La conquête d’Andrinople (Edirne), 1361
Afin d’expulser les Turcs de Thrace, l’Empereur Byzantin
entreprit une mobilisation militaire en 756 (1355) alors
qu’il contactait le Pape pour fournir une armée de croisés
contre les Ottomans. Selon le plan, les Hongrois
rejoindraient les forces croisées par terre et les Vénitiens
par mer pour chasser les Ottomans hors d’Europe.
Byzance était d’une importance cruciale pour l’Europe, pour
des raisons politiques aussi bien qu’économiques. Tout
d’abord, Constantinople était considérée comme le dernier
bastion de la résistance contre l’Islam. De plus, l’économie
byzantine était contrôlée par des pays européens comme
Venise, la République génoise et la France. La chute de
Constantinople signifierait la chute de leurs colonies au
Levant. Ainsi, le Pape envoya Pierre Thomas une fois de plus
à Constantinople en 760 (1359), cette fois avec une force
navale de 20 navires. Avec la marine byzantine, Thomas
emprunta les Dardanelles et débarqua à Lapseki (Lampsakos),
un passage important utilisé par les Turcs. Nous avons deux
sources pour cette première campagne des croisés contre les
Ottomans. La première est de Philipe de Mézières, écrivant
la biographie de Pierre Thomas. La deuxième source est une
histoire ottomane anonyme appelée
Tarikh Al-i ‘Uthman.
La relation entre le récit ottoman et cette expédition
croisée n’a pas été remarquée jusqu’à présent, alors qu’en
fait les deux sources sont en parfait accord concernant
l’affrontement, les forces ottomanes sortant de leur
embuscade et attaquant les croisés, ce qui entraîna un
désastre pour l’armée de débarquement, cette victoire sur
les croisés assura la présence des ottomans en Europe.
Dans la littérature historique, on retrouve plusieurs dates
données pour la conquête ottomane d’Andrinople (Edirne).
Habituellement, les dates 1363, 1364 et 1369 ou 1371, après
la bataille de Chirmen, sont suggérées. Comme nous
l’expliquerons ci-dessous, en 1371, les forces serbes
marchèrent contre Andrinople pour reprendre la ville aux
Ottomans, mais furent vaincues. En fait, la ville
d’Andrinople avait déjà été capturée en 762 (1361), dix ans
avant cette bataille, par le prince Mourad et son précepteur
Lala Shahin.
Le point complexe ici est le point de vue trompeur selon
lequel Mourad captura Andrinople après qu’il soit devenu
Sultan. Les chroniques byzantines, l’historien italien
contemporain Villani et l’inscription de la Mosquée ‘Ala'
ad-Din à Ankara déclare tous que Mourad n’était pas le
Sultan Ottoman quand Orkhan mourut en 763 (1362). C. Jirecek
et I. Uzuncharshili donnent la date de 1363 pour la conquête
d’Andrinople, pensant que ce n’est qu’après cette date que
le Sultan Mourad pourrait avoir capturé la ville.
Uzuncharshili explique que la conquête pourrait avoir eu
lieu en 1363 ou vers 1364-1365 et que ce retard était dû aux
révoltes qui éclatèrent contre Mourad en Anatolie. E.
Zachariadou, et ceux qui l’ont suivie, datent la conquête
aussi tard que 1369. Le point qui trompe Jirecek et
d’autres, est la croyance que Mourad captura la ville après
être monté sur le trône ; une erreur répétée par Nesri et
d’autres sources ottomanes.
La vérité est qu’Orkhan, à la mort de Souleyman Bacha en 758
(1357), avait envoyé son fils le prince Mourad en Roumélie
avec son tuteur Lala Shahin. Ce sont eux qui capturèrent
Andrinople en 1361. Cela signifie que Mourad captura la
ville alors qu’il était encore le prince héritier. Nous
expliquerons cela plus en détail ci-dessous.
Les années 758-760 (1357-1359), pendant lesquelles le prince
Khalil fut retenu prisonnier, furent une période de
récession pour les Ottomans. À la mort de Souleyman Bacha,
la frontière en Thrace s’étendait de la montagne Yayla sur
le front de Keshan-Ispala à l’ouest à la colline de Bakacak
et à Hora, au sud de Tekirdagi, du côté de Marmara.
