Lépante 

 

Le récit suivant de la politique ottomane menant à la bataille de Lépante et de son effet immédiat sur les Ottomans est basé exclusivement sur des documents des archives turques.

 

Au mois de Ramadan 978 (février 1571), la Porte reçut des renseignements des Begs de Kilis (en Bosnie) et de Delvina que les Vénitiens rassemblaient leurs forces près de Korfu et attendaient la flotte espagnole. D’autres rapports provenant de diverses sources confirmèrent la nouvelle. Le Beg de Morée rapporta que la flotte vénitienne en Crète, forte de trente navires, avait cruellement besoin de provisions et prévoyait de capturer les navires marchands transportant des provisions d’Egypte et de Syrie à Istanbul. Les nouvelles concernant la flotte chrétienne provoquèrent une grande inquiétude et une grande excitation à Istanbul et le Divan impérial prit des mesures drastiques pour faire face au danger imminent. La Porte était principalement concernée par les tentatives chrétiennes de briser le siège ottoman de Famagouste. La stratégie pour empêcher une telle intervention consistait à envoyer d’abord des renforts au commandant en chef ottoman à Chypre pour achever la conquête de l’île, puis de rassembler toutes les forces navales ottomanes sous un seul commandement pour empêcher la flotte chrétienne de venir à la l’aide des assiégés à Famagouste et de la destruction de la flotte alliée. La décision de la Porte d’attaquer la flotte chrétienne fut une décision fatidique qui déterminerait désormais le cours des événements.

 

A cet effet, les mesures suivantes furent prises : le Beg de Rhodes qui surveillait les navires vénitiens en Crète fut immédiatement renforcé par vingt navires envoyés d’Istanbul sous Kaya Beg de Koca-ili à la mi-Ramadan. Muhammad Shoulouk, le Beg d’Alexandrie fut nommé commandant de toutes les forces qui allait se rassembler à Rhodes avec pour instructions d’attaquer tout navire vénitien tentant de s’infiltrer dans les eaux de Chypre et de transporter des troupes de Tripoli (en Syrie) à Chypre. Il décida également d’accélérer les travaux à l’arsenal impérial d’Istanbul pour achever les navires en construction. (Après la défaite de Lépante, on dit que l’échec à terminer les navires fut l’une des raisons de la défaite). Muezzin-zade ‘Ali Bacha, l’amiral de la flotte ottomane, partit pour Istanbul avec trente galères le 24 Shawwal (21 mars) et arriva à Chypre fin mars. Il reçut l’ordre de rassembler toutes les forces de la Mer Égée et de se rendre à Chypre. Il apporta à Chypre des soldats, des munitions de Tripoli et prit part au siège de Famagouste.

Dans l’intervalle, la Porte assigna le deuxième Vizir Bartawi (Pertev) Bacha commandant en chef de toutes les forces navales naviguant d’Istanbul avec les navires restants, au nombre de 124, le 9 Dzoul Hijjah 978 (4 mai 1571). Il devait rassembler toutes les forces sous son commandement et attaquer la flotte alliée partout où il la trouverait. L’inspection montra que le nombre total de navires à rames était de 227, dont 35 avaient des esclaves comme rameurs et le reste des Musulmans, des rameurs enrôlés dans les provinces ottomanes. Vingt navires devaient être laissés à Chypre pour servir de garde et de transport. Le Kapudan Muezzin-zade Bacha fut informé que la décision d’attaquer la flotte chrétienne était définitive et fortement soutenue par tous les Musulmans. Dans les mots du document : « Lorsque la nouvelle de l’intention d’attaquer des mécréants devint connue de tous ici, les ‘ulémas et toute la communauté musulmane trouvèrent qu’il était plus approprié et nécessaire de trouver et d’attaquer immédiatement la flotte des mécréants afin de sauver l’honneur de notre religion et de notre état, et pour protéger le pays du Califat et, lorsque les Musulmans soumirent leur pétition aux pieds de mon trône, je l’ai trouvée bonne et incontestable, je reste inébranlable dans ma décision. »

Ce passage reflète clairement le fait que les Ottomans réalisèrent pleinement la gravité du moment. Comme le suggère le langage du document, dès le début, les Ottomans virent la confrontation comme une confrontation entre deux religions, réciproquant à cet égard les motivations des architectes de la Sainte Ligue, le Pape Pie V et le Roi espagnol Philippe II. La décision fut mise en œuvre d’un seul coup et toutes les forces navales et terrestres furent appelées à se joindre à l’opération.

