7. Valeurs
professionnelles
Nombre d’observateurs européens ne pouvaient comprendre les secrets de
tant de succès remportés par les Raïs. Beaucoup de questions les
tracassaient : comment « ce ramassis de gens sans foi » se sont
rendus si forts et si redoutables ? Comment une « société de
voleurs » a pu faire une république ? Comment une « poignée de
misérables » a- t-elle défié l’Europe ?
Pourtant les raisons de tant de gloire et de succès paraissent évidentes.
Sur le plan des individus, les qualités des Raïs étaient légendaires.
Alertes, intelligents, familiers des flots, habitués au maniement
des armes, confrontés aux situations les plus inextricables, ils ne
furent jamais des hommes ordinaires. Livrés très souvent à leurs
propres ressources, ils devaient réussir, vaincre, survivre à la
rigueur. Révélant des qualités de commandement certaines, rien ne
leur résistait. « Il faudrait des volumes, disait de Grammont, pour
raconter les hauts faits de ces grands Raïs[1]. »
N’est-ce pas que « l’authentique vérité est celle qui est reconnue
par l’adversaire, » comme dit le poète[2] ? De Fercourt
fut pris en mer le 4 octobre 1678 à la hauteur et à la vue des îles
Hyères par Hadj Husayn (Mezzo Morto). Il nous décrit son ravisseur,
« homme grand, bienfait, hardi et entreprenant. »
Sur le plan de l’organisation, les dirigeants avaient su, dès le début, se
doter de bonnes lois, de règlements judicieux touchant la
discipline, l’hygiène à bord, le respect de la hiérarchie, la
motivation, l’avancement, la solde, le tout aiguisait l’ardeur au
combat et l’abnégation dans toute entreprise.
La foi islamique et le devoir du Jihâd entretenaient chez de tels
combattants l’audace, la volonté et les dispositions qui faisaient
cruellement défaut à leurs rivaux. N’a-t-on pas vu certains hauts
responsables en Occident se plaindre de l’anarchie et du
laisser-aller qui minèrent, en fin de compte, tout le corps de la
marine ?
Lacroix affirmait qu’il n’y avait point de corsaires qui soient si
puissants sur mer que ceux d’Alger[3].
Colbert écrivant le 7 juillet 1662 à La Guette, déplorait la
situation qui régnait alors dans la marine française. « Le Roi,
dit-il, continue à témoigner de dégoût des affaires de la marine sur
ce que, non seulement son armée navale n’a rien exécuté ni même
tenté en tout le temps qu’elle a été à la mer, mais que la discorde
s’étant mise entre les principaux officiers, ils s’appliquent
davantage à envoyer des procès-verbaux pour leur justification qu’à
travailler de concert à ce qui peut satisfaire Sa Majesté et à
donner de la réputation à ses forces maritimes[4]. »
Avec une pareille marine, la Régence ne devait ni hésiter ni reculer.
Nulle force navale n’était au-dessus de celle d’Alger quand il
s’agissait de préparer une escadre.
Les Raïs, habitués aux dangers ne craignaient ni les éléments ni les
ennemis Ne furent-ils pas l’âme de la résistance lors des attaques
européennes contre Alger ou contre le littoral ? Il faut relire
Haëdo qui, malgré son fanatisme et sa haine virulente de l’Algérien,
a laissé un témoignage sans pareil sur la réputation fondée des
Raïs. « ...Tandis que les galères chrétiennes mènent grand bruit
dans les ports, ceux qui les montent y préparent à loisir leur
nourriture [...] passent les jours et les nuits à banqueter, à jouer
aux dés et aux cartes [. ..] ces corsaires algériens battent à leur
gré toutes les mers du Levant et du Ponant, sans avoir rien à
redouter et comme s’ils en étaient les maîtres incontestés [...] On
dirait des chasseurs qui poursuivent des lièvres par passe-temps ;
ici, ils prennent un bateau chargé d’or et d’argent et revenant des
Indes, là un autre venant de Flandre, puis encore un autre arrivant
d’Angleterre, à ceux - là, en succèdent aussitôt du Portugal ou de
Venise ou de Sicile ou de Naples, ou de Livourne ou de Gênes, tous
porteurs de riches et copieuses cargaisons[5]. »
Leur devise ? Etre « sans peur et sans pitié ! »
« Sans peur, écrit Delvert, on les voit s’attaquer seuls sur leurs bateaux
légers aux plus lourds vaisseaux, quelque soit le nombre des
