2. Où marchez-vous ?
L’une des principales tâches des services de renseignement
ennemis opérant dans les terres ottomanes était d’apprendre
le secret bien gardé de l’endroit où l’armée ou la flotte
ottomane allait attaquer au cours de la prochaine saison de
campagne. Les Ottomans gardaient généralement très bien ce
secret, n’annonçant la cible militaire qu’à la toute
dernière minute, parfois même plus tard. Le Vénitien Baili
nota que même les grands amiraux étaient parfois laissés
dans le noir. Ils recevaient une lettre scellée contenant la
cible de la flotte qu’ils ne pouvaient ouvrir que quelques
jours après leur départ d’Istanbul, seulement une fois
qu’ils avaient franchi les Dardanelles.
Les choses n’étaient pas non plus différentes pour les
campagnes terrestres. Nous ne connaissons pas, par exemple,
la destination de la dernière campagne de Muhammad II
qui fut interrompue par sa mort inattendue en 1481; on ne
peut que déduire du fait qu’il campa à Hunkarçayiri du côté
anatolien d’Istanbul qu’il se dirigeait vers l’occident.
Cependant, cela pourrait être trompeur même si les Ottomans
ne pouvaient pas faire grand-chose pour empêcher les gens de
faire des suppositions éclairées à partir des préparatifs
militaires et des mouvements de l’armée et de la flotte, ils
pouvaient toujours manipuler ces prédictions.
En 1515, par exemple, Salim I répandit des rumeurs selon
lesquelles il attaquerait les Safavides plutôt que les
Mamelouks essayant ainsi d’empêcher ces derniers de se
préparer pour l’éventuelle attaque ottomane et aussi
d’empêcher le premier d’envoyer de l’aide aux Mamelouks.
Afin de simuler une attaque contre la Géorgie, le Grand
Vizir Sinan Pacha fut envoyé en Anatolie où il fit passer le
mot de l’expédition et lever des troupes. Ce fut une
tentative délibérée de cacher la véritable raison pour
laquelle le Grand Vizir Ottoman supervisait personnellement
les préparatifs militaires en Anatolie.
Salim montra en outre sa perspicacité dans la dissimulation
lorsqu’il assura au Sultan Qansouh Ghawri qu’il ne
voulait pas nuire aux Mamelouks. Même lorsque ce dernier
était à Alep, que l’armée ottomane était en Elbistan et que
la guerre n’était que quelques jours à venir, Salim n’eut
aucun scrupule à écrire que la raison pour laquelle ses
armées s’étaient approchées de la frontière
ottomane-mamelouke était de faire respecter l’interdiction
sur le commerce iranien via Alep et le port d’Alexandrette ;
qu’il combattrait les Safavides avec son armée pendant que
sa marine était dans les eaux syriennes pour défendre le
royaume ottoman contre les mécréants. Toujours après avoir
envahi le territoire mamelouk et tué Qansouh à la
bataille de Marj Dabiq, Salim continua son action. Il
écrivit au nouveau Sultan Touman Bay que ses préparatifs
militaires en Syrie n’étaient pas contre lui ; c’était les
méfaits de Qansouh Ghawri qui l’avait poussé à
attaquer l’Égypte. Sa cible principale était l’Iran où il
voulait consolider l’Islam Sounnite ; tant que Touman Bay
acceptait sa suzeraineté en frappant la monnaie et en
faisant lire la Khoutbah en son nom, il n’attaquerait pas
l’Égypte. Inutile de dire que Salim n’était pas homme à
faire miséricorde aux faibles ; en 1517, il descendit sur
l’Egypte, vainquit et exécuta Touman Bay et mit fin à l’État
Mamelouk.