 

La guerre pour Chypre entra ainsi dans une nouvelle phase avec un intense esprit de combat des deux côtés. Dès lors, les Ottomans essayèrent de mobiliser toutes leurs ressources pour la lutte fatidique. Le Sultan nomma le troisième Vizir Ahmed Bacha commandant en chef de l’armée de terre qui comprenait 1500 janissaires et environ 1500 cavaliers de la Porte avec la cavalerie provinciale sous le commandement de Huseyin Bacha, le Beylerbeyi de Roumélie. Ahmed quitta Istanbul le 4 Dzoul Hijjah (29 avril) et atteignit rapidement Uskup (Skoplje) pour rassembler les troupes.

 

Muezzin-zade quitta Chypre pour rejoindre Bartawi Bacha le 14 Dzoul Hijjah (9 mai). En apprenant la nouvelle que la flotte vénitienne de Crète était en mauvaise posture en raison de la perte de son équipage en raison d’une épidémie et de la réticence de la population locale à servir, le Porte envoya un ordre à Bartawi Bacha, commandant en chef des forces navales, d’attaquer l’ennemi en Crète, d’attaquer les îles et les forteresses de la région et d’assaillir les navires vénitiens qui s’étaient rassemblés à Corfou. Si cela réussissait, il devait attaquer les forteresses côtières vénitiennes et détruire la forteresse de Parga. Les forces terrestres sous les Begs de Joannina et Delvina devaient coopérer avec lui dans la dernière entreprise.

 

Dans les chroniques ottomanes de Selaniki, ‘Ali, Louqman et Zeyrek, le récit des opérations navales est très bref. Zeyrek nous dit que les forces ottomanes effectuèrent des raids dévastateurs en Crète, Cerigo (Chouha Adasi), Zante (Zakilise), Céphalonie et Corfou, prirent et détruisirent les forteresses de Sopot (en Albanie), Dulcigno (Oulkun), Antivani (Bar) et Boudua. ‘Oulouj ‘Ali, le Beylerbeyi d’Algérie rejoignit la flotte avec ses vingt galères près de la Crète. Nous trouvons plus de détails dans la chronique contemporaine de la cour Salimname de Louqman (Bibliothèque Sarayl de Topkapi Sarayl, R.1537) illustrée d’exquises miniatures. Il décrit comment Ahmed Bacha arriva à Shkoder (Igkodra) et prit d’assaut Dulcigno en coopération avec les forces navales sous Bartawi Bacha. La nouvelle de la capture de Dulcigno fut reçue avec une grande joie dans la capitale ottomane, et Ahmed Bacha en fut récompensé par le Sultan. Il est intéressant de noter cependant qu’au cours de cette opération, de nombreux combattants ottomans qui avaient débarqué pour combattre désertèrent et ne sont jamais revenus sur leurs navires. Selaniki ajoute que de nombreux navires se retrouvèrent ainsi sans soldats.

 

Quand Ahmed et Bartawi furent sur le point de se déplacer contre Kotor, ils apprirent que la flotte alliée était finalement apparue dans la Mer Adriatique mais décidèrent de se retirer. Sur ce, la Porte émit l’hypothèse que l’intention de l’ennemi était de frapper les possessions ottomanes sur les côtes adriatiques et des mesures énergiques furent prises pour éviter cela. En juillet, l’information arriva d’Avlona (Vlore) que la flotte vénitienne s’était rendue à Messine. En août, plusieurs ordres furent envoyés aux Begs et aux qadis en Roumélie avec l’avertissement de se préparer contre une attaque ennemie. Le Beg de Kjustendil devait garder la côte d’Alessio (Lesh) jusqu’à Durazzo (Durres) en Albanie, et les qadis de Roumanie reçurent l’ordre de fournir des provisions et du matériel chaque fois que le capitaine de la flotte le demandait depuis les quartiers d’hiver de Bis.

