Les Ottomans, la Croisade et la Renaissance de la Diplomatie, 1481-1522


La mort de Muhammad le Conquérant, le 3 mai 1481, donna lieu à une lutte intime pour le trône entre ses fils Bayazid et Jem. Bayazid II, soutenu par Ishak Bacha, Gedik Ahmed et les janissaires, qui s’étaient rebellés à la mort de Muhammad, réussit à prendre le contrôle de la capitale. Les tentatives de Jem pour contester le contrôle de son frère dans les années 1481 et 1482 se soldèrent par une défaite aux mains de Bayazid, qui avait rassemblé les principales forces de l’empire sous sa bannière. L’état de guerre civile dans l’Empire Ottoman suscita de grandes attentes dans le monde chrétien. La papauté espérait que la guerre civile conduirait à une division territoriale de l’empire, et on pensait que c’était le moment le plus opportun pour porter un coup décisif aux Ottomans. Après sa défaite finale à Ankara en juin 1482, Jem se réfugia à Rhodes, comptant sur la promesse des Hospitaliers qu’il serait transféré en Roumanie pour continuer le combat.


En fait, le grand maître hospitalier, Pierre d’Aubusson, le garda prisonnier parce que Bayazid fit des offres généreuses aux chevaliers en échange de leur promesse de le garder sous garde. Jusqu’au moment de son accord avec les chevaliers de Rhodes (14 décembre 1482), à la suite de l’exécution du très audacieux Ahmed Bacha Gedik (18 novembre), la position du Sultan Bayazid à la fois sur le plan interne et international était faible, les janissaires, les ‘Ulémas et d’autres factions ayant réagi contre toute poursuite de la politique centralisatrice de Muhammad Il. Les chevaliers de Rhodes entamèrent aussitôt des négociations avec les autres dirigeants du monde chrétien pour entreprendre une croisade contre les Ottomans. Il y avait deux cours ouvertes aux puissances occidentales : elles pouvaient soit suivre une politique de guerre et envoyer une armée de croisés contre les Ottomans avec Jem comme figure de proue, soit simplement utiliser la menace d’envoyer Jem pour contester le Sultan, le forçant à rechercher des relations pacifiques avec l’Occident. En effet, la somme de 45000 pièces d’or envoyées annuellement par le Sultan ottoman, ostensiblement pour les frais d’entretien du prince Jem, agit comme une sorte de tribut qui adoucit la position des puissances occidentales et les amena à choisir la seconde alternative. Néanmoins, la position de Jem comme otage aux mains des états européens donna lieu à de nouveaux développements dans les relations entre les gouvernements occidentaux et les Ottomans.


Les efforts diplomatiques ottomans, dans l’ensemble, réussirent à réaliser leurs objectifs principaux, qui étaient d’empêcher une croisade et d’empêcher Jem de s’associer soit au Sultan mamelouk d’Égypte, soit au Roi de Hongrie, les deux principaux rivaux des Ottomans, qui étaient tous les deux en mesure d’utiliser Jem de la manière la plus efficace contre Bayazid. Pour atteindre cet objectif, les Ottomans firent usage de moyens diplomatiques ainsi que de menaces militaires, cherchant à exploiter à leur profit les rivalités existant entre les puissances chrétiennes en Europe. Pendant cette période, les Ottomans firent tout ce qui était en leur pouvoir pour approfondir les divisions entre les états italiens, encourageant et donnant leur soutien aux états les plus faibles dans leur lutte contre les puissances dominantes de la scène italienne. Ces états plus faibles utilisaient constamment la menace d’une intervention ottomane en leur nom pour contrer les incursions de leurs ennemis.

 

Bayazid confirma le traité de paix avec Venise le 16 janvier 1482. Plusieurs nouvelles concessions non présentes dans l’accord de 1479 furent ajoutées à ce moment, signe que Bayazid ressentait effectivement le besoin de continuer des relations pacifiques avec cette puissance maritime. Les avantages et les conditions accordées aux Vénitiens aboutirent à la neutralisation effective de la République, qui était éternellement le principal rival des Ottomans sur la mer, comme les Hongrois étaient sur la terre.


