LA CONSTRUCTION NAVALE
La marine algérienne, comme celles qui l’avaient affrontée était équipée
de divers types de bâtiments, grands et petits, pour remplir de
nombreuses missions. Construits sur place ou pris à l’ennemi de vive
force, achetés à l’étranger ou remis gracieusement par les
souverains musulmans, ils formaient un large éventail d’architecture
navale, un ensemble d’unités et d’armes exprimant un niveau
technique et une expérience élevée qu’on cherchait vainement dans
plusieurs marines de l’époque.
Pour se doter d’une arme aussi nécessaire dans un monde de violences,
d’appétits territoriaux, d’égoïsme et de préjugés, les dirigeants
d’Alger se devaient de compter, avant tout, sur les potentialités du
pays. Cependant, avant de se lancer dans une pareille entreprise, il
fallait résoudre plus d’un problème, comment, où et avec quoi
fabriquer des bateaux ?
I - La conception :
En matière de construction navale, les responsables de la marine avaient
des idées bien arrêtées. Avant tout, il fallait des unités rapides
et bien conçues pour l’attaque et, en cas de besoin, pour la fuite.
Aussi, accordait-on la priorité au problème de la vitesse, d’où
cette légèreté légendaire de la coque, la finesse des formes et le
renouvellement fréquent du carénage, d’espalme pour maintenir la
paroi extérieure bien lisse.
On raconte que le vice-amiral anglais Narberouc était venu scruter la côte
d’Alger dans l’espoir de mettre la main sur quelques navires de la
Régence, mais il ne put infliger aucun mal à la flotte du pays « à
cause de leur légèreté et finesse de voile leur permettant de se
retirer de ses pattes[1]. »
Les faveurs des constructeurs allaient surtout aux navires aptes à la
guerre de course et à la défense de la côte. C’est pourquoi on se
souciait très peu de la grosse fabrication. Les grosses unités
étaient jugées lentes et mauvaises manœuvrières dans les combats. La
maniabilité tant recherchée, était obtenue au moyen des avirons et
aussi par l’absence d’une artillerie encombrante[2]. L’on comprendra
pourquoi le navire le plus prisé était la galiote, petite galère
allégée, tenant mieux la mer et capable d’utiliser, le cas échéant,
la voile. Elle fut en effet, de loin, la plus réussie de ces
créations. ‘Uldj ‘Ali l’avait déjà portée, à l’époque de Lépante, à
son plus haut degré de perfectionnement.
Quand les incidents en mer devinrent très fréquents entre Français et
Algériens, sous prétexte que les bâtiments de la Régence
ressemblaient à ceux de Salé, le Dey Cha’bâne fit remarquer à Louis
XIV que « les gabarits de nos navires sont connus de tout le monde ;
on les reconnaît d’une journée d’éloignement[3]. »
De son côté Venture de Paradis avait remarqué, fin du XVIIIème siècle, que
les navires algériens affectés à la guerre de course « avaient des
envergures très larges auxquelles il est aisé de les reconnaître de
loin. Ils sont tous, ajoute-t-il, à pible et sans hunes. »
Telles furent les lignes directrices en matière de fabrication navale.
Restait la réalisation !
2 - Chantiers et
ateliers :
De nombreux bateaux furent bien réalisés ici même, malgré les difficultés
d’approvisionnement, les incertitudes politiques et les crises
économiques.
Tournée vers la mer mais aussi menacée par elle, la Régence se devait
poursuivre la construction et ce, jusqu’au dernier moment de son
existence.
A Bâb al-Wâd, on fabriquait les unités importantes, à Bab ‘Azzûn celles de
moindres dimensions.
N. Rosalem qui séjourna dans la capitale de 1753 à 1754, quêtant un traité
de paix au profit de Venise, avait visité un de ces chantiers.
