L’après conquête

 

La conquête ottomane d’Istanbul amena les Européens à ressentir plus profondément la grave menace que leur imposaient les Ottomans, et des initiatives furent été prises pour établir un front de croisade unifié avec de solides encouragements du Pape. Le Sultan Muhammad al-Fatih voulait empêcher l’unification des Chrétiens contre son empire, il s’arrangea avec les Vénitiens en 858 (1454), leur permettant ainsi de placer un ambassadeur à Istanbul et de commercer avec les Ottomans à des conditions commerciales et douanières favorables. En Orient, la conquête d’Istanbul éleva la réputation de l’Empire Ottoman aux yeux du monde musulman.

 

L’étape suivant d’al-Fatih fut d’engager une série de ghazwa pour réinstaller la suprématie de l’Empire Ottoman dans les Balkans, qui avait été bouleversée pendant le règne de son père, et de s’assurer qu’il serait permanent. Toutes les terres serbes, à l’exception de Belgrade, furent ajoutées au domaine ottoman en 863 (1459). Le Conquérant marcha ensuite sur la Morée et Trabzon, qui pouvaient tous deux revendiquer leur affinité byzantine et leur désir de ressusciter Byzance et conquit la Morée à l’extrémité sud des Balkans en 864 (1460). Cette victoire lui assura une base stratégique pour alimenter ses futures campagnes en Italie. Au cours de l’année suivante, il marcha sur l’Empire de Trébizonde (Trabzon) sur la côte de la Mer Noire au nord de l’Anatolie. Le fait que l’Empire de Trébizonde ait demandé de l’aide au Pape contre les Ottomans et s’allia à Ouzoun Hassan, le dirigeant des Aq Qoyunlu (les Mouton Blanc Turcomans)[1] (Voir notre Akhir Zaman Volume I) dans l’est de l’Anatolie, obligea les Ottomans à précipiter leur campagne contre Trabzon. Après une excursion militaire difficile et fastidieuse à Trabzon, le jeune Sultan dissout un autre empire en (865) 1461.   

          

Le Conquérant dû réorienter sa route vers les Balkans pour une nouvelle campagne en réponse à une alliance entre le prince de Valachie Vlad Dracula, également connu sous le nom de Vlad l’Empaleur (voir notre Introduction à l’Histoire des Ottomans), forgée avec les Hongrois, ainsi que pour son assaut sur les terres ottomanes des Balkans. Sa première campagne en Valachie rajouta la Valachie au domaine ottoman en (866) 1462. Le Sultan Bayazid Ier (Sultan entre 791 et 804 (1389-1402)) avait obligé la Bosnie à payer un tribut annuel, mais il contestait maintenant l’autorité ottomane et soutenait le prince valaque contre les Ottomans. Étant la deuxième cible du Sultan dans la région, la Bosnie devint un territoire ottoman et les institutions frontalières ottomanes y furent établies en 867 (1463). Dans un terme relativement court, l’Islam se répandit dans le pays. Pendant ce temps, le Duché d’Herzégovine proclama son allégeance aux Ottomans en 1465. Plus tard en (881) 1476, la Moldavie au nord de la Valachie allait devenir une province de l’Empire Ottoman. Après la mort d’Iskandar Bey, l’Albanie commença également à agiter le drapeau ottoman en 884 (1479). Ce dernier ajout scella bel et bien la série de conquêtes réussie dans la péninsule des Balkans.

 

Après l’ajout des Balkans aux domaines ottomans, al-Fatih décida de poursuivre les objectifs de renforcer l’unité en Anatolie et de contrôler le commerce rentable de la Mer Noire. Conformément à cet objectif, il captura Amasra des Génois en 864 (1460) et assura la sécurité de Kastamonu et de ses environs après avoir mis fin à la principauté des Turcomans Isfendiyarides en (865) 1461. Enfin, la conquête de Trabzon établit le contrôle ottoman des rivages anatoliens de la Mer Noire.

 

En Anatolie centrale, les Karamanides s’allièrent aux Vénitiens contre les Ottomans, ce qui poussa le Sultan Muhammad al-Fatih à poursuivre sa campagne contre les Karamanides. Il captura Konya et Karaman et plaça l’essentiel de la principauté sous contrôle ottoman en 870 (1466). Pir Ahmed, le Bey Karamanide, s’était réfugié chez Ouzoun Hassan des Aq Qoyunlu et provoqua la détérioration des relations entre Ottomans et Aq Qoyunlu.