Comme les Ottomans et les Vénitiens étaient en guerre avec le roi de Naples, l’accord prit la forme d’une alliance. D’après la documentation ottomane, il apparaît que Bayazid se serait même contenté d’avoir Jem sous la garde de Venise. Les autorités vénitiennes tinrent le Sultan informé des mouvements de Jem en Italie et en France, et de l’état d’avancement des intentions et des plans des grandes puissances, mais naturellement tout cela fut fait de manière à influencer la politique de Bayazid en faveur des intérêts vénitiens. Soucieux de préserver leurs relations amicales avec les Ottomans, les Vénitiens, en règle générale, ne participeraient pas aux conseils convoqués pour faire des plans de croisade. Mais ils apprécièrent également la valeur de la garde de Jem entre les mains de l’Occident pour contrôler les actions ottomanes, en particulier sur la mer.


Dans ces conditions, l’accord de paix conclu en 1484 entre Bayazid et Ferdinand (Ferrante) I, le roi de Naples (1458-1494), peut être considéré comme un nouveau succès diplomatique ottoman. L’invasion d’Otrante par les Ottomans en 1481 avait semé la panique en Italie. La nouvelle de la mort de Muhammad Il parvint au Pape le 2 juin 1481. Sixte IV ne relâcha cependant pas ses efforts pour organiser une croisade générale contre les Ottomans. Cette croisade devait être rejointe par toute l’Italie et, si possible, par tout le monde chrétien. Après avoir repris Otrante aux Ottomans le 21 septembre 1481, le Roi Ferdinand, suivant la politique traditionnelle de la dynastie aragonaise, entreprit de provoquer une rébellion en Albanie. En conséquence, Klada partit de Naples, captura les forteresses côtières albanaises d’Himara et de Sopot, et établit le contact avec les dirigeants albanais en 1481. Malgré le souhait du Pape que la force navale croisée qui avait levé les voiles pour soumettre la garnison turque d’Otrante soit envoyée contre Avlona, la base navale ottomane en Albanie, ses souhaits ne furent pas entendus. À ce moment-là, la papauté avait déjà fait des plans pour organiser avec Venise le retrait de Ferdinand du trône de Naples. En raison de la guerre de Ferrare en Italie qui suivit, les invitations enthousiastes à une croisade après la capture de Jem par les Hospitaliers ne produisirent aucun résultat.


Husayn Beg, l’ambassadeur de Bayazid auprès des gouvernements européens dans le cadre des affaires de Jem, rapporté que le Roi de Naples était très désireux de faire la paix avec le Sultan. Ferdinand accueillit avec enthousiasme la réception des offres de paix et d’amitié de Bayazid et souligna « l’amitié et la fraternité qui existaient entre nous deux. » Il ajouta également des informations utiles sur Jem qu’il avait recueillies grâce à ses espions.


Les Ottomans, cependant, en hiver 1484, probablement à la suite des encouragements vénitiens, préparèrent une grande flotte, et cela fit craindre une invasion ottomane imminente en Italie. Sur ce, le Pape informa Ferdinand de sa décision de préparer une flotte croisée et invita les états italiens, à l’exception de Venise, à contribuer aux dépenses, estimées à 200000 ducats. En fait, il s’agissait d’un plan pour organiser une coalition italienne sous la direction du Pape, contre Venise ainsi que les Ottomans. La diplomatie ottomane, à son tour, utilisa habilement la peur suscitée par les préparatifs navals pour garantir la détention ferme de Jem. Dans les années suivantes, les Hospitaliers et Venise purent empêcher la flotte ottomane d’entrer dans la Mer Égée en utilisant la menace d’envoyer une armée de croisés avec Jem. Il semble qu’au cours de ces années, la grande crainte de Bayazid était que le Sultan mamelouk Qaytbay d’Egypte (1468-1496) puisse prendre le contrôle de Jem. Bayazid tenta donc de faire assassiner son frère. Le grand maître Pierre d’Aubusson, à en juger par sa correspondance avec Bayazid, prétendit coopérer avec ce plan afin d’obtenir de l’argent supplémentaire du Sultan.