ennemis, résister aux tempêtes les plus violentes, apparaître à
l’improviste, narguer l’ennemi de leur folle audace, mettre à sac
tel village voisin de Gênes, alors que toute la flotte de Doria est
dans le port[6]. »
Ne voit-on pas le consul de France Baume reconnaître la valeur d’un Raïs
d’Alger et le recommander à la chambre de Commerce de Marseille par
ces mots : « Je vous prie MM.de faire une attention favorable à la
juste et secrète prétention du capitaine... qui a sauvé de la prise
et du naufrage une tartane de Marseille commandée par patron Peire
qui a été insultée par une autre galiote vers le cap de Gate[7]. »
Le consul français de Kercy, explique d’une manière étrange, le secret de
tant de victoires de la part des Raïs algériens. « Ce n’est pas
seulement sur leurs forces, sur leur bravoure supérieure à celle de
toutes les nations et sur la division qui règne entre les puissances
chrétiennes que les Algériens fondent leur sécurité, c’est encore
sur la protection du ciel qui doit faire tourner jusqu’aux éléments
en leur faveur[8]. »
Dans la guerre contre leurs nombreux adversaires, ils n’avaient pas
d’équivalents de leur trempe et ils se savaient invulnérables. On
les voyait accourir et combattre au premier rang comme à Malte, à
Tunis, à Lépante où ils acquirent la réputation méritée d’être les
meilleurs et les plus braves marins de la Méditerranée[9]. L’ambassadeur
marocain, At-Tamagrûti (mort en 1003/1549-1593), chargé d’une
mission à Istambûl par le Sultan Sa’adien Ahmad al Mansûr, s’arrêta
à Alger en 1589. Il y remarqua la solidité du système de défense, le
nombre élevé de militaires et le port plein à craquer de navires.
« Les Raïs d’Alger, écrit-il, sont connus pour leur bravoure, leur audace,
leur parfaite connaissance des choses de la mer. Ils sont supérieurs
aux Raïs d’Istambûl, et de loin ! Ils inspirent plus de crainte et
plus de terreur à l’ennemi. Ceux de Constantinople ont moins
d’expérience et font preuve de beaucoup de négligence, chose qui
n’arrive jamais aux Raïs d’Alger[10]. »
8. Déboires et
sanctions
Malgré la témérité légendaire et la foi inébranlable, le succès en mer
n’était pas toujours assuré. La chance ne souriait pas chaque fois à
ces intrépides.
Les Pères Capucins, Clément de Ligny et Yves de Lille racontent dans « Discours
Véritable » leur capture et leur vie à bord d’un bateau corsaire
conduit par Hasan Calafat, « redoutable corsaire magicien » qui,
attaqué par quinze galères, en 1626, ne se rendit qu’après neuf
heures d’un combat forcené, non sans avoir mis le feu à son vaisseau[11].
Le Mercure galant de janvier 1684 relate le combat du Chevalier de
Lhery contre deux bâtiments algériens « très malmenés dans les
parages du Cap de Charbonnière (Sardaigne), ces deux vaisseaux dont
« Le Lion d’Or » parvinrent à trouver refuge aux environs de Gaete,
« ces barbares ayant pris la résolution de se faire esclaves plutôt
que de se rendre[12]. »
Une descente malheureuse, une opération manquée, une action mal préparée,
une absence de vigueur dans le combat, une erreur d’appréciation ou
une initiative infructueuse, tout cela était sévèrement sanctionnée[13].
En général, le capitaine était relevé de son commandement et
devenait alors drogman d’un consul ou pilote sur la côte. Parfois,
la peine était plus sévère.
Au début de 1751, le Dey fut informé qu’Ali Raïs, l’amiral commandant « le
château » et Ibrahim Raïs, commandant le « Dantzick, » en croisière,
s’étaient donnés « des repas réciproques pendant le voyage et
avaient poussé la débauche jusqu’à s’enivrer et que, dans le vin,
ils s’étaient vivement querellés. » Tous deux furent dégradés. Le
commandement de l’amiral fut confié à Sulayman Raïs, capitaine de la
corvette « Le Macho. » Le Dey laissa « le Dantzick » sans commandant[14]
!5°).
En décembre 1751, deux navires de la Régence étaient attaqués par deux
vaisseaux de guerre espagnols de soixante pièces. Le Raïs Sulayman
qui commandait une de ces unités, et après avoir soutenu un combat
acharné, dut abandonner son navire. Le Dey, pour le punir, le fit
étrangler ainsi que son lieutenant et le maître canonnier[15].
