La Bataille d’Ankara

27 Dzoul Hijjah 804 (28 juillet 1402)

Abdullah Turhal

 

Circonstances politiques et militaires avant la bataille

 

L’expansion ottomane vers l’ouest et l’est se poursuivit tout au long du 8e siècle de l’Hégire (14 siècle) sous la direction efficace des fils et petits-fils de ‘Uthman Ghazi, le fondateur de l’État Ottoman. Avec les conquêtes, les Ottomans prouvèrent leur puissance militaire et politique. Alors que les Ottomans renforçaient leur domination en Anatolie et dans les Balkans, à l’est autour de Mavaraunnehir, un autre état à prédominance turque devenait chaque jour plus puissant. Cet état, sous la direction de Timour, établit le contrôle de Samarkand et étendit ensuite son pouvoir de manière significative dans presque toutes les directions. Ce processus commença en 769 (1368) lorsque Timour prit le pouvoir. Il unit rapidement les tribus turques et mongoles désorganisées dans ces régions et, à partir de ces tribus, il établit une puissante armée de steppe, tout comme à l’époque de Janjis Khan il y a près d’un siècle. D’anciens centres de pouvoir et de civilisations, comme l’Iran, l’Azerbaïdjan et l’Irak, tombèrent sous son contrôle en sept ans. Après ses victoires à l’ouest, il se tourna vers l’est et conquit tout le nord de l’Inde en 801 (1399). A cette époque, l’État de Timour avait pour voisin quatre pays à prédominance turque : le Khanat Turc de l’Inde, la Horde d’or en Russie, le Sultanat des Mamelouk en Égypte et l’État Ottoman en Anatolie et dans les Balkans. Timour remporta des victoires sur les deux premiers et les écrasa lors des batailles. Le troisième, sous la forte pression des hordes de Timour, accepta sa suzeraineté. Seuls les Ottomans restèrent intacts et ila allaient être la cible de Timour.

 

Après l’Inde, Timour tourna à nouveau son attention vers l’ouest et atteignit les frontières ottomanes en 802 (1400). Ses troupes commencèrent à attaquer les villes ottomanes de l’est de l’Anatolie. Des petits beys et chefs de tribus et de petits états commencèrent à choisir leur camp et ceux qui fuyaient Timour se réfugièrent dans la cour de Bayazid et ces beys anatoliens Ottomans prirent leurs terres et se réfugièrent dans la cour de Timour. Les activités de provocation de ces beys dans chacune des cours intensifièrent la tension entre Timour et Bayazid.

Bayazid, qui était très occupé à l’ouest des Balkans, était furieux de la perte de la ville de Sivas, qui était l’une des plus grandes villes de l’est et de la perte de son fils qui défendait la ville. Conformément à la coutume de l’époque, les deux leaders commencèrent à échanger des lettres. Ces lettres servaient généralement à comprendre la position et l’intention des adversaires, à gagner du temps pour terminer les préparatifs et à comprendre le prochain mouvement possible de l’adversaire. Les lettres initiales furent cordiales et écrites sur un ton de respect mutuel pour éviter une guerre. Puis finalement, au fur et à mesure que le temps passait et que les vraies intentions devenaient claires et que tous les préparatifs étaient faits, le ton changea, les insultes commencèrent et les côtés défièrent l’autre sur le terrain. C’est également ce qui se passa dans la correspondance Bayazid-Timour.

 

Mobilisation des deux côtés

 

Dans sa correspondance, Timour demanda à Bayazid de remplir certaines conditions et celles-ci n’étaient en fait pas possibles. En fait, il s’agissait d’insultes envers Bayazid et à ses droits souverains. Timour le savait bien, il ne fut donc pas surpris de recevoir des réponses tout aussi insultantes de Bayazid. Pendant ce temps, Timour gagnait le temps nécessaire et il voulut également blâmer Bayazid pour la bataille et affirma que Bayazid avait causé la guerre entre deux états turcs. Ainsi, une confrontation mortelle devint inévitable à partir de ce moment-là.

 

Bayazid avait prouvé ses capacités militaires lors de diverses batailles. C’était un commandant intelligent connaissant bien son armée, la mobilisait et la commandait efficacement. Il avait joué un rôle décisif en 789 (1389) lors de la bataille du Kosovo et en 798(1396) lors de la bataille de Nicopolis où l’armée ottomane sous son commandement avait écrasé une importante armée de croisés formée de troupes, dont certaines étaient des élites de presque tous les royaumes et principautés européens. Naturellement, de telles victoires avaient donné confiance à Bayazid. Tous ses ordres étaient immédiatement obéis même pendant la bataille. Il examina tous les mouvements de son adversaire et planifia soigneusement ses actions avant le début de la guerre. Ses espions disséminés tout autour lui apportèrent de précieuses informations. Bayazid était un commandant en chef qui pouvait utiliser la géographie et la topographie de manière à tirer le meilleur parti de son armée. Et finalement, il était lui-même un guerrier n’hésitant jamais à utiliser son épée et sa hache de guerre dans un combat en tête-à-tête.

