Ghazi et Ghazwa 

 

Aux huitième et neuvième siècles (XIIIe et XIVe) en Anatolie, une littérature turque apparut comme un moyen d’enseigner aux gens la religion de l’Islam et les règles de Ghazwa. Cette littérature fut, sans aucun doute, une réponse aux besoins du public et un moyen d’éduquer des groupes de personnes. Le but principal de cette simple littérature turque était d’éduquer le peuple turcoman ordinaire, nomades ou installés dans les villes et villages, et les combattants luttant dans les régions frontalières. Certains de ces ouvrages didactiques (ilm-i hal) visaient à enseigner aux frontaliers la religion de l’Islam et les pratiques religieuses quotidiennes. Il y avait aussi des œuvres sous forme d’épopée, expliquant les règles de batailles et encourageant les gens au jihad. Les sources contemporaines montrent sans aucun doute l’existence d’un groupe social lié par un certain nombre de règles et réglementations similaires à la frontière. Ce groupe s’appelait Gazivan ou Alplar.

 

Au huitième siècle (XIIIe), l’esprit de combat était la principale source d’activités dans les pays musulmans qui combattaient, d’une part, les croisés d’Occident et, d’autre part, les Mongols. C’est à cette époque que l’esprit de combat atteignit son apogée dans le Sultanat Mamelouk et chez les Turcomans d’Anatolie. Pris entre les Croisés et les Mongols, ces deux pays musulmans furent repris par des régimes militaires. Une aristocratie militaire d’origine kiptchak s’empara du Sultanat Mamelouk en Égypte et en Syrie, tandis que les États Turcomans combattants étaient en hausse en Anatolie. Vers la fin du 14ème siècle, tous ces États Turcomans s’unirent sous l’égide de la dynastie ottomane.

 

Ce processus historique marque le début de la caractéristique fondamentale du combattant (Ghazi) de l’État Ottoman. Il y a un chapitre intéressant sur le combat dans un dogme appelé Risalat al-Islam écrit dans l’un de ces états ghazi. Selon Sheikh Takin, qui le publia, le livre fut écrit en Karasi dans la première partie du 14ème siècle, c’est-à-dire à l’époque de ‘Uthman ou d’Orkhan. Les Beys de Karasi étaient les chefs de raids préparant le chemin pour le passage en Roumélie. Takin note que l’ouvrage susmentionné était basé sur un traité arabe d’Abou Leyth as-Samarkandi, écrit à la fin du quatrième siècle de l’Hégire.

 

Ce genre d’ouvrages décrit le combat dans la voie d’Allah comme un devoir religieux de l’Islam, lié par des règles strictes. Dans les terres ottomanes, jusqu’à la diffusion de l’œuvre d’Ibrahim Halabi, écrite en 883 (1478), le principal texte utilisé pour la loi islamique était, d’abord ceux de Sheikh Badr ad-Din, Tashil, puis Mollah Khousrou, Dourar (kitab al-jihad). Tout comme dans la Risalat, ces œuvres expliquaient les règles de la Shari’ah pour le jihad (combat dans la voie d’Allah Exalté).

Un ghazi est généralement défini comme un combattant musulman recherchant les bénédictions de l’autre monde. Ici, le combat (gaza, ghaza) est présentée comme un devoir religieux islamique. Par conséquence, le butin gagné au combat était considéré comme une récompense religieuse. Les Manakibs ottomans soulignent surtout le caractère légitime « halal » du combat et du butin. Les études occidentales sur le sujet perçoivent généralement et sciemment à tort, le combat comme un moyen de justifier le meurtre et le pillage, poussant ainsi à faire ignorer la signification et la fonction réelles du combat pour la société musulmane et l’individu.

 

Ce n’est pas la tâche de l’historien de discuter de la signification éthique des actes du combat mais plutôt de déterminer les raisons et les croyances qui les sous-tendent.