Connaître les intentions navales des Ottomans était encore
plus important pour les services de renseignement ennemis en
raison du modus operandi de la marine ottomane. La menace
navale ottomane était intrinsèquement imprévisible en raison
de la rapidité avec laquelle les Ottomans pouvaient
constituer une flotte. La puissance navale ottomane
dépendait du nombre de navires et de galères ottomanes
exploitées sans équipages expérimentés ; cela signifiait,
comme le résuma un expert, « alors que la flotte occidentale
exigeait des années de préparation et de gestion prudente
d’équipages expérimentés, la flotte ottomane pourrait
émerger au cours d’un hiver d’activité intense organisé
depuis Constantinople. » Ainsi, il était de la plus haute
importance pour les rivaux des Ottomans d’avoir un réseau de
renseignement efficace à Istanbul qui puisse observer les
préparatifs militaires dans l’Arsenal, soudoyer les scribes
qui rédigeaient les ordres ainsi que les courriers qui les
portaient et se procurer des informateurs qui pourrait faire
la lumière sur les intentions ottomanes. Le prix à payer
pour négliger les préparatifs navals et les mouvements de la
flotte ottomane pourrait être lourd.
La défaite des Habsbourg à Djerba (1560) démontre clairement
à quel point il était futile d’acquérir des renseignements
après le départ de la flotte ottomane qui dans ce cas
particulier navigua à une vitesse remarquable et atteignit
Djerba qu’en 20 jours, prenant le Duc de Medinaceli par
surprise et la destruction de sa flotte. La défaite
convainquit les Habsbourg d’instituer un réseau de résidents
composé de nombreux agents, atteignant à un moment donné 112
personnes et régulièrement payés sur les caisses de Madrid.
Cependant, même ces agents bien payés eurent du mal à
déterminer la véritable cible des Ottomans et leurs rapports
fournirent des possibilités plutôt que des certitudes,
indiquant que les Ottomans pouvaient attaquer Chypre ou la
Crète, Malte ou La Goulette et ainsi de suite.
Le succès de la dissimulation ottomane est une fois de plus
évident dans l’insistance du vice-roi de Naples, le cardinal
Granvelle, en 1574, pour que les Ottomans n’essaient pas
d’attaquer Tunis. Pas plus tard qu’en mai, alors qu’il y
avait des signes clairs que les Ottomans allaient
entreprendre une expédition majeure, il assura à Philippe II
que Tunis et La Goulette étaient en sécurité parce que les
Ottomans ne pouvaient pas attaquer par terre et qu’une
flotte ne pouvait pas rester là longtemps. Un mois plus
tard, la rumeur publique affirmait que les Ottomans visaient
La Goulette et Tunis mais il insista toujours sur le fait
que le sud de l’Italie et la Sicile étaient des cibles plus.
Inutile de dire que les Ottomans s’efforcèrent de cacher que
La Goulette était en fait le prix en question.
Le 11 janvier 1574, il fut proclamé sur le marché que Salim
II allait mener une expédition contre la Crète via Corfou ou
Zara et toutes les forteresses vénitiennes.
Ce ne sont pas seulement les Habsbourg que les Ottomans
trompèrent. En 1499, les Vénitiens présumèrent que les
préparatifs intensifs dans l’Arsenal étaient pour une
expédition visant Rhodes qui avait été assiégée dix-neuf ans
plus tôt ; à leur grande consternation, les Ottomans leur
déclarèrent la guerre quelques mois plus tard. Encore une
fois à la veille de l’expédition de 1551 qui fera des
ravages dans les eaux tyrrhéniennes et ligures, le vénitien
Bernardo Navagero sembla convaincu que les préparatifs
navals ottomans étaient exagérés : il n’y avait aucune
possibilités que les Ottomans puissent préparer 150 galères
jusqu’en mars et l’un de ses experts des informateurs lui
dit que les préparatifs n’étaient pas suffisants. Selon le
Bailo Navagero, les Ottomans répandirent de telles fausses
rumeurs afin de faire peur à Charles Quint pour qu’il leur
rende al-Mahdiyyah en Afrique du Nord ; il déclara hardiment
mais imprudemment : « Je suis si sûr que je peux risquer ma
tête que ces rumeurs selon lesquelles une grande flotte est
presque prête se révéleront vaines, et je crois que la trêve
sera prolongée. » Heureusement, finalement, il ne tint pas
son pari !