Tekirdagi et Ispala se trouvaient toujours en dehors de
cette ligne. Cependant, les raids s’étendirent jusqu’à
Andrinople. Le noyau de la province de Roumélie fut formé à
l’époque de Souleyman. C’est probablement à cette époque que
le terme Bacha Sancagi commença à être utilisé. Après la
prise d’Andrinople et la succession de Mourad au trône, Lala
Shahin devint le Beylerbeyi de Roumélie avec le titre de
Bacha. Mais comme les forces chrétiennes contrôlaient le
détroit, la présence ottomane en Roumélie était toujours
menacée.
Dès que Khalil fut libéré en 760 (1359), les forces
ottomanes sous le commandement de Mourad et Lala Shahin
commencèrent leur campagne pour conquérir Thrace de manière
systématique. Peu de temps après, des groupes de raiders
(akincilar) furent aperçus devant les murs de
Constantinople. Les sources ottomanes indiquent également
qu’une attaque à grande échelle commença en 760 et que les
ghazi capturèrent la forteresse de Corlu, sur la route
d’Istanbul. Un état de panique éclata à Istanbul, atteignant
l’Italie. Après avoir capturé Chorlu, Mourad et Lala Shahin
commencèrent à attaquer les principaux bastions sur la route
Constantinople-Andrinople. Alors que la cible ultime était,
bien sûr, la capture d’Andrinople, ces bastions furent pris
par les Ottomans afin de sécuriser leurs arrières et de
stopper une éventuelle attaque de Constantinople. Les
sources historiques ottomanes fournissent de nombreuses
informations sur cette stratégie.
L’expansion ottomane en Asie Mineure
En 1354, les Ottomans capturèrent la ville d’Ankara, de
l’État d’Eretna, un important centre économique et politique
et cela marqua le début de l’expansion ottomane dans la
région Seljouk en Anatolie. En d’autres termes, il
s’agissait d’un déplacement des territoires frontaliers
occidentaux vers les zones de l’arrière-pays de l’Anatolie.
Cette nouvelle stratégie amena les Ottomans dans une
confrontation face à face avec Eretna, le dirigeant de
Sivas, et son proche allié, le puissant Bey Karamanoglu.
Après avoir longtemps combattu les Mongols, la famille
Karamanide s’installa finalement à Konya, l’ancienne
capitale des Seljouk, comme la frontière la plus puissante
au-delà des Turcomans du sud. Ils se considéraient comme les
patrons d’autres frontières et les héritiers du Sultanat
ar-Roum, c’est-à-dire
de l’Anatolie sous contrôle Seljouk. Cette affirmation des
Karamanides fut énoncée très clairement dans le
Shehname de
Yarcani. Étant l’état frontière le plus puissant des
Balkans, les Ottomans confrontèrent les Karamanide avec la
même revendication. Les Ottomans avaient déjà subjugué les
beyliks du sud à l’époque de Mourad I par des moyens
pacifiques, des menaces et même la force militaire. Dans la
plupart des cas, ils donnèrent en compensation de riches
terres timars à ces anciens beys dont les régions étaient
annexées au territoire ottoman. Les Ottomans auraient
préféré atteindre leur but par des moyens pacifiques, car
l’Islam interdit de combattre un Musulman, en particulier
contre un autre état ghazi (« Il
n’appartient pas à un croyant de tuer un autre croyant, si
ce n’est par erreur. » Qur’an 4: 90). Cela mettrait en
péril la renommée des Ottomans en tant que leader de Ghazwa.
Par conséquence, les Ottomans essayèrent de justifier les
cas où ils devaient annexer un état par la force. Ainsi, les
terres des états Khamid et Germiyan étaient une zone de
discorde entre les Ottomans et les Karamanides. Les Ottomans
affirmèrent avoir pris ces territoires d’une manière
religieusement légitime. Les Karamanides n’acceptèrent
jamais l’invasion de Khamid-eli, qui faisait, comme la ville
d’Ankara, partie des anciens territoires seljouk. C’est
principalement dans ces zones que se concentra la lutte
ottomane-karamanide.
Les Ottomans utilisèrent souvent la fatwa, c’est-à-dire un
verdict religieux des ‘ulémas, pour justifier leurs attaques
contre les Karamanides et d’autres états musulmans. Il était
considéré comme un devoir religieux de lutter contre ceux
qui empêchaient les ghazi de combattre en les attaquants
dans leur dos. Et sans surprise, les Karamanides et d’autres
en Anatolie furent considérés comme des états
non-conformistes ; un point de vue répété à plusieurs
reprises dans les sources ottomanes. Mourad II prit une
fatwa des oulémas égyptiens neutres pour légitimer, aux yeux
du Monde Islamique, sa guerre contre les Karamanides en 848
(1444). Les Ottomans se référèrent surtout à l’alliance
karamanide-chrétienne, qui est également confirmée par des
sources occidentales.