Pendant toute cette période, Bayazid rechercha des relations diplomatiques particulièrement actives avec tous les gouvernements chrétiens impliqués avec Jem et la croisade proposée. Il créa un réseau d’espionnage pour se tenir informé des développements politiques dans divers pays de l’Ouest. Puisque le Sultan menait personnellement toutes ces activités, le sérail remplaça le divan (conseil impérial) en affaires étrangères.


Afin de s’assurer de l’emprisonnement de Jem, Bayazid adressa une lettre au Roi de France dans laquelle il dit : « Il a été convenu entre nous et le grand maître qu’une somme d’argent déterminée lui sera régulièrement envoyée pour la subsistance de mon frère à condition qu’il soit gardé en lieu sûr dans vos domaines et que vous ne le laissez jamais partir pour un autre pays. Notre espoir est que l’amitié entre nous deux s’établisse. » Cependant, Husayn Beg, l’envoyé de Bayazid en occident, ne put voir le roi Louis XI malade, décédé le 30 août 1483, après quoi les événements prirent un nouveau tournant.

 

Au moment de l’accession de Bayazid au trône en mai 1481, l’état ottoman était en guerre non seulement avec le Roi de Naples et les chevaliers de Rhodes, mais aussi avec la Hongrie. Le premier geste de Bayazid fut d’annoncer une campagne contre la Hongrie et d’ordonner à ses troupes de se rassembler à Sofia sous le commandement du Beglerbeg de Roumélie. En fait, ces activités pourraient être considérées comme une stratégie pour combiner sous son commandement les forces militaires de l’empire pour la lutte imminente pour le trône. Profitant de la situation, Stephen « le Grand, » Voïvode de Moldavie (1457-1504), entra en Valachie en été 1481 et marcha jusqu’à Turnu sur le Danube, attaquant le territoire ottoman au sud du fleuve. À l’automne, le roi Matthias Corvin de Hongrie rassembla lui aussi une grande force le long de ses frontières méridionales (selon sa lettre, 32000 hommes), entra en Serbie et s’avança jusqu’à Krushevats. Ce raid inquiéta grandement le gouvernement ottoman et le Grand Vizir Daoud Bacha rentra précipitamment à Sofia laissant de côté la bataille contre Jem. La guerre de frontière se poursuivit en 1482 et 1483. Le Roi de Hongrie contrôlait tout le nord de la Bosnie, y compris Yaytse, et prévoyait en outre d’occuper l’Herzégovine et de l’établir comme un royaume indépendant pour son fils bâtard. En attendant, il attendit l’aide de l’Italie et de l’Allemagne pour achever les préparatifs à grande échelle de la guerre contre les Ottomans.


Malgré les mesures prises par Matthias pour mettre Jem en garde à vue, Jem fut transféré en France, d’où il fit ensuite des tentatives infructueuses pour s’échapper en Hongrie et entrer en Roumanie. De leur côté, les chevaliers de Rhodes prirent de grandes précautions pour s’assurer que Jem ne s’échapperait pas ou d’être kidnappé. Le danger de l’entrée de Jem dans les Balkans par la Hongrie était omniprésent. Bayazid était bien au courant du plan grâce aux rapports de ses espions. Dans cet esprit, il envoya une force importante avec l’ordre de construire deux forteresses sur les rives de la rivière Morava, situées sur la route principale d’avance des armées hongroises à travers La Serbie au cœur des Balkans. Le Sultan lui-même attendit prêt à Sofia jusqu’à l’achèvement des deux forteresses au printemps 1483. Enfin, en automne 1483, Matthias signa un armistice de cinq ans avec le Sultan et retourna toute sa puissance militaire contre l’empereur allemand, qu’il accusa d’avoir tenté d’inciter les Ottomans à l’attaquer. Après une série de batailles victorieuses, il entra à Vienne en juin 1485. Il est à noter que pendant cette période, la guerre frontière ottomane contre la Hongrie cessa. Il fut convenu que les raids impliquant moins de quatre cents hommes ne devraient pas être considérés comme une raison de guerre.