Vingt ans plus tard, Marcantonio Barbaro fut coupable d’un
échec encore plus grand de renseignements lorsqu’il ne put
pas entendre les tambours de la guerre en 1569-1570. Même
s’il eut vent de préparatifs chargés dans l’arsenal ottoman,
la première fois qu’il prononça le mot Chypre dans ses
rapports réguliers envoyés à Venise, fut le 18 décembre,
deux mois après les Ottomans avaient pris leur décision. Des
fonctionnaires ottomans réussirent à le convaincre que la
flotte allait mettre le cap sur d’autres cibles telles que
La Goulette et Carthagène, toutes deux appartenant aux
Habsbourg. Même après le 18 décembre, les confidents de
Barbaro dans le gouvernement ottoman, comme le Grand
Interprète Ibrahim ou l’Intendant du défunt Grand Vizir
Roustam Bacha et sa femme, Mihrimah Sultan, démentirent
férocement les rumeurs et suggérèrent d’autres cibles.
Barbaro savait avec certitude que les Ottomans
n’attaqueraient Chypre que lorsque Sokullu Muhammad
Bacha ne voyait aucun problème à lui révéler la vérité le 6
février, deux mois avant que la flotte ne quitte Istanbul.
L’échec du renseignement de Barbaro eut de graves
répercussions sur Venise. Incapables d’apprendre les
intentions ottomanes à temps, les Vénitiens commencèrent les
préparatifs militaires trop tard. Les négociations
diplomatiques pour une alliance avec Rome et Madrid
coûtèrent plus de temps. La flotte alliée ne pourrait pas
naviguer vers le Levant avant septembre, permettant au
commandant Ottoman Lala Mustafa de prendre la décision
risquée de débarquer 100 soldats de chaque galère pour un
dernier assaut sur Nicosie. La ville tomba un jour après
l’arrivée des renforts en Crète. La flotte alliée put enfin
quitter les îles neuf jours plus tard, pour revenir à
mi-chemin après avoir entendu la terrible nouvelle et avoir
terminé toute la saison de campagne sans même un coup de
canon. En bref, une désinformation réussie scella le sort de
la colonie vénitienne la plus importante du Levant.
Les Ottomans n’hésitèrent pas à utiliser la désinformation
lorsqu’ils traitaient avec leurs alliés. Afin de convaincre
l’envoyé impérial Gian Maria Malvezzi qu’ils ne rompraient
pas la trêve avec l’Empereur, le Grand Vizir Roustam Bacha
dit au secrétaire français Phebus que la flotte ottomane
attaquerait Malte. Lorsque le pari de Roustam Bacha porta
ses fruits et que le secrétaire envoya un message à la
France, cette information cruciale fut immédiatement
transmise à Malte par les dignitaires français tels que le
gendarme de France Anne de Montmorency et l’amiral de la
flotte française dans la méditerranée, Léon Strozzi qui
envoya également son neveu Scipione sur l’île. De plus, le
Grand Amiral Sinan Bacha, frère de Roustam, maintint la
fiction d’une trêve jusqu’à la toute dernière minute.
Lorsque la flotte ottomane était déjà dans les eaux
calabraises, il demanda au Vice-roi de Sicile de rendre
pacifiquement al-Mahdiyyah, même si son intention réelle
était de trouver une solution militaire plutôt que
diplomatique au problème.
Alors que d’une part, les Ottomans faisait tout leur
possible pour empêcher leurs ennemis d’apprendre leurs
cibles, d’autre part, ils répandirent des rumeurs d’attaques
qui ne se réalisèrent jamais. En août 1575, l’espion des
Habsbourg, Anibal Prothotico écrivit de Corfou que les
renseignements d’Otrante d’une attaque ottomane s’avérèrent
faux ; ces nouvelles étaient toutes des inventions ottomanes
pour déranger les Habsbourg et les pousser sur la défensive.