Plusieurs fois, les foudres du chef s’étaient abattues sur ces vaillants,
mais malchanceux guerriers. En mai 1792, une frégate napolitaine
« la Sirène » avait poursuivi, devant les côtes françaises, deux
bâtiments algériens. Plusieurs membres de l’équipage, trois cents,
dit-on, abandonnèrent leurs navires et se réfugièrent en France où
ils furent bien traités. Après avoir été radoubées à l’arsenal de
Toulon, les deux unités furent renvoyées à Alger. Le Dey fit mettre
les deux Raïs en prison « pour s’être approchés des côtes françaises
contre ses ordres et ne pas s’être battus. » Un des capitaines fut
étranglé, l’autre reçut six cents coups de bâton ! Aussi,
arrivait-il à des Raïs infortunés de déserter, de peur d’avoir à
répondre de certaines fautes ou méfaits. Dans ces cas, le navire
regagnait le port, sans pavillon. C’est ce qui arriva à Ibn Zarmân
Muhammad. A bord d’une corvette, il se hasarda dans l’Atlantique,
attaqua, sans succès, des navires anglais qu’il croyait portugais.
Devinant la colère du Dey, il décida de se réfugier au Maroc, en
attendant des jours meilleurs. Il y resta jusqu’à la mort de Hassan
Pacha (1798).
Les Raïs contrevenants aux instructions étaient également punis. Plusieurs
cas de négligence, d’interprétation personnelle des ordres,
d’initiatives prises à la légère, coûtèrent très cher à leurs
auteurs.
Un accord fut signé en 1666, entre le chef de la Régence et le Duc de
Beaufort. Quelques années plus tard, trois Raïs, ayant violé les
directives reçues, en application de cet accord, furent pendus et
leurs corps jetés à la mer, en présence du Comte de Vivonne,
commandant une escadre de bâtiments de Louis XIV. La barque
appartenant au sieur Touache, ayant été prise par un capitaine
d’Alger, le consul Durand intervint auprès du Dey qui, sans tarder,
lui donna satisfaction. Dans une lettre aux Echevins de Marseille,
il s’empressa d’annoncer : « J’ai eu toute la justice possible du
Dey au sujet de la contravention faite au patron Touache [. ..] J’en
ai eu ample satisfaction. Le Raïs a été mené à la Maison de l’Agha
et condamné à cinq cents coups de bâton pour le mal traitement fait
aux dits équipages[16].
L’année suivante, une galiote d’Alger s’empara d’une barque
française. Le Raïs, tenté par le petit trésor, se retira à Tétouan.
Portée par le Consul devant Hassan Chaouch Dey[17],
l’affaire prit des proportions inattendues. L’enquête ayant montré
que le capitaine et son équipage étaient originaires de Cherchell,
ordre fut alors donné de mettre la main sur tout ce qui appartenait
aux fuyards. Ensuite, un navire fut dépêché à Tétouan, réclamer la
galiote d’Alger, l’argent et les effets provenant de la prise. En
attendant le résultat des démarches, le Dey « remit aux Français
victime, une chaloupe, une ancre et le nécessaire. » Quelques temps
après, trois déserteurs regagnèrent Cherchell. Ils furent
appréhendés et mis aux forts. Quant au Raïs, il fut dépouillé à son
tour, par le Caïd de Tétouan et vécut dans la misère jusqu’à sa mort[18].
La Condamine, durant son séjour à Alger, apprit que le capitaine
d’Alger qui enleva quinze Languedociens, avait été sanctionné et
avait reçu la bastonnade. Les captifs furent rendus sur le champ au
Consul[19].
‘Ali Raïs commit, un jour, une faute grave. La galère du Dey reçut l’ordre
de désarmer sur le champ. Le capitaine fut, non seulement dégradé,
mais relevé du commandement de deux autres vaisseaux dont il était
le chef depuis des années, il se trouva même, afin d’échapper à la
fureur du Dey, dans l’obligation de se cacher[20].
En novembre 1744, un capitaine algérien s’était emparé d’un bâtiment
hollandais, sous le prétexte que le navire n’avait pas de passeport
; le commandant de la prise ayant prouvé que le Raïs l’avait, au
contraire, déchiré, le Dey fit donner la bastonnade à ce dernier et
ordonna de remettre le navire et la cargaison au Consul des Etats
Généraux[21].
Il ne suffisait pas à l’autorité de rendre à leurs propriétaires navires
et marchandises, il fallait sévir contre les amateurs d’infractions.
Le vaisseau « La Résurrection » de Nantes, fut pris en décembre 1748 par
un corsaire d’Alger. Le Dey le restitua, sans difficulté, mais
destitua le Raïs, auteur de l’enlèvement[22].
Un auteur capitaine avait commis certaines fautes à Tripoli. Le Dey
reçut une plainte de cette Régence. Il fit donner à cet extravagant
« six cents coups de bâton sur le derrière, en observant de faire
mettre un homme frais à chaque vingt-cinq coups pour qu’ils fussent
mieux appliqués, puis il déposa le Raïs du commandement[23]. » Violer les
règlements n’était pas faute pardonnable. C’est ce qui arriva à
quelques officiers dont ‘Umar Raïs « qui fut disgracié pour s’être
emparé de sept vaisseaux anglais » malgré les instructions données[24].