Risalat al-Islam énumère neuf conditions religieuses pour devenir ghazi :

1. Le consentement des parents.

2. Etre clair de tout « amanat » (par exemple, être libre de dettes, etc.).

3. De laisser un moyen de subsistance à sa famille.

4. Pour pouvoir continuer à vivre pendant le combat (en pensant qu’ils peuvent devenir des pillards de chemin).

5. D’avoir l’ordre du dirigeant musulman, c’est-à-dire que la guerre doit être approuvée par l’Émir al-Mou’minin comme une guerre juste pour le bien de la société musulmane.

6. Aider ses compagnons (solidarité et unité).

7. Ne blesser personne en cours de route (le pillage et les blessures des populations musulmanes ou des non-musulmanes Dhimmi par des soldats en marche a toujours été une préoccupation pour les dirigeants, à tel point que certains prononcèrent des peines de mort pour l’empêcher).

8. Ne pas fuir la bataille en combattant l’ennemi et rester jusqu’à la fin du combat. L’Islam accorde le statut de martyr, de shahid, à ceux qui sont tués et de « Ghazi » à ceux qui survivent.

9. Ne pas tricher sur le butin. La Loi Islamique attache une importance suprême à la répartition équitable du butin.

 

Selon les principes de l’Islam, le combat est généralement considéré comme fard kifaya, c’est-à-dire un devoir religieux qui ne peut être accompli que par un nombre limité de personnes pour le reste de la société. Mais dans les cas où le pays islamique est en grand danger, le dirigeant peut déclarer que le combat est fard ‘ayn, c’est-à-dire obligatoire pour chaque membre masculin de la société. Ceux qui ne peuvent pas se joindre à la bataille doivent payer une redevance au Trésor Public. Lorsque les croisés envahirent la Roumélie et arrivèrent à Varna en 848 (1444) et lorsque les terres ottomanes furent envahies de tous côtés en 1097 (1686), le combat fut déclaré obligatoire pour tout le monde et la mobilisation générale fut émise.

 

Après la prise d’Edirne en 762 (1361), il y eut une augmentation considérable du nombre de prisonniers de guerre, en raison de l’expansion rapide réalisée par Hajji Ilbayi dans la Vallée de Merich et par Ghazi Hajji Evrenouz Bey de Karasi sur Via Egnatia vers Salonique. Les combattants devaient payer un cinquième de la valeur de chaque prisonnier de guerre. Mawlana Kara Roustam de Karaman lanca un avertissement concernant l’introduction de cette importante source de revenus pour le Trésor. Dans les travaux politiques, la meilleure politique était généralement de laisser tout type de butin aux soldats. À la demande du Vizir Chandarli, Mourad I ordonna de faire « tout ce qu’Allah Exalté a commandé. » Comme il fut approuvé par les ‘ulémas, Kara Roustam reçut le pouvoir de collecter un cinquième dans le passage Gelibolu. Le cinquième commença à être collecté, prenant soit un prisonnier de chaque prisonnier vivant, soit un cinquième de la valeur de chaque prisonnier. Les soldats manifestement n’aimèrent pas cette « invention » des deux savants. Ceux qui revenaient de Roumélie avec leurs prisonniers commencèrent à emprunter des voies différentes pour éviter cette nouvelle taxe. En réponse à cela, Ghazi Evrenouz fut ordonné de percevoir le cinquième de la taxe à la frontière et un qadi (juge) fut désigné pour le collecter. L’idée de former une nouvelle armée composée du cinquième de ces recrues naquit du nombre croissant de prisonniers de guerre entre les mains du gouvernement. Ces prisonniers, appelés « oglan, » furent envoyés à Bursa et dans ses environs pour apprendre le turc et embrasser l’Islam. Ensuite, ils furent rassemblés dans un corps militaire pour former une armée permanente sous le commandement direct du Sultan, qui jeta les bases de l’armée des janissaires.

 

L’intention du ghazi doit être sincère et il ne doit pas oublier qu’il se bat pour l’Islam et les autres Musulmans. Il ne devrait pas y avoir de « cupidité et d’hypocrisie » dans la bataille, c’est-à-dire qu’ils ne devaient pas partir en guerre pour le butin et devaient toujours rester dans les limites de la religion dans leur attitude. Comme nous l’avons souligné, cette dernière règle sous-tend la base religieuse-idéologique de ghaza. Il n’était bien entendu pas possible de déterminer qui était sincère et qui ne l’était pas.