L’ordre est particulièrement intéressant pour montrer la situation du côté ottoman en septembre. On y lit : « Ordre à ‘Ali Bacha, amiral de la flotte impériale. Dans ta lettre du 18 Rabi’ ath-Thani (9 septembre), tu as signalé que mon précédent firman au sujet de ton hivernage avec les Beylerbeyi d’Algérie au port de Kotor t’es parvenu à Lépante (Inebahti), tu as indiqué que dans une lettre ‘Ali, l’un des capitaines d’Algérie qui a été envoyé à Messine pour capturer des prisonniers pour des renseignements, t’a écrit que la flotte des incroyants était entrée dans le port de Taranda (Otrante) et qu’il avait capturé un petit navire de leur flotte. Les captifs l’informèrent que l’Espagne et Venise avaient équipé tous leurs navires, y compris ceux de Crète, et avaient décidé de venir à Corfou sous le commandement de Don Juan, le frère du roi d’Espagne afin d’attaquer soit la flotte impériale, soit une place sur les côtes de nos dominions. Tu ajoutes que toute la situation serait discutée au conseil de guerre et que le mieux sera fait pour les choses concernant notre religion et notre état. Tout ce que tu as rapporté nous était connu. De plus, Mustafa, un de mes chavoushes, apporta la nouvelle qu’il avait apprise de Bayazid, le Beg de Delvina, que la flotte des mécréants était déjà arrivée à Corfou. Bartawi Bacha, mon commandant en chef, m’a également rapporté les choses que tu voulais soumettre à ma connaissance. Maintenant, j’ordonne qu’après avoir reçu des nouvelles fiables sur l’ennemi, que vous attaquiez la flotte des mécréants en faisant pleinement confiance à Allah et à Son Prophète. Dès que mon ordre arrivera, vous devez rejoindre Bartawi Bacha et tenir un conseil avec les Beylerbeyi d’Algérie, d’autres beys, zou’ama et capitaines de la marine agissant tous en parfait accord et unité selon ce qui est jugé le plus approprié ... Si vous pensez que ma flotte impériale devrait hiverner par la volonté d’Allah dans ces eaux comme je l’avais envisagé dans mon ordre précédent, vous pouvez décider de rester dans le port de Kotor ou dans un autre port après avoir consulté Bartawi Bacha, et me soumettre les mesures que vous prendrez pour pouvoir agir conformément à quoi que sera mon commandement impérial. »

 

Nous apprenons d’un ordre au Kapudan Bacha en date du 26 Rabi’ ath-Thani (17 septembre), que lorsque la flotte ottomane partit pour Avlona, un escadron de cinq galères ennemies arriva dans le détroit de Kotor, mais Qasim, le Beg d’Hersek (Herzégovine) les repoussa et fit des prisonniers. Il apprit d’eux que la flotte chrétienne composée de 130 vaisseaux espagnols et 130 vénitiens devait assiéger Nova (Castelnuovo). Sur ce, un ordre du 5 Joumadah al-Awwal (25 septembre) fut envoyé pour que le Kapudan Bacha et les Beylerbeyi d’Algérie hivernent à Kotor avec la flotte impériale de 230 vaisseaux. Les provisions pour six mois devaient être fournies pour la marine et la forteresse de Nova. En outre, Ahmed Bacha, commandant des forces terrestres, reçut l’ordre que les sipahis de Koumdia sous le commandement du Beylerbeyi Huseyin devaient rapidement se déplacer là où une attaque ennemie était attendue. Afin de garder Nova, le Beg de Kjustendil fut envoyé. Les Begs d’Herzégovine et de Shkoder devaient communiquer avec les commandants et entrer en action en coopération avec eux. Le 7 Joumadah al-Awwal (27 septembre), Mustafa Chavoush informa, de Delvina, l’arrivée de la flotte chrétienne près de Corfou.

 

En septembre, Ahmed Bacha arriva en Albanie avec les Beylerbeyi de Roumanie pour réprimer les rebelles albanais à Ohrida et pour renforcer les garnisons des forteresses de Preveza, Patras, Delvina, Avlona et Durazzo avec des timariots sipahis (cavalerie provinciale). Il chargea les Begs de Kjustendil et Vidin de garder la côte albanaise et inspecta tous les points dangereux de cette région. Mahmoud Ozkour oglu, apparemment un membre de la vieille famille albanaise des Sagouras, offrit ses services pour garder les côtes avec deux mille volontaires. Plus tard, Ahmed Bacha écrivit à la Porte que les troupes étaient en mauvaise posture en raison de la pluie et du manque de provisions en Albanie, et ils insistèrent pour rentrer chez eux. Les Begs gardant les côtes envoyèrent également des plaintes sur la rareté des provisions, affirmant qu’il leur était impossible de rester en Albanie pendant l’hiver. Dans un ordre du 20 Joumadah al-Oula (10 octobre), c’est-à-dire trois jours après la bataille de Lépante, la Porte informa Ahmed Bacha que la flotte chrétienne était à Corfou et qu’aucune troupe ottomane ne devait partir pour leurs provinces d’origine (les sipahis timariots servaient seulement pendant la saison de campagne, c’est-à-dire du printemps à l’automne), et que les troupes épuisées des navires devaient être remplacées par des troupes fraîches des forces terrestres. Il devait donner les contingents requis d’urgence par la marine, inspecter les garnisons dans les forteresses, puis se rendre avec toutes les forces sous son commandement à un point proche de l’endroit où l’attaque ennemie était attendue.