La bastonnade et la révocation semblent avoir été les punitions courantes
qu’encouraient les Raïs. En 1754, un d’eux avait arrêté un bateau
anglais qui, muni d’une autorisation, chargeait sur la côte
oranaise, un autre s’était séparé de son escadre pour aller piller
les habitants des régions côtières. Tous deux eurent droit à trois
cents coups. La même année, une galiote algérienne s’était emparée,
dans les environs de Majorque, d’une flûte. Après examen, elle fut
remise, par le Dey, à son patron. Mais quelques jours après, le
Khaznadar fit saisir des vêtements et autres objets qu’un membre de
l’équipage avait remis à un juif pour les vendre. Ils appartenaient
au patron de la flûte libérée. Le Dey déposa le Raïs « en le
déclarant incapable de monter à l’avenir aucun navire de la
République[25]. »
Un brigantin français « L’Elisabeth d’Orient » parti de Marseille pour les
ports du Ponant, fut pris par une galiote algérienne. Mais à cause
de la maladresse du Raïs, le navire échoua à la bouche du port. On
fut contrant de le démolir. Et notre Raïs n’eut la vie sauve qu’en
courant se réfugier au tombeau de Sidi de ‘Abd ar-Rahmân[26].
Le gouvernement de la Régence était décidé à contenir, par tous les
moyens, les excès de ses marins.
Le 14 septembre 1763, un Raïs amena la barque du capitaine Aubin. Dans une
nouvelle croisière, il s’attaqua à un bâtiment anglais « qu’il
dépouilla de toutes ses hardes et provisions. » Le Dey « en a fait
très bonne justice ayant fait donner trois cents cinquante coups de
bâton à ce Raïs et autant à son second[27]. »
Sous le règne de Mustapha Pacha, eut lieu le procès d’Ali Tatar Raïs. On
lui reprochait d’avoir battu, dans la rade de Tunis, un capitaine
français. Dans son jugement, le Khaznadar décida, sans autre forme
de procès, qu’il serait étranglé et que son corps serait jeté à la
mer. « L’exécution, raconte P. Hulin, allait suivre lorsque je me
joignis au citoyen Dubois Thainville pour demander et obtenir sa
grâce au nom du gouvernement français[28]. ».
Un officier anglais, le capitaine Walter Croker, fut en août 1815, le
témoin d’un combat naval entre une corvette algérienne et cinq
frégates hollandaises au large d’Alger. « Une frégate de la Régence
tenait compagnie à la corvette mais elle n’avait pris aucune part au
combat ; elle entra dans le port où la corvette la suivit au milieu
des acclamations du peuple d’Alger. Elle eut un homme tué et deux
blessés (...) Le Dey a fait Amiral en chef le Raïs de la corvette et
lui a conféré beaucoup d’autres honneurs. Le Raïs de la frégate
reçut cinq cents coups de bâton pour n’avoir pas soutenu la corvette
et perdit son rang de capitaine[29].
9. Influence à Alger
Les Raïs formaient à Alger une puissante corporation appelée « Taïfa. »
Malgré un effectif modeste, leur force, leur cohésion, leur fortune
et leur succès en avaient fait une troisième caste redoutée et
combien enviée. Autant la milice était détestée par la population[30],
autant la Taïfa était populaire et estimée. En effet, toute une
partie de la capitale et des environs vivait de leurs activités.
L’opinion publique les entourait d’hommages, le pouvoir central les
craignait, les janissaires les jalousaient. Dans une lettre du 23
avril 1687[31],
le Consul Piolle met en relief cette force. « Depuis dix jours,
écrit-il, le Dey a fait trois assemblées en particulier à sa maison
avec les principaux officiers de la marine. La résolution de la
rupture de la paix avec la France a duré cinq jours. Le Bacha a fort
contribué à la paix. La « Taïfa » demande la guerre[32]. »
A Alger, les Raïs « seigneurs et appui du Royaume » dont la volonté avait
force de loi, habitaient de riches maisons près de la mer, dans la
partie occidentale de la capitale. Ils occupaient un vaste quartier
habité seulement par eux et les officiers sous leurs ordres, « sorte
de forteresse dans laquelle ils se sentaient en sûreté » contre un
coup de main de la milice « turbulente et qui ne pardonnait pas à
ces marins leurs richesses de Sultan. »
Unis, solidaires, courageux et surtout « sources de richesse, » nos Raïs
pouvaient dicter leur volonté au Diwârt. Le Sultan ottoman
n’avait-il pas choisi les gouverneurs de provinces parmi les amiraux
? Pendant presque tout le XVIème siècle, les pachas envoyés à Alger
étaient d’anciens Raïs. Les chefs de la Régence furent presque tous
d’anciens capitaines. Après ‘Arrudj, soldats turcs et capitaines de
galère choisirent son frère, Khayr ad-Dîn pour lui succéder. Hasan
Agha, Salah Raïs, son fils Muhammad, ‘Uldj ‘Alî, ‘Arab Ahmad,
Ramadân et tant d’autres venaient de la marine. Parmi ces héros,
plusieurs accédèrent aux charges de Captan Pacha à Istambûl[33].