« Vers le Nord, écrit-il, il y a un terrain suffisant pour y construire
huit très gros navires des plus puissants, terrain défendu de tous
côtés par des constructions très remarquables : magasins et
fortifications, tous garnis de nombreuses pièces d’artillerie en
bronze (canons, couleuvrines et mortiers) du plus gros calibre[4]. »
Dans le faubourg de Bâb al-Wâd, en sortant par la porte à droite, un vaste
édifice imposait par sa construction : c’était le magasin de la
marine, formé de galeries voûtées, accolées et qui s’appuyait, du
côté de la mer, sur le fort des immondices (Bordj al zoubià).
C’est là que venaient travailler une partie des captifs chrétiens affectés
au service du port.
A l’intérieur du bâtiment, on avait installé un atelier de voiles, un
autre de réparation des agrès et une corderie. Ce magasin pouvait, à
l’occasion, se transformer en chantier naval et se voir, ainsi
doubler l’arsenal principal.
Le long du rempart, un autre édifice abritait les munitions : bombes et
boulets y étaient entreposés car l’endroit était considéré plus sûr
que celui du port, constamment bombardé par les navires chrétiens.
3 - Le bois de construction
:
Comment pourvoir, abondamment, et régulièrement des chantiers de plus en
plus gros consommateurs de cette matière première ? C’était là le
souci majeur des dirigeants. Les ressources locales pouvaient-elles
offrir la qualité et la quantité voulues ? Encore, fallait-il
s’assurer un approvisionnement régulier.
Les charpentiers utilisaient, en premier lieu, les excellents bois de
chêne et de pin des environs de Cherchell, puis, vers le milieu du
XVIIème siècle, ceux de la région de Bijâya (Bougie). Pour avoir la
matière première à des conditions avantageuses, on traitait avec des
personnages locaux influents. Les familles maraboutiques, en
contrepartie de privilèges reconnus, facilitaient les opérations[5].
Les Amokrane de Medjana qui s’engageaient à faire abattre et à
débiter les arbres, selon les coupes et les dimensions auparavant
tracées, recevaient, en retour, des domaines agricoles entre Sétif
et Oued Zenati. Tout un service spécialisé, appelé « Karasta, »
fonctionnait alors à Bijâya où se trouvait un centre de marquage et
d’embarquement[6].
Jijel et Al-Qoll étaient associés, également, à ces activités.
Cependant, une espèce de chêne, particulière à l’Algérie, garnissait les
forêts du Constantinois, appelé chêne « zéen » par les habitants de
la région. Cet arbre robuste, atteint des proportions appréciables
en grosseur, plus qu’en hauteur, il peut atteindre des dimensions
colossales dans les forêts de Skira. Celle de Bani Salah, au sud de
‘Annaba, contient des contans de cette espèce qu’un maître
charpentier au port de Toulon, comparaissait, en 1846, à « ce qu’il
avait vu de plus beau en Italie et en Russie[7]. »
« La Calle, rapporte de La Primaudaie, est encore recouvert de
magnifiques forêts, riches en arbres d’essences diverses et propres
aux constructions navales Les chênes zéens (mirbek), les chênes
lièges, les ormes, les frênes, les cèdres blancs, les thuyas y
abondent. On y trouve beaucoup de bois courbes pour membrures de
navires[8]. »
Ce produit était d’une qualité si rare et si recherchée que les Anglais
proposèrent, vers 1817, une somme de deux-cents-mille francs » pour
avoir le droit de couper du bois de construction dans les forêts de
Qâla (La Calle) et des Bâni Salah jusqu’à la Seybousse[9]. »
Le Sahel d’Alger n’était pas dépourvu de forêts utiles à la construction
navale. Jusqu’à une époque assez récente, il jouissait de belles
superficies qui approvisionnaient les chantiers[10].
La matière première était portée aux points d’embarquement par les bêtes
de sommes ou par les esclaves.
Les pièces de bois reçues à Alger étaient classées en bois de carène,
pièces courbes de l’étrave[11],
de l’étambot[12], charpente des
flancs de la coque, ceinture ou bau[13],
madriers jointifs logeant le navire d’un flanc à un autre et servant
à affermir les bordages, les mâts, les poutres et les planches.