 

Toutes ces caractéristiques uniques que nous avons mentionnées ci-dessus s’appliquaient également à Timour. Timour combattit également de nombreuses batailles au cours de sa vie. Il était un maître prudent pour analyser les faiblesses et les forces de son armée et de l’armée de son adversaire. Il avait un vaste réseau d’espionnage et travaillait de longues heures pour analyser cette intelligence qui lui avait été apportée. Tous ses ordres étaient transmis immédiatement à n’importe quelle unité de son armée, même si elle était engagée dans un combat sanglant.

 

De tels traits n’étaient pas visibles chez les adversaires de Bayazid à l’ouest et chez les adversaires de Timour à l’est. Aucun d’eux n’avait affronté un adversaire de son calibre sur le champ de bataille auparavant. Cela signifiait qu’ils devaient être extrêmement prudents, pour analyser beaucoup mieux le mouvement de l’autre. Ils savaient que tout acte imprudent serait sévèrement puni par l’adversaire qui attendait une telle opportunité.

 

Après avoir capturé Sivas, Timour n’avança plus vers l’ouest. Il avait des problèmes pour obtenir des informations de son réseau d’espionnage. Son vaste réseau ne pouvait pas lui apporter des renseignements de bonne qualité sur Bayazid et son armée. Il savait également que ses forces ne seraient pas suffisantes pour des forces ottomanes bien entraînées et disciplinées, il dû donc attendre l’arrivée de renforts d’Asie centrale avant de marcher sur l’Anatolie. Les lettres furent échangées pendant cette période d’attente. Lorsqu’il fut enfin prêt, Timour coupa la communication avec des insultes et passa à autre chose.

 

Bayazid, aussi, surveillait attentivement. Il rassembla toute l’armée ottomane à Bursa et se dirigea vers l’est. En suivant deux routes principales, l’armée ottomane atteint Ankara. Bayazid laissa du matériel lourd et des fourgons à bagages dans le fort d’Ankara et se dirigea rapidement vers Sivas. Il pouvait obtenir de bonnes informations via ses espions sur l’armée de Timour.

 

Alors que Bayazid approchait de Sivas par le nord, les forces avancées des deux armées s’engagèrent dans des escarmouches dans la région montagneuse entre Sivas et Tokat. Timour savait que tous les passages critiques étaient détenus par les Ottomans dans cette zone montagneuse difficile, il évita donc cette direction et se dirigea vers le sud en direction de Kayseri. L’armée de Timour commença une marche très lente et prudente vers Kayseri, craignant une attaque soudaine des Ottomans. Le plan de Bayazid était d’attirer l’armée de Timour dont la majorité était montée dans les montagnes et de les traquer dans les passages étroits. Timour évita le piège et se déplaça vers le sud, Bayazid commença également à se retirer vers l’ouest en suivant la voie par laquelle ils étaient venus. Désormais, les deux armées commencèrent leur marche en parallèle d’est en ouest vers Ankara. Timour espérait que les Ottomans les suivraient par derrière (à travers Sivas puis Kayseri). Mais Bayazid n’était pas un commandant ordinaire et il évita lui aussi le piège. Des montagnes infranchissables séparaient les deux armées. Tandis que Timour s’approchait de Kırshehir, les montagnes cessèrent d’être un obstacle et quand Timour vit les forces ottomanes, il pensa que Bayazid venait de cette direction, mais il comprit bientôt qu’il ne s’agissait que d’un petit contingent ottoman. Timour ne pouvant pas risquer une embuscade marcha donc rapidement vers Ankara et assiégea le fort ottoman d’Ankara. Il positionna le gros de son armée vers le sud pour attendre les Ottomans venant du sud-est, de la direction qu’ils avaient empruntés plus tôt. Alors que Timour commandait personnellement le siège du fort d’Ankara, ses messagers lui apportèrent la nouvelle que Bayazid le Foudroyant était à Ankara. Il n’était pas venu du sud-est comme Timour s’y attendait mais du nord-est. Timour fut choqué à la fois par la vitesse des Ottomans et la direction par laquelle ils arrivèrent. Bayazid installa son campement dans la plaine de Cubuk, près du village de Meliksah. Cela signifiait que Timour était surpris et en mauvaise position.