 

Les Turcomans Aq Qoyunlu, qui avaient créé un puissant état dans l’est de l’Anatolie au lendemain du XVe siècle, étaient déterminés à élargir leurs frontières aux dépens de l’Empire Ottoman, ce qui provoqua bientôt un affrontement entre les deux états. Ouzoun Hassan s’allia avec les Karamanides, l’empire de Trébizonde et Venise contre les Ottomans. Al-Fatih marcha sur Ouzoun Hassan, dont les ambitions amenèrent les Aq Qoyunlu à conclure un accord avec les états chrétiens au détriment d’un autre pays musulman. Les Ottomans remportèrent cette bataille d’Otlukbeli, dans l’est de l’Anatolie, en 878 (1473), et l’état Aq Qoyunlu perdit le pouvoir de contester les Ottomans. En outre, la victoire décisive des Ottomans à Otlukbeli permis au Sultan Muhammad al-Fatih de sécuriser la partie orientale de son empire.

 

Au départ, le Sultan Muhammad al-Fatih noua des relations bienveillantes avec les Mamelouks qui gouvernaient l’Égypte, la Syrie et la région du Hijaz, dans la Péninsule Arabique occidentale. Plus tard, il captura les terres des Karamanides. L’Empire Ottoman devint alors un état voisin des Doulkadirides (ou Dhoul-Qadirid) qui régnaient dans la région de Marag, dans le sud-est de l’Anatolie, et étaient fidèles aux Mamelouks. Cette proximité territoriale transforma le cours des relations ottomanes-mamelouks en un climat de belligérance. La nouvelle que les Mamelouks voulaient s’emparer des terres des Dulkadirides suscita une réaction des Ottomans qui entretenaient une relation dynastique avec les Dulkadirides. En conséquence, les relations ottomanes-mamelouks furent perturbées.

 

Une partie importante du Moyen Orient appartenait aux Mamelouks, y compris la région du Hijaz, le site des villes sacrées de l’Islam, La Mecque et Médine. Lorsque les pèlerins se plaignirent du manque d’eau potable sur la route du Hijaz, al-Fatih envoya une équipe d’artisans d’Istanbul ouvrir des puits sur la route et réparer les puits existants dont le fonctionnement était inefficace. Les relations déjà chancelantes s’aggravèrent lorsque les Mamelouks, gardiens de la route du pèlerinage, empêchèrent les artisans de faire le travail que le Conquérant leur avait confié.

 

Le Sultan Muhammad al-Fatih voulait contrôler économiquement l’Europe en dominant les réseaux commerciaux qui s’étendaient de la Méditerranée à la Mer Égée, en passant par la Mer Noire ; Par conséquent, il établit des chantiers navals à Gelibolu (Gallipoli), Izmit, Gemlik et Istanbul. Grâce à la puissance navale fournie par les chantiers, une marine ottomane émergea assez forte pour braver les Vénitiens et les Génois en mer.

 

Le commerce oriental de Venise prit un sérieux coup lorsqu’al-Fatih prit possession complète de la Morée, de la Serbie, de la Bosnie et de l’Albanie. C’est pour cette raison que Venise noua une alliance avec le Royaume de Hongrie et la principauté albanaise. Au cours de la guerre de seize ans que l’Empire Ottoman combattit (par intervalles) contre cette alliance, également soutenue par les Karamanides et les Aq Qoyunlu, de nombreuses îles de la Mer Égée, dont l’île d’Egriboz (Eubée), l’une des plus précieuses dépendances vénitiennes, agita le drapeau ottoman. Venise ne put rien faire d’autre que demander la paix en 884 (1479). Le traité qui s’ensuivit stipulait que les Ottomans garderaient Kruja et Shkodra au nord-ouest des Balkans ; les Vénitiens verseraient des indemnités de guerre, des tributs annuels et maintiendraient la présence d’un ambassadeur (balyos) à Istanbul, ainsi que le droit de faire du commerce en franchise de droits sur les mers ottomanes.

 

Ayant établi l’autorité ottomane sur les rives anatoliennes de la mer Noire, le Sultan Muhammad al-Fatih envoya Ahmed Bacha Gedik (Kadik) au nord de la Mer Noire ; En retour, Ahmed Bacha Gedik gagna au crédit des Ottomans les colonies génoises de Kaffa, Azov et Mangup dans la péninsule de Crimée en 880 (1475). Après la mort du Khan de Crimée Haci Giray (Hajji Kiray), ses fils tombèrent dans une lutte pour le trône et la marche du dirigeant de la Horde d’Or vers la Crimée augmentèrent les troubles politiques dans la région. Ahmed Bacha Gedik, qui surveillait la situation, fit une expédition et attacha la Crimée à l’État Ottoman en 882 (1477). Cette conquête marqua la domination ottomane dans la Mer Noire et chassa les Génois de la région de la Mer Noire.