 

Vers la mi-Joumadah al-Oula (début d’octobre), la Porte apprit que la flotte chrétienne sous le commandement de Don Juan comprenait 130 galères, 70 frégates, 28 barches et six maones.

Ne sachant pas qu’ils feraient face à une assemblée aussi organisée de galères dirigée par les forces de la Papauté, de Venise et des Habsbourg sous le drapeau du Saint Empire romain, les Ottomans furent pris au dépourvu. La flotte alliée comprenait plus de 200 navires dont l’effectif total comptait environ 44000 marins, rameurs compris. En outre, il y avait quelque 28000 soldats à bord. Ils étaient armés de l’arquebuse, le précurseur du mousquet. En outre, la flotte de la Sainte Ligue était suivie par un train de 24 cargos à voile qui étaient là pour fournir un soutien logistique en cas de besoin. La flotte ottomane, comptant environ 224 navires, succomba devant la flotte de la Sainte Ligue. Quelque 194 navires ottomans furent coulés ou capturés par l’alliance chrétienne. Le grand amiral fut tué, avec ses fils, tandis qu’un autre commandant sauva sa propre vie en s’enfuyant simplement. Le seul commandant, qui survécut à la bataille fut ‘Oulouj ‘Ali Basha, plus expérimenté dans les affaires maritimes que les deux autres commandants, qui réussit à ramener à Istanbul un petit escadron de galères.

 

Le 29 de ce même mois (19 octobre) toujours non informé de la défaite de Lépante, la Porte pensa que la campagne était terminée et envoya la permission aux forces terrestres de rentrer chez elles avec l’avertissement qu’elles devraient être prêtes pour l’expédition du printemps prochain. Tous ces faits confirment l’idée que la Porte ne s’attendait pas sérieusement à une attaque ennemie à ce moment-là, et que la bataille fut plutôt une surprise.

‘Ali, chroniqueur ottoman contemporain, déclara : « La flotte navigua longtemps sur la mer. Personne n’apparut. Les Ottomans crurent que les Chrétiens n’avaient pas le courage de les rencontrer. L’hiver approchait. Les corsaires et les Begs des provinces côtières demandèrent à la Porte la permission de rentrer chez eux. Ainsi l’armée se désintégra. » Lorsqu’on apprit que l’ennemi s’apprêtait à attaquer la flotte ottomane, les commandants ottomans recrutèrent à la hâte des équipages pour les navires parmi les garnisons des forteresses côtières et même parmi la population locale.

 

Il n’y a pas de rapport ottoman détaillé disponible sur la bataille d’Incirli Liman dans la baie de Lépante. Le rapport de Bartawi Bacha, mentionné dans un firman, n’a pas encore été découvert dans les archives turques. Les chroniques n’en donnent qu’un très bref compte rendu. Le Sultan, alors à Edirne (Andrinople), reçut des nouvelles de l’événement par un émissaire spécial de ‘Oulouj ‘Ali Bacha le 3 Joumadah ath-Thani (23 octobre) (selon Selaniki, quelques jours plus tôt). Dans un firman daté du 8 Joumadah ath-Thani (28 octobre) envoyé à Bartawi Bacha, seul ce qui suit fut dit à propos de l’événement : « Maintenant, une bataille peut être gagnée ou perdue. Il était destiné à se passer ainsi selon la volonté d’Allah. » En fait trop confiants après la chute de Famagouste (Magosa) le 9 Rabi’ al-Awwal (1er août 1571) qui acheva ainsi la conquête de Chypre et la prise des forteresses vénitiennes de Dulcigno et d’Antivari en Albanie pendant l’été, les Ottomans furent choqués par la nouvelle. L’historien ottoman ‘Ali nota que depuis la création du monde et la construction du premier navire par Nouh (‘aleyhi salam), aucune catastrophe de ce type ne fut enregistrée. Discutant des causes de la défaite, les chroniqueurs ottomans soulignent le départ inhabituellement précoce de la flotte d’Istanbul au printemps, l’épuisement des équipages à la suite d’une longue période d’opérations en mer, la désertion des timariots sipahis des navires, l’attaque inattendue de la flotte chrétienne à un moment où les Ottomans croyaient que la campagne était terminée, l’ordre définitif initial de la Porte de rencontrer la marine chrétienne et l’insistance du Kapudan Bacha à se conformer à cette directive ; son mépris de la tactique de combat de ‘Oulouj ‘Ali, sa précipitation dans les lignes ennemies pendant que 40 ou 50 de ses navires étaient retournés au rivage et la désertion de bon nombre de ses troupes. Comme l’a dit un chroniqueur ottoman, « le grand amiral de la marine ottomane n’avait jamais commandé une seule barque de sa vie» et selon un autre chroniqueur « il n’avait jamais assisté à une bataille navale et ni ne fut informé de la science de la piraterie. » Mais tous les chroniqueurs terminent en disant que c’était le plan d’Allah pour mettre en garde les croyants musulmans contre leurs péchés.