Après son départ d’Alger et son passage à Tripoli, Hadj Hussayn,
Mezzo Morto arriva à Constantinople et devint captan Pacha. Il se
fit remarquer aux batailles de Clio et d’Andros. Il avait sous ses
ordres d’importants contingents algériens. Quand la marine perdit
Raïs Hamidû dans le combat contre les américains, ‘Umar Pacha se
rendit en personne à Bâb al-Jihâd, réunit les capitaines et leur dit
: « Je ne connais rien aux choses de la mer. C’est vous qui êtes
chargés de les traiter. Quant à moi, je m’occupe des affaires
intérieures du pays[34]. »
Et la visite se termina par la remise à tous les commandants de
navires, de superbes manteaux brodés d’or... !
Cette classe dominante était aussi la classe la plus riche. Les Raïs
habitaient un quartier attenant au port ou s’élevaient de
somptueuses résidences, voire des palais. Ceux de Yahiâ Raïs, de
Chiobali Raïs, de Mâmi Arnaout[35]
!69) et celui du Raïs Hamidou à proximité de trîq Bâb Dzira,
passaient pour les plus célèbres. Les Raïs aimaient les faïences de
Delft, les marbres taillés d’Italie, les soies et velours de Lyon ou
de Gênes, les glaces de Venise, les verreries de Bohême, les
pendules d’Angleterre[36].
Une résidence secondaire dans le « fahs » d’Alger faisait la joie de
ces millionnaires. La maison de campagne de Hamîdou était « voisine
de la maison du Consul d’Angleterre. Elle recelait un grand luxe et
le jardin était parmi les plus beaux[37]. »
Dans son journal de voyage, Hees, venu négocier un traité avec
Alger, nous étale la richesse d’un membre influent de la corporation
: « Le lundi 2 décembre 1675, je suis allé à la campagne, accompagné
de ma suite, me distraire dans la ferme d’Ibrâhîm Colory, amiral des
galères. Cet homme passe pour être un des personnages les plus
fortunés d’Alger. Il a déjà deux cent-quatre-vingt esclaves, qui,
pendant l’été, sont employés sur les galères, deux mascrids (fermes)
contenant trois cents pièces de bétail, dix chameaux, beaucoup de
mules, moutons, etc... Il a aussi de nombreux et beaux chevaux, un
magnifique jardin avec des vignes fertiles, des près[38].
Cependant, malgré les atouts que nous venons d’énumérer, les Raïs
n’étaient nullement à l’abri des vicissitudes et des accidents. Le
mauvais sort frappait quelquefois et la roue de la fortune tournait
si vite que les riches d’hier se trouvaient, subitement, dans le
besoin aujourd’hui.
Le Consul Shaler eut à le constater en personne. « Le premier été de mon
arrivée à Alger [...] un vieux Turc se présenta chez moi. Il se
donna le titre de Raïs et me dit qu’il avait fait le voyage d’Alger
à Constantinople avec le Commodore Bainbridge, en qualité de membre
de la députation algérienne, que cet officier avait eu la mission
d’y conduire [...] Mais au moment de se retirer, il me dit qu’il
était sans emploi, très pauvre et il finit par me prier de lui
prêter un dollar, chose que je fis en l’engageant à recourir à moi,
quand il serait dans le besoin [...] Plusieurs fois, dans les
cérémonies publiques, je rencontrai ce même vieillard en ayant soin
de se placer à une grande distance des hauts personnages auxquels je
rendais visite [...] Quelques années plus tard, il fut élevé au
poste éminent de Khaznâdji ou premier ministre qu’il occupe encore à
l’âge de quatre vingt dix ans, le revenu de sa place est, chaque
année de [...] cinquante mille dollars[39].
B - L’ETAT MAJOR
Le personnel servant sous les ordres des Raïs était nombreux et
spécialisé. Parmi les proches collaborateurs, on notait :
Le Bach Raïs ou l’officier en second.
Le maître d’équipage dont le rôle consistait à faire travailler les hommes
du bord, à veiller à la discipline « sur les corps ustensiles et
charges du vaisseau. »
Le Khodja ou écrivain détenait la liste complète de l’équipage. A la fois
scribe, comptable et notaire, il enregistrait les ordres,
surveillait les dépenses et l’utilisation du matériel.