En 1586, le Bailo vénitien Lorenzo Bernardo devina que la
flotte ottomane n’irait pas loin ; elle navigua jusqu’à un
certain point pour éveiller les soupçons des Habsbourg.
En 1592, Ruggiero Margliani, le diplomate des Habsbourg et
maître d’espionnage à Raguse, commenta adroitement que les
Ottomans ne pourraient pas envoyer de flotte cette année ;
il était non seulement trop tard dans la saison mais les
espions des Habsbourg à Istanbul n’évoquèrent pas non plus
les préparatifs majeurs dans l’Arsenal. Cela pourrait être
un cas habituel de désinformation, a-t-il ensuite ajouté,
semblable à « des rumeurs que les Turcs répandirent à
d’autres moments et des inventions avec lesquelles les
ennemis de Votre Majesté tentent de mettre en alerte. »
Enfin, ce n’est pas seulement Istanbul qui utilisa de telles
rumeurs pour mettre ses ennemis dans l’inquiétude. Le
Provveditor de la flotte vénitienne dit à l’espion des
Habsbourg Anibal Prothotico en 1575 que le gouverneur
ottoman de Delvine répandait des rumeurs d’une grande flotte
afin de tenir les Albanais, sujets rebelles du Sultan, en
échec.
3. Diplomates dans l’ignorance : Manipuler les négociations diplomatiques
La dissimulation et la manipulation régnaient également dans
le domaine de la diplomatie. On attendait des diplomates
qu’ils soient autant de négociateurs adroits que d’habiles
collecteurs d’informations. Néanmoins, ils rencontrèrent
souvent des difficultés pour recevoir des renseignements
précis, même de leur propre gouvernement ; ils se
retrouvèrent coupés de leur capitale notamment dans les
missions à longue distance où ils devaient attendre quelques
mois pour recevoir des instructions et des nouvelles. Même
s’ils n’eurent pas de difficulté à trouver des espions et
des informateurs dans des villes au tissu religieux et
ethnique cosmopolite comme Istanbul, leurs capacités de
renseignement restèrent pour la plupart confinées aux
capitales. Ils étaient rarement au courant des
développements militaires et politiques dans d’autres
parties de l’Empire comme le front perse, par exemple. La
lenteur de la communication garda dans l’obscurité même le
maître-espion le plus talentueux et rendit les diplomates
fragiles face à la désinformation ottomane.
Conscients de ces difficultés, les Ottomans nourrissaient
régulièrement les ambassadeurs étrangers d’informations
adaptées afin de les conduire dans leur propre direction.
Les négociations de trêve entre les Ottomans et les
Habsbourg fournissent une série d’exemples. Afin de faire
pression sur un envoyé des Habsbourg par ailleurs
récalcitrant, Giovanni Margliani, pour qu’il signe enfin la
trêve, les Ottomans répandirent des rumeurs de préparatifs
majeurs dans l’Arsenal. En février 1580, les négociations
s’arrêtèrent parce que Margliani refusait de soumettre la
lettre et les cadeaux de Philippe II avant que la trêve ne
soit officiellement signée. Afin de le contraindre, ‘Oulouj
‘Ali se rendit à l’Arsenal et déclara que les négociations
s’étaient arrêtées. Il ordonna ensuite la construction de
200 galères et 10 galéasses pendant que ses hommes criaient
« Puglia, Puglia » dans une grande joie. Les informateurs
habsbourgeois de la maison du Grand Amiral informèrent
toutefois Margliani qu’il n’y avait pas de préparatifs dans
l’arsenal et que tout était une mise en scène pour le
renforcer.