 

La réunion du Divan Impérial le lendemain de l’arrivée de l’émissaire démontre un esprit et une confiance élevés dans la remise en état des choses. Le registre  des  décisions du Divan contenait un certain nombre de mesures énergiques après cette réunion: un ordre à Kilij (‘Oulouj) ‘Ali Bacha, Beylerbeyi d’Algérie et maintenant Kapudan Bacha, qui sauva ses 20 navires à Lépante, pour rassembler tous les navires éparpillés de la flotte et rester en garde dans une ligne entre la Grèce et Scio ; un autre ordre à Ahmed Bacha, le Beylerbeyi de Roumélie, pour recruter et placer des soldats dans les forteresses sur les côtes, pour surveiller et repousser l’ennemi s’il venait à terre, pour inspecter la région de Préveza puis se déplacer vers la Morée avec toutes les forces rassemblées pour y faire face à toute attaque ennemie. On pensait que la Morée était en grand danger car la marine avant la bataille avait embarqué un grand nombre de soldats des forteresses et les Mainots étaient en rébellion.

 

Le Sultan reprocha aux soldats qui avaient quitté leurs positions avant la bataille en ces termes : « Il n’y a pas eu de situation similaire auparavant. Il n’y a aucune excuse pour dire que le terrain était accidenté alors qu’en dépit de l’hiver, l’ennemi était en route pour détruire notre pays et que leurs maux s’accumulaient chaque jour. Que vous donniez de telles excuses montre simplement un manque de zèle religieux et d’esprit civique de votre part. »

 

Le 4 Joumadah ath-Thani (24 octobre), de nouveaux ordres furent envoyés à tous les qadis des côtes de la Méditerranée pour placer des sentinelles aux points dangereux, pour déplacer les populations locales vers des hauteurs difficiles à atteindre, pour compléter ou augmenter les garnisons des forteresses. Des ordres spéciaux furent envoyés aux gardiens des châteaux du détroit, de Rhodes et de Modon pour qu’ils soient armés et en alerte. Tout cela montrait que la Porte envisageait sérieusement la possibilité d’une attaque sur les côtes et même sur Istanbul même. La Chypre nouvellement conquise était considérée comme particulièrement vulnérable, surtout lorsque la nouvelle de 42 navires vénitiens se dirigeant vers la Crète arriva. Les Beylerbeyi de Karaman et Begs des quatre provinces anatoliennes à savoir Isel, Tarse, Alaiye et Teke, maintenant tous incorporés dans la province de Qoubrous (Chypre), avec toutes les forces sous leur commandement reçurent l’ordre de passer immédiatement sur l’île. Les capitaines de Paphos et de Kyrenia reçurent également l’ordre de retourner à Chypre avec leurs navires.

 

Après avoir reçu Ahmed Bacha, le conquérant de Dulcigno, et Lala Mustafa, le conquérant de Chypre, avec une grande cérémonie en sa présence, le Sultan revint d’Edirne à Istanbul le 4 Joumadah ath-Thani (28 octobre). Il eut, dit-on, une sorte de mélancolie après que la nouvelle de « la flotte vaincue » l’atteignit.

Au milieu de novembre, le Kapudan Bacha informa le Sultan de sa venue à Istanbul avec la flotte. Nous savons que Don Juan était déjà de retour à Messine le 1er novembre. Selon Selaniki, un témoin oculaire, Kilij ‘Ali arriva à Istanbul le 1 Sha’ban 979 de l’Hégire (19 décembre) avec 32 navires, dont certains étaient apparemment ceux dispersés après la défaite. Dès qu’il atteignit la capitale, il se rendit à l’arsenal impérial pour superviser la construction de la nouvelle flotte.

 

Le récit le plus détaillé de l’incident de Lépante et des autres expéditions navales ottomanes se trouve dans Touhfat al-Kibar fi asfar al-Bihar (Les chefs d’œuvre des maitres dans les expéditions en mer) de Kâtip Çelebi (Katib Chalabi) que nous avons intégralement traduit et qui se trouve à la fin de notre œuvre en appendice.