Le Bach Djarrâh, médecin chirurgien, soignait les hommes victimes
d’accidents. Généralement sans connaissance théorique, souvent un
ancien barbier, ayant acquis quelques notions sur les maladies, les
soins à prodiguer et les produits à administrer, il faisait face à
tout. Il opérait, mais sans anesthésie et dans des conditions
déplorables, procédait à des amputations, « arrachait les dents et
la mâchoire avec, » nettoyait les plaies et posait les garrots. Muni
d’un coffret ou il entreposait un matériel rudimentaire : scie,
crochets, aiguilles, bistouris, seringues, réchauds et d’autres
instruments, ainsi que des produits nécessaires tels que : poudre,
miel, herbes, douceurs comme les prunes ou le sucre, le chirurgien
était le personnage clef du navire.
Le Raïs et traîk ou capitaine des prises. Chaque bâtiment de guerre
prenant la mer, était tenu d’en avoir un ou deux à bord. La mission
de ce Raïs consistait à prendre en charge les prises faites lors
d’une sortie.
L’Imâm, quant à lui, jouait un rôle très important dans le comportement de
l’équipage. Il dirigeait les prières, psalmodiait à haute voix des
versets du Qur’an, notamment aux heures de danger, et veillait à
l’application des préceptes de la religion[40].
C - LA MAITRISE
Un certain nombre de tâches demandait la présence de spécialistes :
Le chef timonier était chargé des signaux et de la veille sur les
passerelles.
Le maître canonnier et ses aides devaient assurer l’entretien des
différentes pièces d’artillerie et leur fonctionnement. Il
s’occupait de la qualité des poudres et de leur entrepôt. Le chef
charpentier devait surveiller la coque, détecter et boucher la
moindre voie d’eau. Le maître calfat, responsable de l’étanchéité,
devait enduire cette voie de goudron pour empêcher les fissures. Le
cambusier s’occupait de la distribution des vivres et de la gestion
des magasins de denrées, le sondai Raïs avait la haute main sur les
embarcations de secours.
Les marins, proprement, dit, ne formaient que le noyau de l’équipage. Ils
étaient deux groupes, les bahri se tenaient à l’avant, les sotta à
l’arrière. Leur nombre variait selon l’importance du bâtiment qu’ils
montaient. Sur une frégate de premier ordre, on embarquait jusqu’à
cinq-cents marins. Les sotta Raïs pouvaient accéder au grade de
capitaines. Jeunes, ils devaient être lestes, agiles et capables de
grimper rapidement dans la mâture.
La spécialisation commençait avec le séjour en mer et suivant les
aptitudes et les besoins. On était alors affecté à la base ou au
maniement de la voilure. Mais un matelot devait tout faire,
effectuer tous les travaux de lavage, d’entretien, de corvées, de
pompage et de réparation.
Parmi ce monde étrange et divers, il ne faut pas oublier les rameurs. La
chiourme jouait son rôle sur ces bagnes flottants. Capturés en mer
ou quelques part en Europe, les esclaves, s’ils avaient la malchance
d’être physiquement solides, ramaient tout le temps jusqu’à ce que
la mort les arrêta. Leur vie dépendait de leurs bras. Prisonniers,
ils étaient satisfaits de survivre, là comme ailleurs, sur un bateau
bien tenu, bien armé et bien pourvu. Leur effectif à bord dépendait
de l’importance du navire et de la mission à accomplir.
A terre, d’autres marins et rameurs attendaient leur tour. En effet, le
gouvernement entretenait, en permanence, un corps de trois mille
hommes qui pouvait doubler en cas de nécessité.
D - LA COMPAGNIE
D’ABORDAGE
Ce janissaire infatigable
Combat et la nuit et le jour
Il m’a tout l’air d’être un diable
En guerre aussi bien en amour !
WOLFGANG (allemand captif à Alger et graveur)
Il y avait, sur les navires algériens, des sections de l’armée de terre.
Avant le milieu du XVIème siècle, ni les Turcs, ni les janissaires ne
pouvaient aller en course. Une série d’incidents avait opposé les
deux clans. Pour remédier à ces conflits qui engendraient de plus en
plus de querelles et de jalousies, Mohammed Ibn Salah (janvier 1576
- juin 1568) réconcilia « les reniez avec les Turcs permettant, en
1568 aux uns et aux autres la solde de la course sans différence[41] ».
Matelots et soldats étaient alors nombreux sur les navires sortant
pour la course. Un ancien rapport nous apprend « qu’il n’y a point
de frégate qui sorte [...] qui n’ait deux-cent-cinquante,
trois-cents et jusqu’à trois-cent-cinquante hommes[42]. »
L’importance des équipages compensait souvent la vétusté ou la modestie de
l’artillerie. Le duc de Beaufort l’apprit à ses dépens en 1665.