Toutes ces pièces étaient traitées par des techniciens locaux ou
étrangers, engagés par la Marine. Du temps de Haëdo, Cherchell,
riche en forêt, avait son chantier où « les ouvriers étaient des
Maures originaires de Grenade, Valence et Aragon. » Les Européens
étaient des charpentiers, serruriers et tonneliers[14].
Cependant, le bois de construction posait certains problèmes difficiles à
résoudre.
a) Si les bois employés comme courbes ou mâture ou dans la construction du
fond des vaisseaux[15]
ne posaient pas de difficultés, par contre, certaines variétés tels
le hêtre, le noyer, l’orme ou le mélèze, indispensables pour
façonner certaines pièces, faisaient grand défaut. Il fallait donc
les faire venir de l’étranger. Mais la chose n’était pas aussi
simple : le bois était une matière stratégique.
b) Les bulles pontificales et les ordonnances royales en s’y opposant ne
rendaient pas les solutions faciles. Un ordre du Roi de France
prescrivait, le 8 février 1688, un véritable embargo : « Sa Majesté
a fait et fait très expresse juhibition et défense à tous ses sujets
de porter ni envoyer, directement ou indirectement, aux Infidèles,
dans leur armée ou en quelque endroit que ce soit, des armes,
canons, fusils, poudre salpêtre et toutes autres sortes de munitions
et instruments servant à la guerre et à l’équipement des soldats, à
peine de confiscations des dites marchandises et des vaisseaux sur
lesquels elles seront transportées[16]. »
De son côté, l’Espagne mettait un zèle tout particulier afin d’empêcher la
Régence de se procurer le bois, espérant ainsi y provoquait des
pénuries et étouffer par-là, la construction navale.
c) Les tribus voisines des forêts de Jijel et de Bijaya (Bougie) ne
coopéraient pas toujours avec le pouvoir central. Quand les
relations étaient tendues, elles s’opposaient à la coupe et à
l’expédition de bois. La rupture des stocks ralentissait ou arrêtait
l’activité des chantiers.
Alors il était urgent, pour les constructeurs de contourner les obstacles
et pourvoir les chantiers par les moyens suivants :
a) Les prises en mer
: Lors des nombreuses sorties, on mettait la main sur des
chargements entiers de planches et de pièces recherchées qui
faisaient le bonheur des constructeurs. Une lettre du Consul Van den
Broegh, en poste à Livourne, dit que « le 13 septembre, il revint à
Alger trois corsaires algériens qui, depuis le 4 août jusqu’au 12,
avaient fait les prises suivantes sur les côtes de France à la vue
de Fontenai dont ils ont amené deux vaisseaux hollandais et un
hambourgeois. Le premier était chargé de planches de chêne épaisses
et autres marchandises de bois de charpente pour les vaisseaux.
Cette charge est plus estimée des Turcs que si elle était de soie[17]. »
Le registre des prises maritimes donne d’intéressants détails sur le bois
acquis en course :
- Prise de planche amenée de Gibraltar par Arnaout Ibrâhîm Raïs, le 10
Dhul Qa’ada 1170 (20 avril 1766), valeur : 3430 francs, 12 centimes.
- Capture de bois de charpente navale faite par le chébec d’Ali Khodja,
que commandait Ahmad Raïs le 9 dhûl hidjdja 1180 (8 mai 1767).
- Compte de la prise de planches, faite par le petit chébec d’Ali Khodja,
le 20 chawwâl 1182 (27 février 1769), valeur : 1666 francs, 12
centimes.
- Le chébec Kirlankutch, commandé par Raïs Youcef, et le chébec d’Osta
Bachi, commandé par Raïs Soliman, ont capturé 2 navires napolitains
chargés de bois de constructions navales en 1212 (1797), produit :
5386 francs, 50 centimes C8).