La deuxième direction de l’expansion ottomane fut la route
de la soie persane. Ils prirent non seulement Ankara en 755
(1354), mais commencèrent également à soutenir les beys dans
les régions de Tokat et Amasya contre le Sultan Qadi Bourhan
ad-Din, qui avait remplacé l’état d’Eretna à Sivas. Quand en
791 (1389) Mourad I était dans les Balkans en train de
combattre les Serbes, les beys fidèles au Qadi Bourhan
ad-Din affirmèrent que c’était le meilleur moment pour
attaquer les Ottomans. Ce point de vue, cependant, fut
rejeté par les qoudat (juges) comme un moyen d’affaiblir
l’unité de l’Islam et d’apporter son soutien à l’ennemi.
Cependant quand Mourad décéda au Kosovo, Bourhan ad-Din prit
Kirshehir.
Le mouvement de résistance mené par les Karamanides contre
la domination ottomane en Anatolie prit fin lorsque Mourad I
marcha et remporta la bataille contre les Karamanides en 789
(1387). À cette époque, les états slaves de Serbie, de
Bulgarie et de Bosnie étaient unis contre les Ottomans dans
les Balkans. En 790 (1388), la Bulgarie fut envahie et
l’année suivante, Mourad marcha sur la plaine du Kosovo pour
combattre les Serbes et les Bosniaques. La victoire du 19
Joumadah ath-Thani 791 (15 juin 1389) assura la présence
ottomane dans les Balkans.
Pour des raisons politiques, les Sultans ottomans
accordèrent une importance suprême à la préservation de leur
titre de Ghazi dans le Monde Islamique. Ils envoyaient
généralement des ennemis et des prisonniers ôtés du butin de
guerre aux dirigeants musulmans d’orient. Lorsque Yildirim
Bayazid vainquit l’armée des croisés à Nigbolu (Nicopolis)
en 798 (1396), il envoya des chevaliers prisonniers au
Caire, à Bagdad et à Tabriz. Lorsque ces prisonniers
défilèrent dans les rues, cela provoqua une énorme
démonstration de soutien aux Ottomans. La renommée du Sultan
Ottoman en tant que leader de Ghazwa était pour lui un
instrument politique important.
Pendant longtemps, l’entourage de Timour n’approuva pas
l’attaque du Sultan des Ghazwa. Après avoir fait prisonnier
Bayazid à Ankara (1402), Timour en personne voulut faire une
démonstration de ghazwa en prenant Izmir aux croisés. Vers
823 (1420), Muhammad I utilisa le titre de Ghazi dans
ses lettres pour conjurer les menaces du successeur de
Timour, Shahrouh, déclarant qu’il était sur le point de
lancer une attaque contre les ennemis chrétiens de l’Islam.
De la même manière, Mourad II, pour justifier ses attaques
contre les Karamanides, mentionna dans sa lettre à Shahrouh
que les Karamanides entravaient les ghazwa en attaquant les
Ottomans dans leur dos.
Après son grand succès dans la conquête d’Istanbul, Fatih,
dans le Fatihname
qu’il envoya au Sultan d’Égypte, ne laissa au Sultan que la
responsabilité de « protéger les routes du Hajj pour
les Musulmans pour le pèlerinage à La Mecque, » se
présentant comme le seul représentant de l’équipement des
peuples pour la ghazwa et le jihad dans le Monde Islamique.
De la même manière, Salim I utilisa le titre honorifique de
« Khadim al-haramayn al-Sharifayn » après avoir
vaincu les Mamelouks et Souleyman le Magnifique, le titre de
« Khalife-i ruy-i zamin», soulignant ainsi qu’ils étaient
des Sultans Ghazi luttant pour la cause de l’Islam. Avec les
Ottomans, le concept de ghazwa devint un instrument si
puissant de domination et de contrôle que d’autres
dirigeants musulmans donnèrent la priorité à l’utilisation
du même titre. Aucun d’entre eux, cependant, ne fut
comparable aux dirigeants ottomans qui se battaient pour la
cause de l’Islam en Europe, dans l’Océan Indien et en
Méditerranée. Naturellement, alors que la pression de
l’occident chrétien sur le monde asiatique et islamique
s’intensifiait, l’influence et le pouvoir des Ottomans
augmentaient dans le Monde Islamique, dont les Ottomans
tiraient un grand avantage. Comme en Europe, la raison
principale de l’expansion rapide des Ottomans en Asie
musulmane fut le résultat de l’idéologie du jihad et de la
ghazwa.
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