 

Bayazid « la Foudre » prouva une fois de plus qu’il était digne du surnom qu’on lui avait donné. Les commandants ottomans proposèrent à Bayazid d’attaquer immédiatement l’armée non préparée de Timour, mais il refusa et leur dit qu’il voulait vaincre Timour dans les règles et lui permis de rassembler et de déployer son armée dans sa formation de combat dans la plaine de Cubuk. Il semble que, derrière cette attitude très chevaleresque, la décision de Bayazid se fondait sur certains plans et nécessités militaires du moment. Bayazid, très probablement, ne précipita pas son armée fatiguée sur les forces de cavalerie fraîches de Timour. Il voulait attirer Timour dans le piège qu’il avait préparé il y a longtemps et qui, selon lui, éliminerait tous les avantages de l’armée de Timour.

 

Timour déploya son armée en ordre de bataille dans le sud de la plaine de Cubuk. Cette nuit-là, les deux armées attendirent le matin avec beaucoup de stress. Au matin, sur ces vastes plaines deux armées de grands états turcs sous le commandement de deux grands dirigeants turcs étaient prêts à s’engager dans une bataille sanglante et meurtrière. Qu’en aurait-il été si à la place de se combattre ils s’étaient alliés pour conquérir le reste du monde cependant, l’un travaillait pour l’Islam et l’autre, bien qu’il se disait aussi Musulman, travaillait pour le compte des hypocrites et mécréants et venger leur défaite de Nicopolis.

 

Bayazid dominait la plaine depuis une colline près du village de Meliksah tandis que Timour était près du village de Saraykoy. Les ressources en eau étaient abondantes du côté de la plaine de Timour. Les archives indiquent que les Ottomans étaient confrontés à une pénurie d’eau. Certaines sources affirment que les Ottomans ne perdirent pas de temps à changer le cours des rivières pour leur fournir de l’eau parce que Bayazid pensait qu’il pouvait vaincre rapidement l’ennemi, tout comme à Nicopolis. Cet argument est peut être valable car Bayazid réussit à réaliser une scène similaire qu’il réussit à obtenir à Nicopolis. Tout comme à Nicopolis, il écraserait rapidement la première attaque ennemie, les repousserait vers le fort qu’il tenait (les commandants ottomans tenaient les forts de Nicopolis et d’Ankara derrière les forces ennemies) et remporterait ainsi une victoire rapide.

 

Préparations finales

 

Les deux camps établirent leur ordre de bataille dans la plaine de Cubuk. Il existe différents comptes sur la taille de chaque armée. Il est raisonnable de penser que la taille de l’armée de Timour était d’environ 160000 hommes tandis que celle de Bayazid était d’environ 70000. L’armée de Timour était presque entièrement constituée de cavalerie, tandis que les Ottomans avaient des fantassins et également une cavalerie. Timour avait 32 éléphants de guerre. Les zones vulnérables de ces éléphants étaient couvertes d’armures. Les guerriers dans la tour située au sommet de ces éléphants pouvaient lancer des flèches et tirer. L’intention était d’effrayer la cavalerie ottomane et d’écraser les fantassins ottomans avec ces derniers. Puisque les chevaux ottomans n’étaient pas familiers avec les éléphants, il fut rapporté que les chevaux ottomans eurent peur. Timour accordait de l’importance au maintien des éléphants dans son armée. Malgré de nombreuses difficultés à utiliser les éléphants dans les batailles, il les amena jusqu’en Anatolie. Selon l’envoyé espagnol, qui visita Timour en 805 (1403), les Timourides croyaient qu’un éléphant de guerre était égal à mille fantassins dans une bataille parce que lorsqu’ils attaquaient, ils écrasaient tout sur leur chemin et lorsqu’ils étaient blessés, ils attaquaient avec plus de fureur et avec les lames tranchantes attachées sur leurs défenses, ils pouvaient tout détruire et de plus, ils pouvaient se battre sans nourriture pendant trois jours.

 

Caractéristiques du terrain et du champ de bataille

 

C’est Bayazid qui détermina le lieu de la bataille. Ce génie militaire prouva avant tout comment il pouvait utiliser les caractéristiques géographiques au profit de son armée. Bayazid déploya son armée beaucoup plus rapidement que Timour ne l’avait prévu et arriva d’une direction à laquelle Timour n’avait pu entrevoir et Bayazid de même, entraîna Timour sur un champ de bataille, qui serait préjudiciable aux forces de sa cavalerie rapide, qui dépassaient largement son armée composée principalement de fantassins.