En fait, Bayazid ne voulait pas être impliqué dans une guerre dangereuse contre la Hongrie, le pilier des armées croisées. Afin de renforcer son propre contrôle sur le trône ottoman, cependant, il fut obligé de lancer une « guerre sainte (lire jihad. Il n’existe pas de guerre sainte en Islam comme nous l’avons expliqué dans nos précédents ouvrages. Guerre sainte est un terme purement croisé) » contre les Chrétiens ; les janissaires faisaient pression sur lui pour qu’il déclare une telle guerre. Il choisit d’attaquer l’ennemi chrétien le plus faible et fit de son objectif de guerre la principauté de Moldavie. Dans ses efforts pour établir le contrôle de la Valachie, Stephen, bien qu’un vassal ottoman, s’était rebellé et avait lancé une attaque contre les Ottomans en 1481. Mais avant de lancer la campagne, le Sultan devait être certain de la neutralité des Hongrois, et offrit à Matthias une trêve de cinq ans, aucune mention n’étant faite de la Moldavie. Bayazid mena une campagne réussie en Moldavie et annexa Kilia et Akkerman à son empire (1484).


Matthias, qui était pleinement impliqué en Occident dans la guerre contre l’Empereur, fut obligé de renouveler son armistice avec le Sultan et de reconnaître la situation de fait et de se contenter des promesses du Sultan selon lesquelles Stephen serait « bien traité. » Le Voïvode moldave n’eut d’autre choix que de se tourner vers la Pologne pour l’aider dans sa lutte contre les Ottomans.

 

En mai 1485, Jem fut transféré au château hospitalier de Bois Lamy, mais au début de 1486, le grand maître et Innocent VIII (1484-1492) acceptèrent en théorie de le conduire en Italie. En 1487, le Pape entreprit de sérieux efforts pour amener Jem à Rome comme solution à ses problèmes domestiques. La guerre avec Ferdinand avait de nouveau pris une tournure sérieuse, posant un grave problème à la papauté. Ferdinand essaya alors de se présenter comme l’allié de Bayazid Il en Italie, accordant au Sultan sa pleine coopération dans l’affaire de Jem. Dès lors, le roi informa régulièrement la cour ottomane du projet du Pape pour une croisade avec Jem. En poursuivant cette politique d’amitié avec le Sultan, il protégea ses terres du danger des raids ottomans, pouvant ainsi concentrer ses forces contre le Pape. Les plans de coopération avec les Ottomans envisagés par le condottiere Boccolino Guzzoni, qui avait capturé Osimo sur le territoire papal, suscitèrent une grande inquiétude à Rome. Guzzoni approcha d’abord les gouverneurs ottomans en Albanie, et établit finalement des relations avec le Sultan en 1487. La rumeur se répandit que Guzzoni était prêt à s’emparer de la marche d’Ancône sur le territoire papal, le lieu de résidence prévu de Jem. Il semble que les offres de Guzzoni ne furent pas prises au sérieux à Istanbul. Le Pape tenta tout de même de profiter de l’alarme suscitée en Italie par l’incident et de faire passer Venise à l’action contre Ferdinand de Naples. La meilleure chance de la papauté était d’amener Jem à Rome et de prendre le commandement d’une croisade à laquelle participaient les états chrétiens d’Europe. Alors que le Pape, Matthias et le Sultan égyptien s’efforçaient chacun de s’emparer de Jem et de l’utiliser pour leurs objectifs politiques respectifs, Bayazid voyait maintenant qu’il valait mieux garder Jem en France.