 

Lorsque le royaume de Naples en Italie commença à poursuivre une diplomatie hostile contre les Ottomans de la Mer Égée et de la Méditerranée, le Sultan Muhammad al-Fatih confia à Ahmed Basha Gedik le commandement de la campagne en Italie. La série d’expéditions qui suivit donna aux Ottomans les îles de Zante, de Céphalonie et de Lefkada sur la Mer Ionienne, ainsi qu’Otrante du royaume de Naples sur la côte adriatique du sud de l’Italie en 885 (1480). La mort subite du Conquérant en  886 (1481) laissa la campagne en Italie incomplète ; de plus, le royaume de Naples reprit possession d’Otrante dès qu’Ahmed Bacha Gedik quitta l’Italie.

 

Le Sultan Muhammad al-Fatih décéda le 3 mai 1481 à Hunkargayin près de l’actuelle Maltepe sur la rive anatolienne d’Istanbul alors qu’il avait quitté Istanbul via Uskudar pour une nouvelle campagne, puisse Allah Exalté lui faire miséricorde. Bien que l’on sache généralement que le Conquérant dirigeait une expédition vers l’Orient, des chroniques racontent qu’il fut empoisonné par un médecin vénitien juif alors qu’il se rendait à Rome ou qu’il tomba raide mort à la suite de la goutte dont il souffrait. 

 

Le Sultan Muhammad al-Fatih était un homme grand, corpulent, au nez crochu et aux lèvres charnues. Il était le Sultan d’un personnage intelligent et âpre, répugnant à s’amuser et à se faire plaisir. Il respectait les érudits et les hommes de savoir. Il aimait les rencontrer et apporter son soutien à tous les types de recherche scientifique. Le Sultan Muhammad al-Fatih, maîtrisait au moins cinq langues, dont le Turc, l’Arabe, le Perse, l’Ancien Slavon et le Grec et il enrichit sa bibliothèque de nombreux ouvrages scientifiques écrits en différentes langues. De sa bibliothèque personnelle survécurent cinquante livres sur les cultures occidentales dont quarante-deux étaient écrits en Grec. Sur ces quarante-deux livres, huit sont liés à l’histoire, six aux mathématiques et à l’astronomie. Les livres d’histoire et de géographie constituent plus du tiers de l’ensemble de la collection conservée à la bibliothèque du Musée du Palais de Topkapi.

 

En plus de sa clairvoyance et de sa culture générale, le Sultan Muhammad al-Fatih était un commandant extraordinaire dont l’objectif était de diffuser au « monde connu » la religion à laquelle il croyait, ce qui se reflétait dans sa présence dans vingt-cinq campagnes militaires. Il essaya sans relâche de faire du Devlet-i Aliyye (Dawlah al-‘Oulyah) une puissance mondiale à tous égards.

 

Au cours de son règne, le Sultan Muhammad al-Fatih était favorable à une approche complètement centralisatrice en matière d’état ; il apaisa non seulement des familles notables disposées à exercer une influence sur l’administration, mais il promut également des Vizirs parmi ses fidèles. Il leur donna plus d’autorité et, grâce à sa stratégie, il forma une équipe d’hommes d’état efficace et performante, qui comprenait des conseillers de Florence, Gênes et Raguse.

 

Le Sultan étudia bien les résultats de la mutinerie des janissaires lors de son premier mandat de règne ; ainsi, sa deuxième période de règne fut témoin de la reconstruction des janissaires et des seigneurs de la marche, appelés Uç (Uch) Beys, de sorte qu’ils furent forcés de renoncer à leurs intérêts personnels et de lui prêter allégeance. En fin de compte, il réussit à commander l’armée dans un sens réel.