 

Le champ de bataille fut la vaste plaine de Cubuk. À l’est de la zone, il y avait le ruisseau Cubuk. À l’ouest, il y avait le Mont Karabayır et le Mont Mire. Le Mont Mire de 1611m était la plus haute montagne de cette région. À l’ouest du Mont Mire, il y avait le ruisseau Ova. Les deux collines, Calkaya et Böğrek étaient proches du mont Mire. Cataltepe (Yarbayırları) formait la frontière nord du champ de bataille. La colline Hamamtepesi près du village de Meliksah dominait toute la plaine.

 

Bayazid avait bien évalué son adversaire. Par conséquent, un champ de bataille idéal pour les Ottomans devrait posséder des caractéristiques telles que :

- Ne pas permettre à des forces de cavalerie très mobiles de se déplacer sur les flancs et à l’arrière de son armée.

- Ses troupes, qui étaient bien entraînées et qui étaient des tireurs précis, pouvaient voir approcher rapidement l’ennemi et tirer depuis des positions fortifiées depuis le front.

- Étant donné que les troupes ottomanes bien disciplinées ne pouvaient pas être écartées facilement des positions fortifiées, la zone devrait contenir de hautes collines pour permettre à ses troupes de résister et de tirer d’en haut.

 

Tous ces prérequis recherchés par Bayazid étaient présents dans ce lieu qu’il choisit. Le Mont Mire protégeait le flanc droit ottoman, empêchant la cavalerie Timour d’encercler les Ottomans par l’arrière et les flancs. Ceux qui tenteraient un tel mouvement pourraient être arrêtés avec des archers déployés sur les collines de Calkaya et de Bogrek. L’arrière était naturellement scellé avec Cataltepe et Bayazid fortifia également cette zone. Ainsi, il sécurisa son aile droite et son arrière garde et ces obstacles naturels permettraient également aux troupes de Bayazid de se retirer en toute sécurité dans toutes les directions.

 

La ligne ottomane se forma dans le sud du village de Meliksah ou des camps et des tentes furent installées. La colline Hamamtepesi où Bayazid commandait son armée était derrière le centre de l’armée. C’était haut et facile à défendre. Des janissaires y furent donc déployés. Toutes les vagues d’attaques de cavalerie vers le centre furent interrompues par des tirs précis et efficaces des janissaires.

 

Seul le flanc gauche ottoman était relativement plus vulnérable car il se trouvait dans la plaine dépourvue d’obstacles naturels. La cavalerie Timour pourrait écraser ce flanc. Mais la colline de Bahadırtepe, légèrement derrière, pourrait constituer une prise défensive pour les Ottomans s’ils étaient forcés de battre en retraite. De cette colline, ils pouvaient se regrouper et résister. Selon la coutume, l’armée rumillienne était sur le flanc gauche. Conscient de la vulnérabilité, Bayazid déploya des réserves ottomanes plus près de l’arrière du flanc gauche. Quand le choc débuta, Timour ordonnerait la première attaque sur ce flanc.

 

Ne pas tomber dans une embuscade est un aspect important de l’utilisation efficace de la géographie par le commandant d’une armée. Un autre aspect est de ne pas être piégé. Un commandant doit organiser des itinéraires pour une retraite de ses troupes en toute sécurité. Bayazid était un maître de l’utilisation des caractéristiques du terrain à son avantage. Grâce aux mesures qu’il prit au préalable, les troupes ottomanes se retirèrent en masse avec leurs commandants dans des zones de sécurité. Si Bayazid n’avait pas envisagé cela, toute l’armée ottomane aurait été anéantie par les forces de Timour et les Ottomans ne seraient peut-être jamais remis de cette défaite.

 

Ordre de bataille 

 

Selon les sources musulmanes, la bataille eut lieu le 27 Dzoul Hijjah de l’année 804 de l’Hégire (28 juillet 1402).

L’armée ottomane prit l’ordre de bataille classique sur deux flancs et centre (cœur comme l’appelaient les Ottomans). Le Sultan Bayazid était au centre avec ses fils Mustafa, Moussa et ‘Issa. La cavalerie sipahi et l’infanterie des janissaires couvraient leur front et en première ligne il y avait les ‘Azeb. L’armée anatolienne était sur le flanc droit tandis que l’armée rumillienne était sur la gauche. La cavalerie serbe sous le commandement de Stephan Lazarevic, le beau-frère de Bayazid était sur le flanc droit. Des soldats des beyliks anatoliens récemment conquis ou soumis et des Tartares noirs se trouvaient derrière les deux flancs. À l’arrière, il y avait les forces de réserve. Timour déploya son armée sur deux lignes tandis que lui se trouvait au centre de la deuxième ligne. Ses fils commandaient les flancs. Les éléphants étaient devant ces lignes ordonnées.