Quelques mois plus tard, en juillet, cette fois, la rumeur
disait que 300 galères étaient en préparation dans l’Arsenal
pour attaquer la Sardaigne ou Puglia et que le Safavide Shah
Mohammad Khoudabandah était si désespéré pour la paix
qu’il était même prêt à céder Shirwan, une ville d’une
importance capitale. Heureusement pour les Habsbourg, leur
espion chevronné Bartolomeo Pusterla les avertit que tout
cela était des mensonges ; il n’y avait que des préparatifs
pour 8 galéasses et la possibilité d’une paix
ottomane-safavide était nulle. Inutile de dire qu’il s’avéra
avoir raison ; la guerre dura encore dix ans et il n’y eut
pas de grande expédition navale ottomane tout au long des
années 1580.
Une trêve de trois ans fut finalement signée en 1581 et
renouvelée en 1584. Les négociations pour une troisième
échouèrent en 1587, principalement en raison de la réticence
des Ottomans. Pourtant, les deux empires n’avaient guère à
gagner de la reprise des hostilités, en particulier lorsque
leurs mains étaient liées dans des guerres prolongées aux
Pays-Bas et en Perse. Ainsi, les négociations diplomatiques
se poursuivirent et avec elle, les efforts habituels de
manipulation.
En mai 1589, lorsque l’envoyé des Habsbourg Giovanni Stefano
Ferrari revint à Raguse, le Grand Amiral ‘Oulouj Hassan
Bacha se rendit auprès du Grand Vizir Koca Sinan Bacha, lui
annonça la nouvelle et lui conseilla d’ordonner la
préparation de 300 galères afin d’augmenter la réputation de
l’armée de l’Empire.
En septembre, le Bailo Giovanni Moro rapporta qu’au cours
des derniers jours, Sinan se rendit personnellement à
l’Arsenal trois fois afin de superviser les préparatifs
navals. Il y avait des rumeurs que les Ottomans planifiaient
une expédition le mois prochain parce qu’ils avaient reçu
des informations selon lesquelles l’Amiral des Habsbourg
Gianandrea Doria était à Syracuse avec plus de 70 galères.
Néanmoins, selon le même Bailo, tous ces préparatifs
faisaient partie d’un stratagème visant à convaincre Ferrari
de venir à Istanbul et d’entamer immédiatement des
négociations de trêve.
Bien que beaucoup plus bienvenus que les ambassadeurs des
Habsbourg, les Baili vénitiens n’étaient pas non plus à
l’abri des machinations ottomanes. Lorsque les négociations
pour la paix aboutirent à une impasse, il fut annoncé en
janvier 1574 dans le Grand Bazar, Galata et d’autres
endroits d’Istanbul que le Sultan mènerait une expédition
contre Corfou ou Zara, seulement pour suivre la Crète comme
cible ultime. Deux ans plus tard, en temps de paix, Don
Cesar de la Mara, le maître d’espionnage habsbourgeois
résidant à Raguse, estima que les Ottomans pourraient
répandre des rumeurs de préparations militaires afin de
renforcer les Vénitiens. Encore deux ans plus tard, quand le
Bailo Nicolo Barbarigo essayait de savoir si les rumeurs
d’une prochaine expédition contre la Crète étaient exactes,
il s’appuya sur l’un de ses informateurs, un renégat
vénitien. Ce renégat était un ami proche du proto de
l’arsenal et le Bailo lui rendit visite à la fois dans sa
maison et dans l’arsenal impérial. Là, il fit une visite
complète à Barbarigo plus d’une fois et le Bailo put
observer avec diligence l’état des galères et même les
compter une à une. Ce fut le proto lui-même qui les montra
au Bailo ; il fournit même des détails précis : il y avait
181 galères au total (y compris les anciennes et celles qui
n’étaient pas encore mises à la mer) dans l’arsenal ;
néanmoins, seuls 50 d’entre elles étaient en état de
naviguer. Ils pourraient en préparer 50 autres et si nous
ajoutions 30 nouvelles galères en construction et 35 galères
qui étaient en patrouille, ce nombre pourrait aller jusqu’à
170, sans toujours compter les galères corsaires d’Afrique
du Nord qui rejoindraient la flotte en cas d’expédition
majeure. Il y avait aussi 15 ou 16 fuste et 7 galéasses avec
6-7 autres en mer. Toutes ces informations faisaient
allusion à une expédition contre Candia qui n’aura jamais
lieu. Il était déjà impossible pour les Ottomans d’investir
autant dans une expédition navale alors qu’ils n’étaient que
récemment entrés dans une guerre coûteuse avec les
Safavides.