 

L’impact naval

 

L’engagement de la flotte ottomane avec la flotte de la Sainte Ligue au large de Lépante le 7 octobre 1571 donna à la flotte impériale ottomane sa première défaite majeure en mer en Méditerranée. Cet événement est inscrit dans l’histoire méditerranéenne comme la dernière grande bataille de galères, marquant la fin des avirons longs et lourds et le début des voiliers légers et rapides. Mais peut-être plus important encore, cette dernière grande bataille de galères mit également un terme à la communication entre le monde ottoman et l’occident dans le domaine de la technologie maritime. Les galères ottomanes qui furent opposées à celles de leurs rivaux européens à Lépante furent jugées insuffisantes particulièrement en ce qui concerne la puissance de feu, et en conséquence la marine ottomane entreprit immédiatement une mesure de restructuration dans un effort pour conserver le contrôle de ses possessions en Méditerranée.

 

L’arsenal impérial ottoman travailla à sa plus grande capacité pour reconstruire la flotte impériale selon des lignes quelque peu améliorées. En l’espace de 5 à 6 mois, l’arsenal impérial ottoman acheva la construction de la flotte, apportant tous les matériaux de construction et la main-d’œuvre via une politique d’imposition sévère des provinces. Tous ces navires étaient entièrement équipés d’artillerie, de canons et d’autres instruments de guerre et habités par des rameurs et des guerriers. Le fait que les Ottomans aient reconstruit leur marine peu de temps après la défaite peut être considéré comme un moyen d’affronter la défaite et de surmonter ses effets à la fois. Cependant, les grands sacrifices financiers consentis par la Porte pour protéger l’empire en construisant une nouvelle flotte marquèrent la fin de la puissance maritime ottomane. Andrew Hess, prenant en considération les réalisations navales ottomanes en Méditerranée après la défaite de Lépante, affirme que la puissance maritime ottomane survécut à la défaite.

 

Le succès éventuel de la campagne de Tunis (1569-1574) peut être considéré comme un témoignage de la reprise rapide de la marine ottomane de la désastreuse défaite navale et de la restauration du contrôle ottoman sur les eaux orientales de la Méditerranée. Cependant, les charges financières introduites par la défaite écrasante et l’avènement des Anglais et des Néerlandais sur la Méditerranée rendirent impossible un rétablissement complet de la puissance maritime ottomane. En fait, après l’achèvement de la conquête de Tunis et de La Goulette, les affaires navales ottomanes entrèrent dans une période d’inactivité jusqu’à environ le milieu du XVIIe siècle, lorsque les Ottomans montèrent une autre expédition majeure contre la Crète, la dernière possession vénitienne dans la Méditerranée orientale. Contrairement aux campagnes précédentes, la campagne de Crète dura près de vingt-cinq ans pour s’achever en 1669 avec la prise de Candie. À cet égard, la défaite de Lépante peut être considérée comme une référence dans l’histoire navale ottomane en ce qu’elle a mis fin à la période de campagnes navales rapides que la marine ottomane exécutait depuis les dernières années du XVe siècle.

 

La défaite de Lépante eut également un impact majeur sur la politique ottomane dans l’océan Indien. Avant la défaite de Lépante, les Ottomans avaient réussi à rétablir leur domination sur le Yémen et Aden (1569-1570) et se préparaient à lancer une attaque globale contre les Portugais dans l’Océan Indien. Comme le note Inalcik, « si les Ottomans n’avaient pas porté un coup terrible à leur puissance navale à Lépante, ils auraient pu poursuivre leur politique agressive dans l’Océan Indien, » ce qui implique que les Ottomans, utilisant le Yémen comme base stratégique, pourraient étendre leur autorité loin dans l’Océan Indien. Cependant, la défaite de Lépante incita les Ottomans à reconsidérer ces projets navals globaux et à les écarter finalement en faveur de campagnes terrestres à grande échelle.

Quant à l’impact immédiat de la défaite de Lépante sur la situation politique en Méditerranée orientale, « il ne fait que reconfirmer une impasse navale selon laquelle la suprématie navale en Méditerranée orientale resta aux mains des Musulmans tandis que la Méditerranée occidentale resta majoritairement sous contrôle chrétien. » Comme le déclare Ronald Jennings, « aucun des partis qui sont sortis victorieux de Lépante n’occupa de territoire, n’obtint aucun avantage stratégique ou ne put donner suite à ce succès isolé. Les Ottomans dépouillèrent non seulement Venise de sa possession la plus riche et la plus aisée, c’est-à-dire Chypre, et de ses bases navales les plus importantes, mais privèrent également les pirates latino-chrétiens de leur base la plus importante. »

 

Conclusions

 