Quelques fois les vagues, en fidèles alliées, apportaient aux chantiers de
la capitale une heureuse contribution.
« La mer, écrit Vallière, a jeté, ces jours-ci, sur cette côte, environ
quatre-vingt-dix pièces de bois sapin estimées en bloc à dix sequins
l’une, que l’on présume avoir été emportées en bloc de Tortose par
les torrents. La plupart sont marquées par la lettre R ce qui fait
présumer qu’elles pouvaient appartenir au roi d’Espagne. On va les
employer à la construction d’un nouveau chébec[18]. »
b) Démolition de vieilles unités. Les bâtiments âgés ou ne pouvant répondre aux besoins de la marine
finissaient leur carrière sur l’aire de démontage. On récupérait
ainsi une partie du matériel rêvé. Tout le dedans et les œuvres
mortes se faisaient « des débris des bâtiments capturés » que les
constructeurs algériens « dépeçaient avec beaucoup d’adresse en
ayant soin de conserver aussi les petits ferrements. Ils
construisent de cette manière et sans dépenses considérables des
navires, excellents voiliers[19]. »
Ce que confirme l’historien oranais, Ibn Sahnûn en 1775 dans son
Taghr[20].
L’habileté et la technique de la récupération avaient été signalées
par plusieurs observateurs[21].
« Ils ont, disait l’un d’eux, beaucoup d’adresse pour rompre et
dépecer les bâtiments qu’ils prennent, en conserver le bois, fer et
agrès et en refaire d’autres bâtiments à leur usage[22]. »
En 1751, on procéda à la démolition du vaisseau « La Gazelle » parce
qu’il n’était « plus bon à naviguer. » En 1752, on tira à terre, aux
mêmes fins, un chébec appartenant au Beylik « parce qu’il était
vieux et hors d’état de servir. » La même année, le vaisseau « Le
Lion » et la caravelle « L’Aigle » connurent le même sort[23].
Dubois-Thainville avait vu, au port d’Alger, un petit nombre de
vieux navires « dont les matériaux servent aux Algériens pour
construire les leurs, ce qu’ils font avec beaucoup d’adresse et
d’économie[24]. »
4 - Les résultats
Une pareille ténacité avait permis aux chantiers de réaliser, malgré les
obstacles, un grand nombre de bâtiments de toutes dimensions et même
des frégates « dont la construction était dirigée par les indigènes[25]. »
Les chantiers ne chômaient pas. En 1681, on signalait trois navires
« qu’on vient d’achever ayant chacun quarante pièces de canon[26]. »
Le rapport du consul Piolle signale, en 1686, cinq vaisseaux sur la
quille, savoir deux de cinquante canons, deux de trente et un de
vingt. La même année, étaient programmés « un navire de
quarante-quatre canons, deux de trente, trois galères, sept barques,
onze brigantins, plus quinze à seize bâtiments en marchandise. » Le
Duc de Graiton signalait, le 4 octobre 1687 que « quatre vaisseaux
de vingt-six à trente canons étaient en chantier[27]. »
L’effort était continu. Dans sa correspondance, le consul Vallière
parle, souvent, des résultats obtenus. Il signale, le 6 octobre
1749, « le lancement d’un nouveau vaisseau de guerre de
cinquante-quatre canons qui était sur le chantier depuis environ
deux ans, ajoutant, qu’il ne sera prêt à quitter le port que l’hiver
prochain et que le commandement en avait été donné à ‘Alî Raïs[28]. »
S’agissant de l’effort constant en faveur de la marine, les indications
fournies par de Kercy illustrent à quel point, la construction
locale, participait à la défense du pays.
