une vie glorieuse et
couronnée de succès.
L’armistice, signé en 1793, entre la Régence et le Portugal, ne manqua pas
d’avoir des répercussions sur les relations algéro-américaines[49].
Sous l’égide de l’Angleterre, l’accord conclu pour un an, permit aux
corsaires d’Alger de s’emparer de navires américains transportant du
blé pour la France. Les bâtiments de Lisbonne qui s’opposaient à
l’escadre algérienne, regagnèrent leur base laissant le champ libre
aux Raïs dans cette zone stratégique.
Le 8 octobre de la même année, les voiliers « Thomas » et « Hope » et le
shooner « Despatch » furent capturés. Trois jours après, vint le
tour des bricks « George, » « Oliver Branch » et « Jane » puis du
shooner « Jay". » Le 18 du même mois, un chébec d’Alger, de vingt
canons s’emparait de « La Minerve » de Philadelphie, puis du
« Président » qui fut mis à sac, et son équipage ramené à Alger.
La crise se prolongea jusqu’en 1795 ; ensuite, un traité fut signé. Il
engageait les Américains à verser à la Régence un tribut annuel de
vingt-cinq mille soltani or (az-Zahhâr parle de deux millions et
demi de douros et trois bâtiments de guerre). Cette somme fut
régulièrement remise jusqu’en 1810 puis suspendue après opposition
du Congrès. La tension entre les deux nations allait en s’aggravant.
De défis en menaces, on en vint à la guerre.
On lit dans les « Tachrîfât, » les détails des sorties vers les
lieux de rencontre ou les champs de bataille : « Le dimanche 22 du
mois de Cha’bâne 1227 (1812), ont été désignés trois navires de
guerre pour aller croiser dans l’Océan et courir sur les bâtiments
américains, hollandais, suédois et danois dans les parages qu’ils
fréquentent [...]. Que Dieu leur donne la victoire et le salut pour
compagnons[50]
! »
Les affrontements durèrent de nombreux mois. Début 1815, une division
américaine composée de trois frégates, un sloop, un brick et trois
shooners, surveillait depuis des semaines le détroit de Gibraltar.
Elle mit la main sur deux vaisseaux de la Régence, l’un dans le port
de Carthagène et l’autre à Alicante. Le 15 juin, à hauteur du Cap
Gat, un violent engagement tourna à l’avantage des Américains, grâce
à l’effet de surprise.
Hamîdû, bien que grièvement blessé, restait lucide et de son poste de
commandement dirigeait, lui-même, les opérations et la manœuvre de
son navire, lorsqu’un boulet de 42, lancé par « la Guerrière » vint
couper le bâtiment en deux. Avant de rendre l’âme, Hamîdu recommanda
à ses collaborateurs, de jeter son corps à la mer, pour qu’il ne
tombe pas entre les mains de l’ennemi.
« La mort de ce chef, écrit Dupuy, n’arrêta pas tout de suite l’héroïque
défense des pirates. Il fallut, pour qu’ils se rendissent que
« l’Epervier » leur lâcha neuf bordées consécutives[51]. »
Devoulx qui n’a jamais été tendre pour la marine algérienne, ni pour ses
officiers, ne put s’empêcher de dire au sujet de la fin tragique de
Hamîdu : « Mort glorieuse et digne d’un brave, il expira sur le banc
de son commandement, calme et intrépide sous les feux d’une division
américaine qui l’avait surpris [...] et à laquelle il tenait
honorablement tête[52]. »
16. Sur les traces de
Hamîdû.
Les trente dernières années de la Régence furent riches en hommes d’action
qui, dans les conditions les plus désavantageuses, accomplirent des
prouesses. Sans se laisser abattre par les problèmes internes et les
difficultés externes, les succès succédaient aux succès. Ils
allèrent ainsi « jusqu’au bout. »
On peut citer : Al Hadj Ya’qûb, Qara Denzlî, Al Hadj Muhammad al Islâmî[53],
Muhammad Oua’lî, Kourdoughlî Allouach, Ahmad Raïs, Hadj Slîman,
Nu’mâne, ‘Abbas, Ahmad Zmîrlî, Hadj ‘Ali Tatâr « qui avait tué un
capitaine français, fut arrêté puis relâché, » Ibn Tâbaq « qui
combattit les Espagnols même sous les forteresses de Barcelone. » Il
était sur le grand brigantin armé de trente-six canons. Il y avait
également Dahmane Oulid Bâba Cherif « homme courageux et
expérimenté, » Qadûsî, Mustapha Qahwâdjî, ‘Ali al-Bouzarrî’î, Brahim
oulid at-Têurdjmân.