 

 

Dans la tradition turque, les combattants ghazi étaient censés obéir à dix caractéristiques morales. Ces qualités furent comparées à certaines qualités chez les animaux, telles que le courage, la persévérance, la confiance en soi, la force et la combativité, la puissance, l’endurance, la capacité à rester calme, la patience, la capacité à profiter des opportunités et la loyauté envers son compagnon, qui furent toutes mentionnés dans des légendes turques telles que Dede Korkud et Danishmendname. Ces qualités résument ce que l’on attendait d’un soldat professionnel dans le Garibname d’Ashik Bacha (669-722/1271-1332), dont le principal public était le peuple turcoman anatolien et les ghazi des frontières. Ces attentes sont certainement différentes de celles des livres islamiques et reflètent les traditions communes autour des ghazi.

 

Puisque le combat était considéré comme le devoir de tous les Musulmans, dans certains cas, les Sultans avaient l’habitude de convoquer toute la population pour la guerre. Les Musulmans pieux prirent le combat dans la voie d’Allah au sérieux et donnèrent de grosses sommes d’argent. À Bursa (Brousse, Pruse), un riche du nom de Khoudjah Ibrahim engagea 20 soldats de cavalerie pour 20000 akcha pour contribuer à la campagne militaire de Muhammad al-Fatih contre les Hongrois en 881 (1476), en disant « laissez-moi participer aux bénédictions du jihad. » Bayazid II, dans son édit adressé au peuple d’Anatolie, leur demanda de rejoindre le commandant de frontière Bali Bey, dans sa campagne contre la Pologne, en leur promettant des dinars et d’autres récompenses. Les Sultans Ottomans continuèrent de préférer le titre de Ghazi, jusqu’au dernier Sultan.

 

La bataille de Pelekanon (Eskihisar) 729 (1329)

 

Les années 730 (1330) marquent l’un des tournants de l’histoire ottomane. Entre 704 et 731 (1305 et 1331), les Ottomans s’installèrent à Adapazari et à l’est de Sapanca puis mirent Bursa, Iznik et Izmit sous pression par un blocus continu, à tel point que la ville d’Iznik fit face à la famine. Cela créa un sentiment d’alarme à Byzance. À l’époque d’Orkhan, les Ottomans conquirent le 2 Joumadah al-Oula 726 (6 avril 1326) la première Bursa et tentèrent une dernière fois de capturer Iznik et Izmit, les deux villes les plus importantes près d’Istanbul.

 

Il ne fait aucun doute que la victoire ottomane de Pelekanon en 729, comme la conquête d’Istanbul en 857 (1453), fut décisive dans l’histoire de l’État Ottoman et de l’Empire Byzantin. C’est après cette victoire que la ville d’Iznik se rendit en 731 (1331) et Izmit seulement six ans plus tard. Dans le même temps, de nombreuses petites forteresses, y compris Hereke, furent capturées et cela amena les Turcs dans les environs d’Istanbul du côté anatolien.

 

Les deux armées se rencontrèrent au printemps 729 (1329) dans un endroit appelé Pelekanon près du port de Gebze, à l’est de l’actuel Eskihisar. Le commandant en chef des forces ottomanes était Orkhan lui-même, tandis que l’armée byzantine était sous le commandement d’Andronic III, dont les forces étaient composées d’environ 2000 soldats.

 

L’Empereur arriva à Pelekanon avec l’espoir de protéger Iznik des Ottomans qui assiégeaient la ville depuis 27 ans. Après la prise de Bursa, la pression ottomane était devenue plus intense que jamais.

 

L’Empereur parvint à Pelekanon par Uskudar. Son plan était de traverser de l’autre côté du Golfe d’Izmit et de traverser la vallée de Yalakdere jusqu’à Iznik. Ayant découvert le plan, Orkhan occupa les collines entourant Eskihisar. L’armée byzantine ne fut donc pas autorisée à traverser la mer et fut vaincue à Pelekanon. L’Empereur fut blessé et contraint de fuir. La victoire de Pelekanon est décrite dans Hammer, et d’autres historiens après lui, comme la bataille de Maltepe, alors que Maltepe est loin de Pelekanon.