Le développement de la puissance maritime ottomane reconfigura l’équilibre des pouvoirs du début du XVIe siècle, qui aboutit à la subordination de la République vénitienne. Une série de conquêtes navales, en commençant par Lépante, Modon, Coron et Navarin à la fin du XVe siècle, puis en poursuivant les conquêtes de Rhodes, Préveza et Chypre tout au long du XVIe siècle, dépouilla les Vénitiens de toutes les grandes zones commerciales qui étaient essentielles pour leurs réseaux marchands dans le commerce longue distance. Certes, les Vénitiens sortirent victorieux de la confrontation de Lépante. Cependant, ils consommèrent toute leur richesse pendant leurs guerres coûteuses avec les Ottomans depuis 1570 ; ainsi ils acceptèrent un nouveau traité avec les Ottomans en 1573, dans lequel ils acceptèrent de céder toutes les forteresses qu’ils avaient récemment conquit en Albanie et en Bosnie, de rendre tous les prisonniers ottomans sans rançon, de limiter leur flotte à 60 galères et payer 300000 ducats en réparations. Ainsi, il ne serait pas faux de prétendre que la victoire de Lépante ne porta aucun fruit et ne servit aucun but pour les Vénitiens. La disparition progressive des Vénitiens du monde commercial ottoman fut compensée dans un premier temps par les marchands de Marseille et de Raguse. Cette évolution encouragea l’Angleterre, jusqu’alors restée en dehors de la périphérie du monde ottoman, à entrer directement en contact commercial avec les Ottomans. Bien que les Anglais aient célébré la défaite ottomane à Lépante avec des feux de joie et « des banquets et de grandes réjouissances » car la victoire des Vénitiens et des Espagnols était d’une « si grande importance pour tout l’état du Commonwealth chrétien, » l’intérêt de l’Angleterre pour les Ottomans continua à se développer malgré le ressentiment personnel de certains rois comme James I. James I, qui accéda au trône d’Angleterre en 1603, écrivit un poème sur Lépante en 1583. Il définit le conflit comme un combat « Entre la race baptisée, / Et les Turcs circoncis. » James I était connu pour son caractère antimusulman et son anticatholicisme qui incita le représentant anglais au Maroc à le pousser à entreprendre une guerre contre ce pays. James I n’attaqua pas le Maroc mais signa un traité de paix avec l’Espagne dans lequel l’Espagne et l’Angleterre convinrent d’une résistance commune des Turcs, l’ennemi commun de la Chrétienté.

 

Du côté ottoman, un tel intérêt n’était pas sans soutien. Puisque les Ottomans voyaient la coalition papale vénitienne-espagnole comme une formidable menace pour leur existence même, leur intérêt à approcher les pays de l’Ouest et du Nord devint une politique vitale après le désastre de Lépante. L’approche ottomane de l’Angleterre alla jusqu’à permettre aux pirates anglais d’utiliser les ports ottomans en Afrique du Nord, en Albanie et en Morée, et dans certains cas coopérer avec eux. Un an seulement après la défaite, le Sultan Ottoman Salim II envoya un messager au roi de France, offrant l’assistance de la flotte ottomane contre l’Espagne et suggérant une attaque concertée de la France et de l’Angleterre et des princes des Pays-Bas. Un autre résultat majeur de la défaite fut ressenti sur la politique ottomane traditionnelle d’étendre les privilèges capitulaires aux nations occidentales en vue d’acquérir un allié au sein de la chrétienté. Venise avait été neutralisée par de tels privilèges commerciaux au cours du seizième siècle et empêchée ainsi de mettre sa puissante marine au service des papes en croisade.

 

En ce qui concerne la réaction précoce des dirigeants politiques ottomans à la défaite de Lépante, ils n’étaient pas préparés à une défaite aussi désastreuse, et donc abasourdis par elle mais certainement pas submergés par ses conséquences à court terme. Ils travaillèrent pour annuler ses effets potentiels à long terme en mobilisant toutes leurs ressources pour reconstruire la flotte dans une période de cinq mois. Ici, la crainte de nouvelles attaques de la flotte alliée victorieuse sur de nouvelles cibles ottomanes, y compris la capitale, dû inciter les dirigeants politiques à consacrer toutes leurs ressources et énergies à reconstruire la flotte en si peu de temps. Du point de vue naval, la reconstruction de la flotte ottomane sur une période de cinq mois démontre la résilience de l’État Ottoman face à un tel incident. Le lancement de nouvelles expéditions à La Goulette et Tunis et les conquêtes réussies de ces lieux témoignent de la récupération rapide de la puissance maritime ottomane des effets d’un événement aussi tragique. La préoccupation de la direction politique au sujet de l’opinion publique en général devrait également être reconnue pour expliquer la reprise rapide de la défaite. De grandes festivités et processions furent organisées pour fêter l’achèvement de la construction de la nouvelle flotte en vue d’influencer l’opinion publique.