Dans ses tentatives pour obtenir Jem, le Sultan mamelouk choisit comme intermédiaire Lorenzo de Medici (1469-1492), apparemment en raison de l’influence de Lorenzo dans les tribunaux de France et de la papauté, ainsi que de ses vastes opérations bancaires. Au printemps 1488, Lorenzo Spinelli, l’un des agents de Lorenzo de Médicis en France, offrit au roi de France cent mille ducats d’or au nom de Qaytbay pour la délivrance de Jem. Puisque les nonces papaux avaient déjà été accordés, l’autorisation d’emmener Jem à Rome par le gouvernement français, qui croyait que c’était dans le meilleur intérêt de la chrétienté, les demandes égyptiennes et hongroises furent rejetées. Afin de déjouer les plans de ses ennemis, Bayazid avait chargé son envoyé, Anthony Ciritho, de dire qu’il était prêt à signer un accord de paix avec le Roi Charles VIII de France (1483-1498) et à faire la paix avec le monde chrétien tout entier, ainsi que de payer une somme d’argent considérable. De plus, Bayazid offrit une alliance militaire, promettant au roi une aide contre ses ennemis. Plus surprenante encore fut la promesse du Sultan Ottoman de livrer la ville de Jérusalem aux Français, après sa capture aux Mamelouks. Tout cela serait en échange de la promesse du roi de garder Jem en France. Les offres du Sultan impressionnèrent le conseil du Roi, et des ordres furent envoyés pour arrêter Jem sur son chemin à Rome. Mais à la fin, les nonces réussirent à mettre Jem à bord d’un bateau appartenant aux chevaliers de Rhodes, à destination de l’état papal. Le prince ottoman entra à Rome le 13 mars 1489.


Le transfert de Jem du territoire français à Rome pour être placé directement sous la garde du Pape fut considéré à Istanbul comme le début d’une croisade et suscita l’alarme. Bayazid II, envoyant un envoyé à Rhodes, déclara que le transfert de Jem à Rome était une rupture du pacte entre la Porte et l’Ordre, et prit une attitude menaçante envers les Hospitaliers. D’autre part, les négociations de l’ambassadeur Mamelouk en France et plus tard à Rome pour obtenir Jem et l’utiliser contre les Ottomans furent suivies avec inquiétude que ce soit un danger plus grand et plus immédiat.


Les Mamelouks d’Egypte furent impliqués dès le début dans la lutte internationale intense pour obtenir que Jem pour l’utiliser dans leur lutte contre les Ottomans. Surtout après l’éclatement de la guerre entre les Ottomans et les Mamelouks en 1485, le Sultan d’Égypte Qaytbay (1468-1496), fit tout son possible pour amener Jem en Égypte. Après le transfert de Jem à Rome en 1489, il sembla préférer rejoindre Qaytbay, un dirigeant musulman, plutôt que Matthias, pour son combat contre Bayazid. Même si Qaytbay ne pouvait pas utiliser Jem directement dans la campagne égyptienne contre les Ottomans, la participation de Jem à une croisade depuis l’ouest détournerait les forces ottomanes du front égyptien. Cette coopération entre l’Europe chrétienne et l’État Islamique d’Égypte, autrefois le seul protagoniste du jihad musulman contre la chrétienté, indique qu’au cours du XVe siècle, en Orient comme en Occident, l’opportunisme politique remplaça l’idéalisme religieux strict.

 

Maintenant que Jem était à Rome, le pouvoir et l’influence du Pape furent considérablement renforcés, et la diplomatie papale devint de plus en plus compliquée. Alors que Matthias pressait le Pape de lui délivrer Jem comme la seule puissance capable de lutter contre les Ottomans, le Pape annonça sa décision de convoquer un congrès auquel participeraient les délégués de tous les états chrétiens d’Europe pour préparer une croisade. Dans le même temps, l’ambassadeur égyptien à Rome proclama la volonté de Qaytbay de rejoindre une ligue anti-ottomane, si Jem lui était livré, et promit de rendre tous les territoires chrétiens conquis par les Ottomans.