« En 1783, écrit le diplomate, les Espagnols avaient une soixantaine de
chaloupes canonnières, les Algériens n’avaient à leur opposer que
leurs batteries, deux mauvaises bombardes et quelques chaloupes
armées de pierriers. » De retour devant Alger en 1784, « les
Espagnols ont trouvé les Algériens pourvus de soixante canonnières
et bombardières. Leur surprise a été extrême. Toutes les Cours
d’Europe avaient connaissance des préparatifs qu’avaient faits les
Algériens, celle d’Espagne, seule, les ignorait[29]. »
L’historien algérien, Al-Zahhâr attribue au Dey Muhammad Ibn ‘Uthmân,
(1766- 1791), l’heureuse initiative. « Avant la construction du
« lanjur, » les bombes ennemies parvenaient à la ville et
détruisaient les maisons[30]. »
Les chaloupes canonnières clouaient donc les navires chrétiens à
distance. Le contemporain Ibn Sahnûn confirme le succès des
Algériens lors de l’attaque espagnole de 1784[31].
Ces chaloupes qui avaient affronté les bâtiments ennemis avaient été
fabriquées, en grande partie, de bois vert des forêts des environs
de la capitale. Leur entretien était suivi et leur nombre
augmentait. On avait édifié de grands magasins où l’on remisait les
navires à l’abri du soleil et des intempéries[32].
L’intérêt des Deys pour la fabrication navale n’est plus à démontrer. La
volonté de produire n’a jamais faibli. Sur ce point, l’unanimité des
sources est établie.
Parlant du Dey Hasan Chaouch (Baba Hasan), le Consul Durand dit qu’il est
« homme qui prétend pousser la marine d’Alger le plus loin qu’il
pourra, employant tout ce qu’il peut pour remettre la course de
cette ville en vigueur[33]. »
Le Dey Muhammad Ibn Bakir « homme d’un caractère doux, aimant la
paix et la tranquillité, ayant plus d’autorité que ses
prédécesseurs, fort aimé et respecté » était porté surtout à
l’accroissement de la marine[34]. »
Le devoir primordial de chaque responsable était le renforcement des
effectifs de la marine.
Hasan Pacha (1791-1798) voulait profiter de l’avance technologique
européenne pour moderniser la flotte et augmenter sa puissance de
feu. Après avoir rendu de précieux services à la jeune république
française, en lui assurant les denrées dont elle avait grand besoin[35],
et les crédits qui lui faisaient défaut, il demanda au Gouvernement
de Paris, par l’intermédiaire du Consul Jean Bon Saint André (1796-
1798), un constructeur de navires, surtout qu’il projetait une
guerre contre la Grande Bretagne.
Le Directoire accueillit cette démarche avec froideur. On redoutait, outre
Méditerranée, une croissance des forces navales de la Régence. Après
les hésitations et palabres, on finit par trouver une réponse à la
demande du Dey. On enverra l’Ingénieur Geoffroy à Alger, on lui
demandera de « mettre beaucoup de lenteur dans les opérations, en
entamer beaucoup et en achever très peu. » Ainsi, on espérait
atteindre le seul but susceptible de satisfaire le Directoire :
fermer aux Anglais, les ports de la Régence « sans d’ailleurs
ajouter à ses moyens actuels d’agression[36]. »
Quant au Bey Mustapha Pacha (1798-1805), il fut, lui aussi, très préoccupé
par les mesures de défense. Il fit construire Bordj Bâb al-Wâd « à
la place d’un dépôt d’immondices, » il lança les travaux du Fort
« Ras al Naqura, » près de l’actuelle Grande Poste ; on lui doit la
construction de deux grandes frégates, puis deux cents « lanjure »
et deux « blandrat. » Il avait à son service, nous dit al Zahhar,
« cinq cents Raïs dont certains commandaient des navires de guerre[37]. »
Avant son départ, Dubois-Thainville avait laissé en chantier « une frégate
de trente-quatre canons qui, dit-il, doit être maintenant lancée[38]. »
Le vice-amiral commandant à la marine à Toulon faisait savoir à MM. du
Commerce que : « Le sieur Gazel, constructeur marseillais avait été
désigné par le Ministre des Affaires Etrangères, en juillet 1814,
pour diriger les travaux de l’arsenal d’Alger. Ce constructeur est
mort en 1815 et le Dey demande qu’il soit remplacé. Le sieur Gazel
fils, également constructeur à Marseille, qui a travaillé avec son
père en Barbarie, désire lui succédé à Alger[39]. »
Plus les pressions sur la Régence s’accentuaient, plus les efforts en
faveur des chantiers étaient sensibles. Convaincu que le
débarquement français était inévitable, Husayn se consacrait,
presque totalement, à la marine.