Tous ces capitaines avaient raflé à l’ennemi, et avec une marine
décadente, des dizaines de bâtiments, avaient riposté avec
détermination aux attaques et contraint l’adversaire à ne se
hasarder que prudemment dans l’Océan et la Mer Blanche.
Ainsi, la marine algérienne fut une école de haute formation pratique.
Elle fournit à l’Empire ottoman, des officiers Je premier rang. Les
principaux furent Khayr ad-Dîn, "Uldj ‘Ali[54],
Hasan Pacha al-Djazâ’irî en fut un autre exemple. D’abord Bey
d’Oran, sous le règne du Dey ‘Ali Pacha (1754- 1766), il dut quitter
son poste à la suite d’un différend avec le frère de ce dernier[55].
Craignant le pire, il se sauva à Istambûl. La chance allait lui
sourire. Lors de la guerre russo-turque, il fit preuve de courage et
d’imagination. La flotte ennemie ayant achevé le siège de l’île de
Lemnos, il fallait le briser. Hasan réussit et les Russes s’en
allèrent,... Il fut nommé Capoudan Pacha[56].
La bravoure légendaire de ces hommes fit dire à E.Plantet que « Ni les
Frères de la Côte, ni les boucaniers de Saint Domingue, ni les
aventuriers - flibustiers des Indes ne peuvent être comparés aux
Raïs d’Alger[57]. »
On ne peut espérer pour ces capitaines un hommage meilleur !
[1]
Les Barberousse ont déjà fait l’objet de toute une
littérature : notices, biographies plus ou moins romancées,
chroniques à leur louange ou hostiles à leur politique,
travaux modernes se voulant objectifs... Nous renvoyons à la
bibliographie de notre « Ghazawât. » Thèse de 3ème
cycle, Aix en Provence, 1972 et à celle de ce travail. La
plus récente étude est celle de J. Belachemi, « Nous les
frères Barberousse, corsaires et rois d’Alger, » Fayard,
Paris, 1984.
[2]
Watbled, R.A.,p. 352.
[3]
Les
Espagnols oubliaient leurs actes et méthodes en Amérique.
Pour peu d’argent, ils lançaient contre les pauvres
populations sans défense, leurs chiens dressés à la chasse
de l’Indien. Ils étaient aussi impitoyables, sinon plus, que
leurs adversaires. Khayr ad-Dîn n’eut que les défauts de son
siècle.
[4]
Aranda, Relation, p. 64.
[5]
Haëdo, Histoire des Rois d’Alger, p. 196. Cervantes,
Six nouvelles de M.de Cervantès par le sieur d’Avdriguier
(Voir l’Espagne anglaise et Don Quichotte de la Manche, Ch,
XL).
[6]
Bossy Monique, Dix-huit Lettres et un Texte Singulier
adressés par les Seigneurs d’Alger au Grand-Duc de Toscane
(1577-1590), Mémoires de D.E.S, Alger 1971.
[7]
François de Médicis régna d’avril 1574 à octobre 1578.
[8]
Malgré de telles réflexions sur la vanité de la puissance et
sur les changements de la fortune, Galibert dit de lui :
« ...ennemi mortel des chrétiens et surtout des Espagnols ;
il s’était signalé contre eux par tant d’atrocités... maître
impitoyable et barbare » (L’Algérie ancienne et moderne, p.
212.)
[9]
Ruff (P), La domination espagnole à Oran, p. 137.
[10]
Galibert, op.cit. p. 192.
[11]
Turbel-Delof, L’Afrique Barbaresque, p. 170 donne en
note, sept références relatives à ce Raïs, B.C. p. 101 -
Haëdo, Histoire...
[12]
Charrière (E), Négociations de la France dans le Levant,
IV, p. 124.
[13]
Tomba à 12 ans au pouvoir de Qara Ali ; garçon bien doué,
habile, valeureux et téméraire (Haëdo, Histoire...,
pp. 173-176-180-181 et 202)
Sur Murad Raïs:
- Haëdo, les Rois... pp. 173-181.
- Charrière (C.), Négociations de la France... IV, p. 124.
- Villain Gaudossi, La Méditerranée...
- Devoulx (A.), Les archives du consulat de France à Alger
- Turbet-Delof (G.), L’Afrique
Barbaresque, p. 170, Bibliographie Critique, p.