Sadressant à Colbert, il lui fait remarquer : « vous considérez,
Monsieur, s’il vous plaît, la force que ces gens sur leurs navires,
les moindres ont trois-cents hommes, les moyens quatre-cents. Les
nôtres sont bien inférieurs en équipages. L’amiral d’Alger en avait
deux-cents plus que moi, tous gens choisis et qui avaient fait
plusieurs campagnes[43]. »
Le nombre de soldats allait en s’accroissant. « Je vis en l’été 1641, dit
d’Aranda, que les soixante-cinq navires corsaires et quatre galères
qui lors furent en mer, chacun à sa fortune, étaient presque tous
armés des soldats de la gamison[44]. »
D’après Savary de Brèves qui vint à Alger en 1605, voici le portrait et
l’uniforme des janissaires : « ...tous rasés sauf les moustaches,
bravement armés, très bien vêtus d’une tunique d’écarlate qui leur
vient aux genoux, la plupart garnie de boutons d’or ou d’argent.
Par-dessus : une longue robe de même étoffe. Comme coiffure, un
bonnet rouge avec un petit turban. Aux jambes, des chausses
d’écarlate et comme chaussures, des bottes de maroquins de divers
couleurs. »
Tandis que les matelots n’avaient, pour coiffure, qu’une simple calotte de
laine rouge, affirme Venture de Paradis.
Chaque janissaire embarqué, disposait d’un mousquet, d’une paire de
pistolets et d’un sabre. Il recevait une couverture, mais n’avait
pas droit à un lit ou à un petit coffre pour y mettre ses affaires
personnelles. Les soldats autochtones ne portaient qu’un haîk (drap)
qui leur servait d’habit et de couverture.
Cependant, ces soldats, réputés braves et craints sur terre,
rencontrèrent, au début, d’énormes difficultés Ils devaient
s’adapter à la vie sur les flots. Le mal de mer leur attirait le
mépris et les railleries des matelots. Mais la discipline légendaire
qui régissait la vie à bord finit par créer un climat serein.
Pour maintenir les effectifs indispensables, donner à la marine les moyens
humains suffisants et compétents, motiver ce monde qui courait des
risques à chaque instant, les dirigeants eurent recours à toute une
série de mesures susceptibles d’assurer le bon niveau et garantir le
succès.
Parmi les avantages, il y avait les primes d’embarquement, les parts qui
revenaient à chacun lors des prises en mer et les salaires qui,
depuis 1797, étaient accordés aux matelots[45]
quand la course déclina.
A côté de ces profits matériels, il faut ajouter les promotions dans la
hiérarchie : un simple marin pouvait finir sa carrière comme amiral
et participer aux délibérations du Diwân sur les questions de guerre
ou de paix[46].
[1]
Grammont, La course, L’esclavage... p. 8.
[2]
شهدت لك الاعده أنك ما وجد ... و ألحق ما شهد به الأعدا
Un des rares captifs qui dénigra les marins de la Régence
fut le sieur de Roqueville qui pendant neuf mois, fut
porteur d’eau à Alger. Il prétendait que lorsqu’on était en
mer, les Algériens ne faisaient autre chose que « de prendre
du tabac et dormir, » les pauvres chrétiens faisaient tout
le reste. (Relation des mœurs et du gouvernement d’Alger,
1675) cité par E.Gaudissard, Alger Barbaresque, p ;
14.
[3]
Lacroix, Relation universelle, T.II, p. 74.
[4]
Délabré, Tourville... p. 13.
[5]
Haëdo, Topographie, p. 15.
[6]
Delvert, Le port d’Alger, p. 15
[7]
Granimont, Correspondance... p. 141. Lettre du 1er
août 1717.
[8]
De Kercy, Mémoires sur Alger, p. 50.
[9]
De Grammont, Histoire... p ; 50.
[10]
Al-Nafha al miskiya... in « L’Algérie vue par les voyageurs
marocains à l’époque ottomane, » publication, commentaire et
notes par M.Belhamissi, Alger, SNED, 1ère édit. 1979. 2ème
édit. 1982, p. 62.
[11]
Clément De Ligny et Yves De Lille, Discours véritable,
cité par Turbet-Delof, l’A.B., p. 99 et B.C., p. 131.
Cependant il est dit aussi que « plutôt que de se rendre, il
mourut dans l’incendie de son vaisseau » (l’A.B., p. 155).
[12]
Le combat eut lieu le 7 décembre 1683.
[13]
Mezzo Morto, avant d’être promu Dey, en juillet 1683, reçut
cinq cents coups de bâton et fut renvoyé, d’abord en course,
« pour rétablir sa réputation. » On lui reprocha de s’être
mal conduit devant l’ennemi. (Morgan, Histoire des Etats
Barbaresques II, p. 11) ; Laugier de Tassy, Histoire
d’Alger, p. 267.