 

Les sources byzantines donnent la date exacte de cette bataille comme fin mai et début juin 1329. Le premier résultat de cette victoire fut la reddition d’Iznik, par laquelle les Ottomans atteignirent l’objectif de ‘Uthman, depuis 1300. La prise de Bursa et Iznik fit des Ottomans une menace sérieuse pour l’Empire Byzantin. C’est pour cette raison que nous considérons la victoire de Pelekanon comme un tournant dans l’histoire des Ottomans.

 

Cette bataille n’a pas été détaillée dans les chroniques ottomanes. La seule information dont nous disposons est celle d’une défaite de l’armée byzantine face à ‘Abd ar-Rahman Ghazi en collaboration avec Orkhan Ghazi. Domesticos Cantacuzène, qui était présent lors de la bataille, en donne une description détaillée. Nous nous concentrerons ici sur cet événement décisif.

 

La bataille de Pelekanon se déroula en deux temps. Au cours de la première étape, l’Empereur Byzantin prit la décision suivante devant sa cour militaire : « Nous allons attirer les Ottomans hors des collines vers les vallées et les affronter là-bas. » Et ils décidèrent de quitter la scène si cette stratégie ne fonctionnerait pas. Par conséquent, les Ottomans avaient déjà la supériorité stratégique.

 

Orkhan continua d’observer le champ de bataille depuis les collines, son plan étant d’encercler l’armée byzantine sur le terrain vallonné. Pour cela, avec une partie de ses forces, il tendit une embuscade dans une vallée. C’était la tactique de combat classique des Ottomans ; la même qui fut également appliqué contre les Hongrois lors de la bataille de Mohács.

 

Selon les détails donnés par Cantacuzène, le premier jour de la bataille, le 1er juin, Orkhan Ghazi envoya environ 300 cavaliers contre les positions byzantines afin d’attirer l’ennemi vers les collines. Ils s’approchèrent des forces byzantines, lancèrent leurs flèches puis se retirèrent. Le but était clairement de tirer les forces byzantines de leurs positions et de les attirer vers les collines. La même tactique fut répétée à plusieurs reprises.

 

Au début, les forces byzantines ne quittèrent pas leurs positions tout comme forces d’Orkhan sur les collines. Mais le deuxième jour de la bataille, l’Empereur envoya un groupe de ses forces en avant pour détruire les assaillants. Orkhan envoya immédiatement certains de ses soldats, sous le commandement de son frère Pazarlu, dans la plaine. En réponse à cela, l’armée byzantine se manifesta également et la confrontation se transforma en un affront total entre les deux armées. Au cours de la bataille, l’Empereur Byzantin fut blessé. Les soldats byzantins commencèrent à s’enfuir dans un état de panique. L’Empereur, malgré ses blessures, fit de son mieux pour empêcher la panique, mais en vain.

 

Puisque cette région était un passage vers l’Anatolie, les Byzantins y avaient construit une série de forteresses au cours des siècles. Il y en avait quatre principales : Flokrinia ou Flokren à Kaleburnu, Nikitiaton près de Flokren, Darica (Daritzion) et Eskihisar. La dernière d’entre elles survécut jusqu’à aujourd’hui, se tenant en plein milieu du passage.

Dans un état de panique, les soldats byzantins tentèrent de se réfugier dans ces forteresses alors que les forces d’Orkhan les poursuivaient. Voyant qu’il ne pourrait pas arrêter la panique, l’Empereur Byzantin s’enfuit à Istanbul, porté sur un tapis.

 

Ce fut une grande victoire pour les Ottomans. Cantacuzène tenta de décrire cette défaite comme une victoire des Byzantins. Contrairement à son récit, l’autre historien contemporain Nicéphore Grégorius, donne une narration complètement différente et plus véridique de la bataille.

 

Après la défaite de l’empereur, les habitants d’Iznik n’eurent aucun espoir de persévérer et alors que les Ottomans intensifiaient le siège, la ville se rendit à Orkhan le 21 Joumadah al-Oula 731 (2 mars 1331).