Un rapport adressé par le consul de Suède à son ministre, le 14 juin 1829,
dit que : « le Dey d’Alger fait construire et armer plusieurs
bâtiments de guerre pour garder les côtes et une division de bateaux
canonniers sort tous les soirs pour faire une ronde continuelle
pendant le nuit devant le port et les fortifications dans les
environs de la ville. On fait construire des batteries très
considérables au seul endroits de la ville d’Alger jusqu’à présent
attaquable. »
Même quand tout fut perdu, les chantiers étaient à l’œuvre. « Nous
trouvâmes, dit Rozet, dans le port de cette ville, une grande
frégate sur le chantier, sans compter les différentes unités[40]. »
La Régence entretenait (encore) des Raïs et des marins car, comme le
danger, l’espoir d’une victoire venait aussi de la mer. Le môle
lui-même fut une révélation pour le nouvel occupant :
" Construit en brique, ajoute Rozet, et couvert par une terrasse que
supportent plusieurs voûtes sous lesquelles sont des magasins
superbes [...] remplis de bois de construction, de cordages, de
chanvre, de ferrements pour les vaisseaux. »
5 - Equipement et
armement
Fabriquer des coques sur places ne suffisait pas pour se constituer une
marine opérationnelle. L’équipement des bâtiments posait toute une
série de problèmes : où trouver les fournitures nécessaires aux
navires ? Les clous, les ancres, le chanvre, les voiles, les cordes,
les essences, les instruments de navigation, les armes et les
munitions ? Comme pour la construction des navires, diverses
solutions furent envisagées : la fabrication locale, l’équipement
par le produit de la course, par le tribut imposé aux nations
désireuses d’être en paix avec la Régence, les dons des pays
musulmans, les transactions régulières et enfin, le recours à la
contrebande.
a) Dar an-Nhâs
Tout près de ces lieux, une fonderie fabriquait le plus grand nombre de
canons. Appelée « Dar al-Barûd, » elle occupait, près de la Porte de
Bâb al-Wâd, des techniciens et des artisans confirmés. C’était au
dire de ceux qui l’ont connue, un vaste bâtiment « de trente mètres
de long et d’une hauteur assez grande dans laquelle il n’y avait
qu’un seul fourneau très bien construit. Le moule de la fonte était
placé dans une fosse devant l’ouverture par où elle s’écoulait et un
treuil disposé au-dessus servait à retirer la pièce massive.
Celle-ci était ensuite, forée [...]. De l’autre côté de la rue, se
trouvaient les ateliers, des moules et des affûts ainsi que les
forges et fourneaux dans lesquels on faisait des projectiles. On en
fabriquait en si grande quantité[41]. »
L’espionnage espagnol s’intéressait d’une manière particulière au domaine
militaire. Don Luigo de Vallego, « gouverneur » de Hone (Hunaïn)
signalait à Madrid, le 13 mars 1534, les renseignements communiqués
par « des agents venus d’Alger » : « Ils nous ont dit que deux
bâtiments de commerce français étaient mouillés dans le dit port,
mais que la plus grande partie du chargement de ces deux navires se
composaient de poudre et de métal pour faire des canons. Deux
esclaves de la même nation sont occupés à fondre ce métal et ils ont
déjà fabriqué douze ou quatorze excellentes pièces d’artillerie. »
C’est à Dar an-Nhâs que fut réalisé la fameuse pièce dite Baba Marzûq en
1542, en commémoration de l’achèvement du môle qui reliait le Penon
à la ville[42].