 

Quant à l’effet de la défaite sur les activités militaires ottomanes, la défaite incita les Ottomans à reconsidérer leurs projets navals mais elle n’eut guère d’effet sur la politique ottomane d’expansionnisme. Au contraire, l’événement accrut le zèle ottoman alors que l’armée ottomane intensifiait ses activités vers l’Europe centrale à l’ouest et l’Iran à l’est.

 

Quelle fut donc l’importance de la défaite de Lépante pour les Ottomans ? La meilleure réponse à cette question est offerte par Ronald Jennings, qui déclare que « probablement le commandant ottoman à Lépante manquait de détermination et de résolution, ce pour quoi il fut renvoyé, mais se souvenant de la longue succession ininterrompue de militaires et de victoires navales, qui avaient été obtenues au siècle précédent, le succès à Chypre à ce moment-là, et les succès qui se produiraient pour la prochaine décennie ou plus, il est difficile de juger la défaite de Lépante comme décisive de quelque manière que ce soit, même comme un présage de malheur qui pourrait suivre plus tard. Il semble évident que la conquête de Chypre était bien plus importante que la bataille de Lépante. »

 

Ceci est mieux attesté par une conversation entre le Grand Vizir ottoman Sokullu Mehmed Basha et l’ambassadeur vénitien Barbaro à Istanbul qui ne fut pas autorisé à retourner à Venise pendant la campagne de Chypre et l’incident suivant de Lépante. Lorsque l’ambassadeur vénitien interrogea Sokullu sur les plans ottomans après la défaite de Lépante, Sokullu aurait déclaré : « Comme vous l’avez observé, notre courage ne s’est pas évanoui après la bataille de Lépante ; il y a un écart entre vos pertes et les nôtres. » Nous vous avons cédé une terre (en référence à Chypre) où vous pouvez construire un royaume et coupé ainsi un de vos bras. (Alors que) vous avez vaincu notre flotte, ce qui ne signifiait rien de plus que de nous raser la barbe. Un bras manquant ne peut pas être remplacé mais une barbe rasée s’épaissit. »

 

Le seul impact majeur de la défaite de Lépante fut sur les populations fiscales de l’Empire. La longue période de guerre navale qui aboutit à la campagne de Lépante imposa des charges financières constantes à la paysannerie, en particulier à celles vivant dans les provinces maritimes, ce qui contribua énormément à leur mécontentement à l’égard des autorités centrales et provinciales. Le fait qu’après la défaite, les Ottomans se soient sentis obligés de maintenir une flotte puissante en Méditerranée comme contrepoids à la flotte alliée ne faisait qu’ajouter à la pression financière. Ainsi, la défaite de Lépante n’a pas été la cause principale mais l’un des facteurs qui ont accéléré le mécontentement, qui s’est transformé en l’un des mouvements sociaux les plus importants de l’histoire ottomane.

 

Enfin, en ce qui concerne l’impact de la défaite sur la perception ottomane de l’Europe, en particulier leur sentiment de supériorité, la défaite n’a pas eu d’effet majeur. Si nous avons besoin d’identifier un événement qui marqua la fin du complexe de supériorité de la part des Ottomans vers l’Europe, ce fut plus l’échec du deuxième siège de Vienne contre une armée combinée Habsbourg-polonaise en 1683 que la bataille de Lépante. La défaite aux portes de Vienne ouvrit la voie à une série de Traités de paix humiliants qui se succédèrent. Le Traité de Karlowitz en 1699 marqua le début de la longue et lente retraite des Ottomans de leurs conquêtes européennes. À la fin du XVIIIe siècle, l’Europe, en particulier l’Europe occidentale, avec sa révolution militaire et sa technologie navale supérieure, n’était plus vulnérable à la puissance ottomane autrefois considérée comme invincible. Par conséquent, à mesure que l’Empire Ottoman devenait politiquement et économiquement dépendant de l’Europe, il commença à s’adapter au défi de la supériorité occidentale. De même les Sultans de l’époque étaient loin de ressembler aux Sultans conquéreurs de la première heure.

 

Notre dernier mot est que lorsqu’il s’agit de victoires contre l’Islam et les Musulmans, même lorsqu’elles sont de peu d’importance voir insignifiantes, elles engendrent instantanément un tsunami d’éloges et de pamoisons largement exagérées qui semble ne jamais cesser même après des millénaires cependant, quand il s’agit de défaites c’est tout le contraire. Les victoires de l’Islam et des Musulmans sont vites étouffées sous le folklore des ghouls et des succubes, des mouches tsé tsé et des apostats chrétiens et autres mercenaires fantoches. Fiers dans la victoire et mauvaises foi dans la défaite !