 

753 (1352) Les Ottomans en Europe 

 

Le passage des Ottomans en Europe est toujours enveloppé jusqu’à nos jours de contes et sornettes légendaires, nées d’infinis mensonges, dans la littérature historique d’ailleurs toute comme l’histoire des Musulmans en général. Nous avons particulièrement détaillé cela dans notre Introduction à l’Histoire des Ottomans : Les Désistoriens.

En fait, nous avons tous les détails de cet événement dans les sources historiques contemporaines. La légende de la traversée des Dardanelles en radeaux doit avoir été le reflet de diverses attaques menées par les ghazi de Karasi avec leurs bateaux. Sur la base des archives historiques ottomanes, il est certain qu’un jeune grec, qui fut capturé puis embrassa l’Islam, était l’un des trois fils d’Asen, le commandant byzantin de Gallipoli. Ayant des désaccords avec ses frères, il se réfugia dans les territoires ottomans, embrassa l’Islam et guida les ottomans vers les territoires européens. À l’instar de la conquête d’Istanbul, la colonie de Roumélie fut un événement historique. Sans la colonie ottomane au-delà du détroit, les Ottomans, comme les autres états frontaliers turcomans, seraient restés un petit état en Anatolie. Grâce aux efforts du fils aîné d’Orkhan, Souleyman Bacha, les Ottomans capturèrent une tête de pont sur les sols européens.

 

Les événements historiques qui précédèrent les conquêtes de Souleyman Bacha en Thrace peuvent être résumés de la manière suivante. En fait, Aydinoglu ‘Umur Bey fut le premier Ghazi Bey à ouvrir la voie aux conquêtes balkaniques avec ses expéditions maritimes continues depuis Izmir, entre les années 729 et 744 de l’Hégire (1329-1344). Dans ces expéditions, il collabora avec Cantacuzène, son allié qui combattait en Thrace contre Jean V Paléologue à Istanbul. Avec sa marine légère, ‘Umur débarqua en Thrace et lanca des attaques dans les zones serbe et bulgare en tant qu’allié de Cantacuzène puis retournait chaque fois à Izmir avec ses navires remplis de butin.

 

En 744 de l’Hégire (1344), une puissante marine croisée s’empara de la forteresse d’Izmir et détruisit les navires de ‘Umur. ‘Umur fut tué en 748 (1348) en essayant de reprendre la forteresse. Il est à noter qu’Ibn Battouta entendit parler de son martyre en Syrie et partagea la douleur au monde islamique. Après la chute d’Izmir, les Ottomans devinrent les leaders du combat (ghazwa) et les groupes combattants commencèrent à se battre sous la bannière ottomane, lançant des attaques contre Thrace à travers les Dardanelles. Avant sa mort, ‘Umur Bey avait conseillé à Cantacuzène de conclure une alliance avec Orkhan.

L’aide turque était l’aide militaire la plus cruciale pour Cantacuzène, à la fois contre ses rivaux à Istanbul et contre le Roi serbe Stefan Dushan, qui avait l’intention de capturer Andrinople et Istanbul.

‘Umur et Orkhan considéraient une telle alliance comme essentielle pour leurs activités en Roumélie. Les Ottomans avaient déjà atteint les Dardanelles après avoir envahi le Karasi Beylik en 735 (1335). Des leaders Karasi Ghazi comme Ece Bey, Ghazi Evrenouz, Hajji Ilbayi et Ghazi Fazil encouragèrent les Ottomans à s’installer de l’autre côté des Dardanelles.

 

En 746 de l’Hégire (1346), Cantacuzène cimenta son alliance avec le souverain ottoman en donnant sa fille Théodora à Orkhan comme épouse. L’année suivante, Cantacuzène, avec le soutien d’Orkhan, entra à Istanbul et fut proclamé coempereur avec Jean V.

On peut dire que l’Empire Byzantin tomba sous la protection d’Orkhan. En utilisant les forces ottomanes, l’Empereur Cantacuzène put maintenir la souveraineté byzantine en Thrace contre le roi serbe. En 753 (1352), Souleyman Bacha, tout en marchant pour soutenir les forces byzantines détruisit une armée serbe en Thrace.