Parmi les étrangers qui y travaillaient au XVIIIème siècle, les Dupont
père et fils furent très appréciés.
En juin 1775, le Dey Muhammad ibn ‘Uthmân écrivait au Comte de Sartin :
« Nous vous avons demandé un fondeur de canons très habile dans son
métier et vous nous l’avez envoyé, mais il est mort... Vous nous
avez envoyé son fils... très expert également dans son métier. Il a
donc travaillé avec zèle et ardeur et grâce à Dieu, il a mené
l’ouvrage à bonne fin et a terminé les canons commandés les ayant
fondus suivant le nombre et les qualités demandées[43]. »
Il est à signaler que le maître fondeur, qui avait apporté aux chantiers
navals son expérience, travaillait parmi deux cents canonniers
envoyés par le Sultan ottoman.
b) La course
Cette forme de guerre permettait de mettre la main sur le matériel dont on
avait besoin. Dans les cargaisons capturées, on trouvait le plus
souvent, de quoi équiper ou compléter le nécessaire d’un bâtiment :
matières premières comme les minerais et le bois, ou des armes et
munitions tels les fusils et les boulets, les canons et la poudre,
ou les produits indispensables, le soufre et le goudron par exemple.
Plus les prises étaient nombreuses, plus les chances de se procurer
les équipements rêvés étaient grandes.
[1]
A.N. (Quai d’Orsay), Mémoires et
Documents, t. 12, Alger (1604-1719)
[2]
Cependant, la capacité offensive en hommes et en armement léger devait être
supérieure à celle de l’ennemi.
[3]
Plantet, Correspondance, I, 470, Lettre du 23 juin 1695.
[4]
Sacerdoti (A.), « La mission à Alger du consul de Venise : Nicholas Rosalem (1753-1754) »,
R.A. l/2°trim., 1952, p. 80.
[5]
Trois grandes familles se partageaient alors la Kabylie :
les Oulad Si Charif Ameziane des Inoula. les ibn ‘Ali Charif
de Chelata et les Oulad Si Muhammad Amokrane de Bijâya.
Au sujet des privilèges et des
avantages fiscaux, voir deux documents en arabe, datés de
1093 de l’Hégire (1682) et 1114 (1702) publiés par Féraud,
R. A., 1868, pp. 384-385.
[6]
Le traité de 1720 entre le Dey et les Amokrane de Bani
‘Abbas fournit des précisions sur la question.
[7]
Baudicour (L.), La
colonisation de l'Algérie, Paris, 1856, P. 53.
[8]
Le commerce... p.9
[9]
Beaudicour (L.), op.
cit., p. 54.
[10]
Le Dey régnant l’aurait
fait dépouiller de tous ses gros arbres devant les
difficultés d’approvisionnement rencontrés à l’Est du pays
et ce, pour construire de nouveaux bâtiments dont quarante
canonnières et dix bombardes.
[11]
Grosse pièce de
construction longitudinale et médiane à l’avant de la
quille, destinée à porter le gouvernail.
[12]
Pièce de bois ou de
métal formant la limite arrière de la carène destinée à
porter le gouvernail.
[13]
Chacune des poutres
transversales reliant les murailles d’un navire et
supportant les ponts.
[14]
Haëdo, in R.A., 1871, p. 41 et
51.
[15]
Le consul Vallière affirmait que les bois de Bougie
servaient à fabriquer seulement le corps et les membres du
bateau.
[16]
A.C.C.M Série J. 1364, Lemaire, Journal.
[17]
A.N.Aff.Etr., Mémoires et Documents, 1.14 (1790-1827)
[18]
A.C.C.M., Série J.
1369, Lettre du 29 janvier 1767.
[19]
Aperçu historique...
p. 208.
[20]
و قد ظفر المسلمون ببعض الفلك التي كسروها للكفرة مما كانوا
يقاتلون فيه فصنوعا مثلها اى استكثرها منها
261
[21]
Le Roy, Etat du
Gouvernement du Roy d'Alger, pp 98-99.