 

Le Sultan Muhammad al-Fatih était un fan d’histoire par exemple, il était l’étudiant d’historiens italiens sur l’histoire romaine au cours de ses années Shehzade et eut un savant grec nommé Georgios Amirutzes qui lui prépara une carte du monde en 860 (1456). Illustrant l’esprit de tolérance islamique, il autorisa en outre les communautés (millets) grecques orthodoxes et arméniennes à avoir leurs patriarches respectifs ainsi que la communauté juive leur grand rabbin à Istanbul, coexistant pacifiquement dans sa nouvelle capitale impériale. Toutes ces décisions peuvent être comprises comme un signe qu’il avait l’intention de faire de l’Empire Ottoman le pouvoir mondial dominant. Mais avoir un grand pouvoir et une grande influence sur le monde n’était rien d’autre que des moyens. Pour lui, la protection de la demeure de l’Islam contre toute attaque était plus essentielle que de devenir une puissance mondiale ; par conséquent, les ghazwa prirent les devants dans ses décisions politiques. Il donna la permission de fratricide car il souhaitait avant tout maintenir l’unité de l’Empire Ottoman et se débarrasser de ceux qui voudraient se lancer dans des combats sanglants pour revendiquer le trône ; par conséquent, l’état ne lutterait pas contre les compétitions internes mortelles au trône, mais utiliserait toute sa force pour produire d conduire des ghazwa au-delà de ses frontières.

 

Le Sultan Muhammad al-Fatih était un maître de la poésie et écrivit de nombreux poèmes sous le pseudonyme d’Avni (bénéficiant de l’aide divine). Ses poèmes appliquaient des expressions lucides et la fluidité du langage ; en fait, ils sont considérés comme l’un des meilleurs exemples de la poésie turque ottomane.

 

Parallèlement aux connaissances religieuses, il s’intéressait à la géographie, aux mathématiques et à l’astronomie. Il invita un certain nombre d’érudits à lui enseigner ces sciences. Ces leçons avaient lieu régulièrement ; certaines heures étaient assignées à certaines classes tous les jours. Parmi ses professeurs étaient les savants éminents contemporains comme Mollah Kourani, Khouwajah Mouslih ad-Din, Mollah Ilyas, Siraj ad-Din Halabi, Mollah ‘Abd al-Qadir, Hassan Samsouni et Mollah Khayr ad-Din. En outre, son tuteur et conseiller Aq Shams ad-Din joua un rôle fondamental dans l’éducation du Sultan.

 

Le Sultan Muhammad al-Fatih plaça l’éducation au premier rang des priorités. Après la conquête d’Istanbul, huit églises de la ville furent transformées en établissements d’enseignement supérieur, notamment la Madrassah d’Ayasofya. Il établit ensuite les célèbres Madaris nommés Sahn-i Seman (l’actuelle université d’Istanbul) près de la Mosquée Fatih, l’un des plus grands exemples d’architecture Islamo-turque. Il avait l’habitude d’inspecter des écoles en personne, de participer à des séminaires et de récompenser des étudiants remarquables. Son bagage intellectuel en philosophie s’avéra complet et suffisamment fort pour mener des discussions inspirantes avec des philosophes occidentaux. En sa présence, les grands penseurs, représentatifs de l’Est et de l’Ouest, comme Amirutzes, ‘Ali Kuscu, Georgios Trapezuntios et Khouwajah Mouslih ad-Din, trouvèrent un terrain d’entente respecté pour expliquer et discuter leurs points de vue.

 

Le Sultan Muhammad al-Fatih laissa de nombreux héritages. Il avait deux filles nommées ‘Ayshah et Gevherhan (Qaw’ar), et cette dernière épousa Muhammad Bey, fils de Hassan Ouzoun. Gode ​​(Qouda) Ahmed, qui montera plus tard sur le trône d’Aq Qoyunlu, était le fils de Gevherhan et le petit-fils d’al-Fatih. En outre, c’est le Sultan Muhammad al-Fatih qui ordonna la construction initiale du Palais de Topkapi, résidence officielle et principale des Sultans Ottomans à Istanbul pendant quatre de leurs six siècles de règne. Istanbul est l’héritage le plus remarquable que le Sultan ait laissé. C’est là qu’il entreprit un grand projet en construisant certaines des contributions les plus sublimes à la civilisation islamique et humaine, telles que la Mosquée al-Fatih et de nombreuses madaris.

Un siècle après la conquête, Istanbul deviendra la plus grande ville d’Europe.

 

 

Suit la biographie militairement orientée de Muhammad al-Fatih rapportée par Toursoun Beg, un actif de l’armée de Muhammad al-Fatih qui participa en personne aux expéditions militaires qu’il décrit avec quelques pages sur l’accession du Sultan Bayazid sur le trône.



[1] Une fédération tribale sunnite Oghouz turque qui régna sur ce qui est aujourd’hui l’Anatolie Orientale, l’ouest de l’Iran, l’Irak, le nord-est de la Syrie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan et le Koweït de 1378 à 1508. (Wikipedia)