Puis, il se rendit à Andrinople et fut accueilli par Cantacuzène comme un sauveur. Dans les sources ottomanes, cette victoire de Souleyman Bacha fut généralement confondue avec la conquête d’Andrinople de 762 (1361) et la bataille de Chirmen (Sirpsindigi) de 772 (1371).

La victoire de Souleyman Bacha en 753 (1352) lui permit de s’installer en Roumélie. Avant de retourner en Anatolie, il laissa un groupe de soldats dans une forteresse appelée Tzympe du côté européen des Dardanelles afin de préparer la campagne militaire de l’année prochaine. Il en fit une tête de pont pour sa conquête ce qui provoqua l’alarme à Istanbul. La proposition de Cantacuzène de racheter l’endroit fut rejetée par Souleyman Bacha qui au contraire, fortifia cette forteresse avec plus de forces qu’il apporta d’Anatolie. Les Beys Karasi qui s’étaient installés en Roumélie avaient déjà commencé leurs conquêtes dans la péninsule de Gallipoli d’une part, et dans le sens Rodosto-Malkara d’autre part. Les colonies turques semèrent la panique à Istanbul et les Byzantins réalisèrent à quel point leur ville était désormais encerclée à la fois du côté anatolien et du côté européen.

 

Entre-temps, Souleyman Bacha, après avoir débarqué à Kozludere, captura Bolayir avec une armée de 3000 soldats, qu’il avait amenés du port anatolien de Kemer près de Biga. Le 5 Safar 755 (1er mars 1354), suite à un tremblement de terre, les murs de nombreuses forteresses, à Gallipoli et aux alentours, s’effondrèrent. Les forces ottomanes occupèrent immédiatement ces lieux. Ce tremblement de terre fut enregistré par toutes les sources historiques contemporaines. Ayant interprété le tremblement de terre comme un signe d’Allah Exalté, les Ottomans devinrent encore plus résolus à ne pas quitter Roumélie et les nouvelles forces et les immigrants de Karasi commencèrent à s’installer du côté européen. Les gens d’Istanbul forcèrent Cantacuzène à quitter le trône l’accusant d’être responsable de l’installation ottomane en Thrace. En plus de cela, le Roi serbe, Stephen Dushan mourut et l’Empire Serbe s’effondra en 756 (1355). Ainsi, le plus grand rival des Ottomans dans le Balkans quitta la scène.

 

Grâce à ces événements extraordinaires et aux efforts résolus de Souleyman Bacha et des Ghazis de Karasi, la colonisation turque dans les Balkans devint un fait indéniable. Le seul espoir que l’Empereur byzantin Jean V avait était une armée de croisés d’Europe. Vers la fin de l’an 756 (1355), l’Empereur envoya ses représentants auprès du Pape Innocent VI et demanda l’envoi d’urgence d’une armée de croisés, promettant en même temps l’union avec l’Église catholique romaine. En 758 (1357), les événements se retournèrent soudainement contre les Ottomans.

 

Le fils d’Orkhan, âgé de 12 ans, Khalil, fut capturé par les pirates grecs de Phocée en été 758 (1357). Entre-temps, Souleyman Bacha, le conquérant de Roumélie, décéda. Ces événements malheureux se révélèrent être un tournant dans les relations ottomane-byzantines. Le Sultan vieillissant Orkhan plaida auprès de l’Empereur Byzantin pour la libération de son fils Khalil. Profitant de la situation, la diplomatie byzantine força Orkhan à signer un traité, qui stipulait qu’Orkhan arrêterait ses attaques sur les terres byzantines, paierait toutes les dépenses des navires envoyés à Phocée pour son fils et annulerait toutes les dettes de l’Empereur Byzantin. Orkhan promit également de ne plus aider le fils de Cantacuzène, Matthew en Thrace et de soutenir à la place l’Empereur.

 

Avec ce traité, les Ottomans furent contraints de renoncer à leur alliance avec la famille Cantacuzène, qui avait rendu possible leur expansion en Europe et entrèrent donc dans une période de récession. En fait, l’expansion ottomane s’arrêta complètement jusqu’à la libération de Khalil en 760 (1359).