Le Congrès Turc, qui ouvrit ses portes à Rome le 25 mars 1490, était le résultat logique de la diplomatie papale consistant à amener Jem à Rome. Le Pape déclara que c’était le moment le plus favorable pour agir contre les Ottomans. On croyait que Jem était prêt, au cas où il obtiendrait le trône ottoman grâce à l’aide chrétienne, à se retirer des Balkans, voire à abandonner Istanbul. Le Sultan Qaytbay d’Egypte serait invité à participer à la guerre contre les Ottomans. Mais avec la mort inattendue de Matthias Corvin le 6 avril 1490, tous les plans de la croisade échouèrent. En outre, la lutte entre Charles VIII et l’Empereur Maximilien (1493-1519), ainsi que celle entre Ferdinand de Naples et Innocent VIII, recommença.


Alors que la guerre ottomane contre les Mamelouks en Cilicie se poursuivait, une attaque croisée de l’ouest aurait créé une situation des plus dangereuses pour l’Empire Ottoman. Les tactiques ottomanes tout au long de la crise de Jem consistèrent à neutraliser l’ouest par une diplomatie agressive, en envoyant des lettres avec des promesses somptueuses, des cadeaux, de l’argent et des reliques d’une part, et à décourager les attaques chrétiennes en faisant preuve de force en constituant une marine solide prête frapper et lancer des raids à grande échelle sur le Danube et la frontière bosniaque d’autre part. Des relations amicales furent entretenues avec Venise, dont la puissance navale était considérée comme d’une importance cruciale pour une croisade contre l’Empire Ottoman.


Face à la situation dangereuse qui suivit le transfert de Jem à Rome en 1489, Bayazid utilisa la même tactique et trouva Innocent VIII tout à fait prêt à négocier. Le grand maître de Rhodes, Pierre d’Aubusson, qui était la figure centrale des relations est-ouest pendant la crise de Jem, offrit maintenant sa médiation dans la rédaction d’un accord entre le Sultan et le Pape. Bayazid envoya aussitôt son envoyé à Rhodes. La principale préoccupation du grand maître et du Pape à l’époque était apparemment de neutraliser une offensive ottomane contre Rhodes et l’Italie. De plus, le Pape, toujours à court d’argent, voulait recevoir un revenu régulier et substantiel pour agir en tant que gardien de Jem Sultan. Le plus ancien document attestant l’intérêt d’Innocent VIII à établir des relations avec le Sultan est daté du 21 décembre 1489.


Pour négocier avec Bayazid, le Pape employa Giovanni Battista Gentile, un marchand génois à Istanbul. Dans une lettre datée du 17 mai 1490,67, le Sultan écrivit à Innocent VIII que par l’intermédiaire du grand maître il avait appris avec une grande satisfaction le transfert de Jem à Rome, et qu’il espérait qu’un accord sur sa garde serait bientôt conclu avec le Pape. Plus tard, un dominicain génois, Léonard de Chiavari, qui vivait apparemment à Pera, fut employé comme envoyé dans les relations du Pape avec le Sultan. À la fin du printemps ou l’été 1490, Léonard vint à Rome en compagnie d’un envoyé ottoman pour négocier les conditions de la garde de Jem.


Lors du transfert de Jem sous la garde du Pape à Rome, la Porte avait perdu la garantie du pacte avec le grand maître de Rhodes que Jem ne serait pas livré aux ennemis de Bayazid II. Innocent, à son tour, avait besoin d’un accord avec le Sultan pour recevoir le paiement annuel de quarante mille ducats d’or qu’il avait le droit de recevoir conformément à la concorde signée avec le Roi de France.