Pourquoi le Bailo fut-il autorisé à visiter l’Arsenal et à
observer librement les préparations militaires ? Comment se
fait-il que le responsable même de l’Arsenal ait fourni à un
ambassadeur étranger des informations détaillées sur les
préparatifs militaires ottomans, en particulier lorsque
ceux-ci visaient le pays de cet ambassadeur ? La réponse à
ces questions est la campagne de désinformation de ‘Oulouj
‘Ali. Il était dans l’intérêt du Grand-Amiral belliqueux,
qui militait toujours pour une action en Méditerranée, de
paraître agressif à ce stade. Le Grand Amiral s’assura
également que le Bailo apprenne la conversation qu’il avait
eue dans son palais avec ses lieutenants et les principaux
fonctionnaires ottomans. Le corsaire rusé répandit ses
sentiments anti-vénitiens : Sinan Bacha avait commis une
erreur en n’assiégeant pas Corfou et maintenant il
s’avérerait plus difficile de la prendre parce que les
Vénitiens avaient amélioré les fortifications. Étant donné
que Corfou était désormais inexpugnable, il était temps de
se tourner vers la Crète dont les fortifications
nécessitaient des améliorations majeures qui ne pouvaient
être apportées facilement. Selon le Bailo, l’équivalent de
ce bureau dans le contexte vénitien était l’amirauté de
l’arsenal vénitien en charge de la construction de navires,
d’entrepôts et d’ouvriers. Dans l’arsenal ottoman, c’est le
Tersâne-i Âmire Emini qui assumait cette fonction.
Les préparatifs militaires exagérés ou simulés n’étaient pas
le seul moyen de répandre la peur dans le cœur de l’ennemi.
Les Ottomans tentèrent parfois de tromper les diplomates
étrangers avec des mises en scène soignées. Par exemple, en
1588, dès que le Bailo Giovanni Moro entra dans la chambre
d’Ibrahim Bacha, deux portiers de Ferhad Bacha, le
commandant en chef à l’est, entrèrent également. Ils
montrèrent à Ibrahim les plans des terres que les Ottomans
avaient récemment conquises. Ils dirent alors au Bacha que
les Perses étaient ruinés et que le Shah demandait la paix,
prêt à se plier aux exigences territoriales du Sultan et
même offrait son fils en otage.
De la fréquence des nouvelles concernant la guerre
ottomane-safavide, on peut conclure que les Vénitiens
étaient toujours impatients de savoir ce qui se passait à la
frontière orientale des Ottomans et ainsi, les Ottomans
étaient aussi désireux de les confondre avec de fausses
informations. Dans un autre exemple, en 1616, alors que
l’ambassadeur d’Autriche et sa suite entrèrent dans la
deuxième cour du palais de Topkapi pour la première audience
avec le Sultan, deux hommes à dos de chameau entrèrent dans
la cour, portant de gros tambours. Puis suivirent les
soldats ottomans, cinq captifs iraniens enchaînés les uns
aux autres et une centaine d’hommes portant chacun sur une
verge trois à cinq têtes iraniennes coupées remplies de
foin. En prenant leur place sur le côté gauche de la Porte
de Félicité, l’entrée de la troisième cour, ils durent
laisser une impression durable sur toute la mission
autrichienne. L’idée n’était pas seulement de mettre en
scène une démonstration de force, mais aussi de se livrer à
la désinformation en convaincant l’ambassadeur autrichien
des succès ottomans sur le front oriental où en fait les
armées du Sultan échouaient lamentablement.
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