323.
[14]
Histoire des Rois d’Alger,
pp. 196-197
[15]
C.S Mémoires sur les Etats Barbaresques, p. 16.
[16]
Spalato, ville fortifiée de la côte dalmate.
[17]
Villain Gaudossi, La Méditerranée.
[18]
Haëdo, Histoire... pp. 134-154.
[19]
Haëdo, op. cit. p; 137.
[20]
Brantôme, Grands Capitaines,
Ed. Lalanne, II, p. 63 cité par Turbet-Delof, l’Afrique
Barbaresque. p. 134.
Dan, Histoire... p. 22.
[21]
Türk Ansiklopedisi, I, p. 324.
Grammont, « Un pacha précurseur de F.de Lesseps, »
R.A., 1885, pp. 359-365. Cependant, il faut noter que dès
1569, il eut pour adjoints : ‘Arab Ahmad et Ramdhân Pacha.
[22]
Bonne analyse de l’action de ‘Uldj ‘Ali lors de cette
célèbre bataille dans Défontain Maxange, Alger avant la
conquête... pp. 130-151.
[23]
Dan, Histoire... p. 22.
[24]
Grammont, Histoire... p. 110.
[25]
Grammont, La course, L’esclavage... p. 10.
[26]
R.A., 1885, pp. 362-367 : Lettre de l’Ambassadeur de France
à Constantinople, Savary de Lancosme, au roi Henri III, 25
juillet 1586, Histoire Universelle, VI, 254.
Si Defontin Maxange insiste sur l’ascension exceptionnelle de notre
héros disant que « parti d’une barque, le pêcheur était
arrivé à se faire suivre de trois-cent vaisseaux auxquels il
commandait » (p. 209), Grammont, quant à lui, a souligné la
noblesse et le sens de l’humain qui animèrent ce chef. « La
témérité et sévérité, écrit-il, n’excluaient nullement les
sentiments généreux ; les prisonniers tombés entre ses mains
n’étaient ni vendus au marché ni astreints aux durs travaux
; il en peupla une île de l’Archipel qui contenait
trois-mille de ces colons au moment de sa mort". (Un
pacha... R. A. 1885, p. 302).
[27]
Grammont, Relation entre la France et la Régence d’Alger
au XVIIème siècle, Alger, 1879, 3ème partie, p. 5, note
1.
[28]
Devoulx, R. A., t. VIII, p. 34.
[29]
Aranda, Relation de la captivité... p. 3 (1 Le sieur
d’Aranda fut esclave à Alger de 1640 1642. 'Alî Bitchin fut
son troisième maître. Dans sa relation, il décrit avec des
détails, le personnage, sa fortune et sa tolérance envers
les chrétiens.
Captif à Alger, il fut racheté par le consul
Barreau (Le Fère j.), 1646-1661
[30]
Hérault (Le Père). (Continuation de Mémoires...
R.O.M.M.. 1/1975, p. 35.
[31]
Construite à la limite des deux anciennes parties de la
capitale, à l’extrême nord de la Grande Rue qui relie Bab
'Azzûn à Bab al-Wâd dont elle forme l’angle avec la rue de
la Qasba.
[32]
Hérault, op. cit. p. 34.
[33]
« Un corsaire algérien au XVIème siècle, » R.A. 1982.
Le texte est de
Daulier, secrétaire du Roi de France, pris en mer en 1651
alors qu'il se rendait au Portugal.
Captif à Alger, il fut racheté
par le consul Barreau (Le Père j.), 1646-1661
[34]
Un esclave chrétien dit de lui :
« Néron, Hérode, Héliogabale,
Caligule et Sardanapale,
Par un merveilleux raccourci
En un seul corps gisent ici » (R.A., 1892, p. 17)
[35]
Turbet-Delof, Presse
Périodique de France, 1665, p. 30.
[36]
Grammont, La course... p. 30.
[37]
A.C.C.M. Série J 1352, Lettre du consul Piolle, 23 mai 1686.
Sur les circonstances et les
conséquences de cette prise, S.I.H.M., t. II. Lettre de
Pierre Deval à Perillié, consul à Salé.
[38]
Mémoire de Piolle - Alger 2 oct. 1687. Aff.Etr, Alger,
Correspondance consulat-vol. 2, 1156 V° 56.
[39]
Turbet Delof, op.cit.P.30.