Bayazid choisit pour cette mission cruciale un homme important de sa cour, le Kapiji-Bashi Mustafa Beg, et était prêt à l’envoyer au Pape via Rhodes en mars. Mais à cause de la manœuvre de croisade d’Innocent, la délégation ottomane fut retardée de quatre mois, jusqu’à ce que le Congrès Turc termine ses sessions à Rome le 30 juillet 1490.


La visite de Mustafa à Rome permit à Bayazid d’établir un contact direct avec le Pape et de révéler les pratiques secrètes et les prétentions du grand maître. Les révélations de Mustafa prouvèrent que Pierre d’Aubusson cachait ses accords spéciaux avec le Sultan, qui étaient tous secrets et verbaux, et qu’il avait reçu beaucoup plus d’argent que ce qui était stipulé dans l’accord écrit. De plus, lors d’une autre rencontre entre Mustafa et Innocent, en présence des cardinaux, les éclaircissements de Mustafa démontrèrent que l’affirmation du grand maître selon laquelle Bayazid II voulait que seuls les Hospitaliers soient les gardiens de Jem n’était pas vraie. Il devint évident que dans toutes ses relations, Peter avait regardé Jem comme son propre prisonnier plutôt que comme le prisonnier de l’ordre ou de toute autre autorité.

 

Dans sa lettre au Pape, Bayazid II dit qu’il était heureux d’apprendre que Jem avait été transporté à Rome et espérait que Jem était maintenu au Vatican dans les mêmes conditions que le grand maître avait entrepris sa garde quelques années auparavant. L’ambassadeur du Sultan déclara que si les conditions étaient acceptées, ce qui signifiait l’abandon de l’idée d’utiliser Jem dans une croisade contre l’Empire Ottoman, le Sultan maintiendrait la paix avec la chrétienté. Mustafa lui-même, dans les informations qu’il donna à l’historien Idris, affirma avoir conclu un accord avec le Pape, sous serment comme l’exige la religion chrétienne, à l’effet qu’Innocent maintiendrait Jem en garde à vue et ne le laisserait pas attaquer les terres de Bayazid, et qu’en retour le Sultan ne nuirait pas au pays du Pape.


Dans les instructions secrètes données par le Pape à son envoyé, son neveu Giorgio Bocciardi, Innocent donna des détails sur la manière dont la « pension » ou « le tribut » devait être versée en ducats d’or vénitiens chaque année le 1er décembre. L’envoi par le Pape d’un nonce pour percevoir la pension de Jem peut être considéré comme une indication positive qu’un accord, verbal et secret, fut conclu entre le Pape et Mustafa.


À la suite de l’accord conclu par Mustafa à Rome en janvier 1491, la Sublime Porte Ottomane croyait qu’une croisade n’était pas probable dans un proche avenir, et cette croyance dû encourager les Turcs à reprendre leur politique agressive contre la Hongrie. Les conflits internes et l’invasion de la Hongrie par Maximilien après la mort de Matthias Corvin en 1490 créa des conditions extrêmement favorables pour que les Ottomans consolident leur position sur le Danube. Longtemps inactives, les forces frontalières étaient impatientes de reprendre leurs raids en Hongrie, qu’elles croyaient désormais incapable de résister sérieusement. L’ambassadeur de Hongrie auprès du Sultan, Emerich Czobor, échoua dans sa tentative de renouveler la trêve se terminant en 1491.


La même année, Bayazid II conclut un accord de paix avec l’Égypte et prépara à grande échelle une campagne terrestre et maritime pour 1492. Les préparatifs secrets, la construction d’une grande flotte « quatre-vingts voiles dont trente galères » en particulier, donna lieu à des spéculations en Italie sur la véritable cible des Ottomans. Venise et Naples prirent des mesures défensives et exigèrent toutes deux que, pour leur sécurité commune, le Pape utilise l’instrument entre ses mains, Jem Sultan. En juin, les Vénitiens étaient rassurés sur les plans du Sultan.