[14]
A.C.C.M. Série J 1365. Lemaire, Journal.
[15]
Vallière (J.A.), Observations sur le Royaume d’Alger, publié par
L.Chaillou in textes pour servir à l’Histoire d’Algérie
au XVIIIème siècle, pp. 98-99.
[16]
De Grammont, Correspondance des Consuls de France...
p. 63.
[17]
Ce Dey appelé Baba Hasan (1681-1683) avait la réputation
d’être contre le désordre et les infractions à la paix.
[18]
A.N.Marine B7/220. Egalement Plantet : Correspondance...
I, p. 558.
[19]
La Condamine, Voyage in R.A., 1954, p. 362.
[20]
De Grammont, Correspondance... Lettre du Consul à MM.
du Commerce, 10 juin 1738.
[21]
Vallière (J.A.), Observations... « Textes, » p. 58.
[22]
A.C.C.M. Série J 1363, Lettre du consul Thomas, 8 décembre
1748.
[23]
A.C.C.M. Série J 1364, Lemaire, Journal mai 1750.
[24]
Ibid, août 1751.
[25]
Vallière (J.A.), in « Textes, » p. 121.
[26]
A.C.C.M. Série J. 1369, année 1763, Lettre du consul
J.A. Vallière
[27]
A.C.C.M. Série J. 1369, Lettre du 7 décembre 1763.
[28]
A.N. Aff.Etr. (Quai d’Oisav), Mémoires et Documents,
T. 10.
[29]
A.N. Aff.Etr. Mémoires et Documents, Afrique, t. 5
(1755-1830), p. 271.
[30]
Les Janissaires étaient en général pauvres, rustiques,
ignorants et arrogants. Aussi les Raïs et la population
n’avaient pour eux que mépris. Les chefs de la régence au
XVIème siècle furent presque tous des Raïs : ‘Arrûdj, Khayr
ad-Dîn, Hasan Ahgha, Salah Raïs...
[31]
A.C.C.M., Série J 1352.
[32]
A.N.Marine B7/89, (Petis de La Croix).
[33]
Les pouvoirs du Captan Pacha étaient immenses. Tout ce qui
se rattachait à la marine était sous ses ordres: personnel,
arsenaux, côtes, îles et ports, garnisons et milices.
[34]
az-Zahhar, Mudhakkirât, p. 119.
[35]
Son palais sera occupé plus tard par le Général Commandant
le génie en Algérie.
[36]
Ch. A.Julien, Histoire de l’Afrique du Nord, II, P.
278.
[37]
Broughton (E.), Six Years Résidence in Algiers,
1806-1812, London 1839-1842, édité par
J. Bardoux, R.A., 1924, pp. 261-286.
[38]
Hees (Th), Journal d’un voyage à Alger, 1675-1676,
R.A. 1957, pp. 85-128.
En ville, l’amiral « possède plusieurs maisons, boutiques et magasins,
une bandjaart (banadera, prison d’esclaves) qu’il loue, une
grande quantité d’espèces et de joyaux. » Hees (T),
Journal d’un voyage, R.A. 1957, p. 103.
[39]
Shaler, esquisse... p. 42.
D’après Laugier de Tassy, les tombeaux des Raïs se distinguaient par un
bâton d’enseigne et une pomme de mât du pavillon.
Histoire, p. 185.
[40]
Sur le personnel des bâtiments de guerre algériens : Tachiîfât, p.
29 (notes); Le Roy, Etat général... pp. 107-108.
[41]
Aranda, Relation, p. 160, Haëdo, Topographie,
p. 503.
[42]
A.N.Aff.Etr.. Mémoires et Documents, T. 12, Algérie
(1604-1719).
[43]
Lettre de Beaufort à Colbert.
Tunis 12 mars 1665, Plantet. Correspondance des Beys...
I. p 177
[44]
Aranda, op. cit. p. 162.
[45]
Sous le règne de Mustapha Pacha (mai 1798 - juin 1805) la
paie était de 4 boujous. On dit que le Dey releva les
salaires de deux boujous.
Julien de La Gravière donne d’intéressants détails sur les dépenses au
profit des marins et des navires d’Alger. Cependant, il
n’indique ni ses sources, ni la période qui correspond aux
chiffres donnés. Il affirme par exemple, « qu’un officier
recevait un demi-boujou, les matelots enregistrés mais non
embarqués n’avaient pour solde que 5,60 francs par mois avec
deux livres de pain » (Les corsaires barbaresques, p.
74).
[46]
Hamdân Khûdja, al-mir’at (Le Miroir), p. 118.
Khayr ad-Din Barbarossa couleurs