On ne peut oublier le Raïs Sulaymân qui, après avoir capturé plusieurs
vaisseaux à l’ennemi, mourut lors d’un combat contre un
lougre appelé le Soleil de Saint Malô mais la cargaison de
morne arriva tout de même à Alger... Le Raïs ‘Alî Mamî
‘Arabâdjî, corsaire réputé et craint ; son nom est lié à des
prises importantes dont le navire de Tiboudau d’Olonne, en
août 1620 avec équipage et marchandise, évaluée par le
consul Chaix, à 45 000 écus (R. A., 1879, p. 104).
Le Raïs Canari, lui, fut un des plus fameux
capitaines d’Alger. Par une hardiesse inouïe, il sillonnait
sans crainte la Méditerranée et l’Océan en multipliant les
prises. En 1680, il sortit à la tête de six bâtiments
utilisant la bannière de France, jeta l’ancre en rade de
Livourne, fit prisonniers les deux officiers du port « venus
le complimenter » ainsi que l’équipage de leur chaloupe. Il
relâcha les deux employés du consulat de France montés à
bord. Une autre fois, opérant à partir de l’île anglaise de
Wight (dans la Manche), il attaquait les marchands
hollandais et ramenait ses prises à Londres. Mais lorsque
ses habituels acquéreurs refusèrent de les lui acheter,
Canari protesta invoquant l’article 10 du traité
anglo-algérien. Il fut particulièrement visé par les
poursuites de Tourville et Chateau Renaud. Il parvint
toujours à regagner Alger. Il mourut en 1688.
[40]
Sur les Raïs du XVIIIème siècle : liste dressée d’après
« les états des frais de la Chancellerie du Consulat de
France à Alger, concernant les écritures pour les corsaires
de la Régence, » A.C.C.M. série E/59 (1749-1791).
Sur ‘Alî Bouchî, la lettre du consul Durand à
MM. du Commerce, Alger, 21 mai 1703 (Grammont, Corresp. p.
100).
[41]
Voir le chapitre : Déboires et sanctions.
[42]
A.C.C.M. série J (Journal du consul Lemaire).
[43]
Sur Hadj Embârek, R.A. 1872, pp. 35-42.
[44]
Zahhar, op. cit. p.25, Devoulx, série d’articles, R.A. 1871.
[45]
az-Zahhar, op. 80.
[46]
Sur Hamîdû, les travaux de Devoulx cités dans la
bibliographie, Hubac, les Barbaresques, pp. 223- 231;
Pananti, Aventure... trad. française, pp.73-76.;
al-Zahhar, Mudhakkirât, p.74.109-119. L’on remarquera
que l’E.I. ne lui pas consacré de notice.
[47]
Bardoux (J), « La vie d’un consul auprès de la Régence
d’Alger, » R.A. 1924, pp. 277-278.
[48]
Tachritfât,
p. 13; Zahhar, op.cit.pp. 106-107.
[49]
Les Etats-Unis ont, de tout temps, souhaité étendre leur
navigation dans la Méditerranée et leur commerce jusqu’en
Egypte et en Syrie. Avant leur indépendance, leurs armateurs
faisaient un commerce considérable sur les côtes orientales
espagnoles et sur les côtes italiennes au moyen de
passeports anglais. Lors de la signature d’un traité de paix
avec la France, il fut stipulé que cette dernière
interposerait sa médiation pour leur procurer la paix avec
les Régences du Maghreb. Aussi en 1794, deux agents
français, envoyés dans ces pays, tentèrent d’amener ces
derniers à conclure la paix avec les Américains.
[50]
Tachrîfât,
p. 103.
[51]
Dupuy, Américains et Barbaresques, pp.304-305.
[52]
Raïs Hamidou, p. 103.
[53]
Les convertis d’origine juive s’appelaient Islâmî.
[54]
Grammont, Histoire... p. 258, note 1 : « Mezzo Morto, après
son départ d’Alger et son passage à Tripoli fut nommé grand
amiral et se fit remarquer aux batailles de Chio et
d’Andros. »
[55]
Dali Ibrâhîm Agha avait réclamé au Bey un beau cheval auquel
ce dernier tenait jalousement. Hasan refusa et pareille
attitude engendrait à l’époque, un complot ou une vengeance.
Ce qui arriva au Bey.
[56]
Zahhar, op. cit.pp.28-29.
[57]
Plantet (E.), Les consuls de France à Alger avant la
conquête, 1579-1830, Paris, 1930, p.39.
Khayr ad-Din Barbarossa