[22]
A.N.Aff.Etr. Collection Saint-Priest, Série :
Correspondance Secondaire, registre 127 (Barbarie et Alger
1720-1724).
[23]
A.C.C.M Série J. 1364, Lemaire, Journal.
[24]
A.N.Aff.Etr.,
Mémoires et Documents, 1.14 (1790-1827)
[25]
Devoulx, "La Marine de la Régence d'Alger", R.A., 1,869, p.
386.
[26]
A.C.C.M., Série E/53.
[27]
Klein, Feuillets d'El Djazaïr, Vol. 6., 1913, p.
85.A.C.C.M., Série E/53.
[28]
A.N.Aff.Etr., B III
305, p. 37.
[29]
De Kercy, Mémoire sur Alger (1791), p. 112 et P ; 114.
[30]
Al Zahhâr. Mudhakkirât p 24.
[31]
"فملة عاد
الكفر (1784) من العام المقبل جدوا المسلمين قد استعدوا لهم
أتم العذة فلما
خرجو ا بفلكهم تلك للقتال تلقوهم بمثلها عند المحل الذي أرسوا
به فقتلهم أشد
القتال
...و
صاروامتي رأوهم خرجوا للقتال،
تلتو هم في
أثنى البحروة شغلوهم بأنفسهم
...وتجاسر الناس على قتالهم ... وصارت تلك الأيام عند المسلمين
كأنهم مواسم ونزهة "
[32]
Venture de Paradis, Alger au XVIIIème siècle. L’auteur
envoyé à Alger pour négocier un traité, décrit la capitale
et une partie de la Régence en 1789.
[33]
Grammont,
Correspondance des Consuls... p. 56 (Lettre du 4 août
1698).
[34]
Aff.Etr. B III 305, doc 20 (du 21 octobre 1748).
[35]
Il accorda au consul C.Ph.Vallière, en poste à Alger de 1791
à 1796, l’autorisation d’exporter le blé, les viandes
salées, les cuirs destinés au Midi de la France et à la
subsistance de l’armée.
Il résista
courageusement aux pressions de l’Angleterre et refusa de
prendre parti contre le nouveau régime. Il fit une avance de
250.000 francs pour solder les achats opérés dans l’Est du
pays.
Il permit aux
navires français de s’approvisionner dans les ports de la
Régence et prescrit aux Raïs de respecter le pavillon
tricolore. En 1796, il avança au directoire, sans intérêt,
une somme de 200.000 piastres.
Voir A.C.F. A.
série 1 A 107, procès-verbal de délibération de l’assemblée
de la nation française à Alger. Egalement, Bernard,
L’Algérie, p. 85.
[36]
A.C.F.A. 1 à 107.
Voir note jointe à
la pièce 18 x93 (Paris 16 août 1798).
[37]
al Zahhâr, Mudhakkirât, p. 80.
[38]
Aff.Etr., Mémoires et
Documents, t. 14 (1790-1827)
[39]
A.C.C.M., Série MQ 5.2. Lettre du 17 avril 1816.
[40]
Rozet, Voyages,
III, p. 379.
[41]
Klein, Feuillets,
3ème Vol. 1912, p. 40. J. Le Vacher affirmait à MM ; du
Commerce que les Algériens « n'ont que l’artillerie des
prises qu’ils font » (Cité par Capot-Rey, la politique, p.
15)
[42]
Appelée par les Européens « La Consulaire. » C’est à la
bouche de cette pièce que furent attachés deux consuls
français, le P. Vacher et Piolle en 1683 et 1684 pour
répondre aux deux bombardements d’Alger ordonnés par Louis
XIV.
Baba Marzuq avait 6,25m de longueur
(Klein dit 7m) et une portée de 4.800m
[43]
Fondeur en chef du Roi de France à Alger en 1775. Klein,
feuillets... Vol V, 1913, p. 47 n. 2.