 

En 759 (1358), l’allié ottoman Matthew Cantacuzène fut pris prisonnier à Dimetoka avec l’aide des forces serbes. Cela donna un avantage relatif à l’état byzantin en Thrace. Le traité signé par Orkhan mentionnait les anciennes dettes de l’Empereur, ce qui peut indiquer que l’Empire Byzantin payait tribut aux Ottomans dès la première partie du huitième (XIVe) siècle. En fait, en 734 (1334), l’Empereur avait accepté de payer un tribut annuel aux Ottomans pour ne pas avoir assiégé la ville d’Izmit (Nicomédie). On sait avec certitude qu’après 772 (1371) suite à la bataille de Maritsa, les Byzantins furent contraints de payer au Sultan ottoman 15000 hyperpères, soit 7500 ducats vénitiens. Dans l’intervalle, cependant, la diplomatie byzantine intensifiait ses efforts pour mobiliser une armée croisée, comme le contrôle le plus efficace contre les Ottomans.

 

Selon l’histoire, Souleyman Bacha, afin d’éviter la possibilité d’abandonner Roumélie, ordonna que son corps soit enterré à Bolayir et que sa place soit gardée secrète. Comme le rapporte l’anonyme Tarikh Al-i ‘Uthman, les ghazi confrontés à la nouvelle situation, furent dans un état de désespoir. Pourtant, les ghazi de Karasi devaient être contre l’idée de quitter Roumélie. Après la prise de Tzympe et Gallipoli, de nombreuses personnes de Karasi avaient commencé à migrer vers la Roumélie et s’établirent dans des villages. Après la mort de Souleyman, Orkhan envoya son autre fils Mourad à Gallipoli, en tant que commandant expérimenté avec son tuteur Shahin. Cependant, Mourad ne put s’impliquer dans aucune activité sérieuse entre les années 758 et 760 (1357-1359), jusqu’à la libération de Khalil.

 

En 759 (1358), afin de sauver Khalil, l’Empereur Byzantin se rendit à Phocée avec ses trois navires. L’ami d’Orkhan, Ilyas, le dirigeant de Saroukhan, marcha sur la ville et l’assiégea sans succès. L’Empereur retourna à Istanbul sans consulter Orkhan. Kalothetos, le seigneur grec de Phocée, insista pour recevoir une grosse rançon pour Khalil. Dès qu’Orkhan menaça d’abolir le traité, l’Empereur demanda une rencontre avec lui et ils se rencontrèrent dans le port de Prikonisos. L’Empereur dû se rendre à Phocée une fois de plus la même année. Cette nouvelle expédition n’apporta aucun succès non plus. Au printemps  760 (1359), des négociations commencèrent entre Orkhan, arrivé de Kadikoy par terre et l’Empereur, qui y était arrivé avec ses navires. Désireux de profiter pleinement de la situation difficile dans laquelle se trouvait Orkhan, l’Empereur Byzantin força Orkhan à accepter de nouvelles conditions.

 

Pour la rançon, Orkhan paya une importante somme d’argent et Khalil fut libéré, amené à Istanbul et fiancé à la fille cadette de l’Empereur. Khalil se rendit ensuite à Izmit. L’Empereur reçut également la promesse que Khalil serait le prochain Sultan après Orkhan. Apparemment, les Byzantins, en utilisant Khalil, espéraient avoir une nouvelle période de paix et d’équilibre avec les Ottomans. Le prince héritier Mourad était contre cet accord et déterminé à poursuivre la politique de ghaza et d’expansion en Thrace avec son tuteur et ses ghazi de Karasi. Après tout, la guerre et le succès contre les Byzantins en Thrace lui garantiraient le trône. Il convient de noter ici que suivant la tradition turco-mongole, les Ottomans n’avaient pas de règle de succession établie pour le trône. Les événements étaient généralement les principaux facteurs pour déterminer le prochain souverain. En tant que fils aîné de la famille, Mourad fut envoyé dans la région frontalière la plus éloignée en tant que commandant en chef de l’armée. Cette situation lui garantit de facto le trône. Ceci, cependant, dépendait de ses réelles réalisations en tant que conquérant en Roumélie.

 

Au cours de ces deux années, la migration d’Anatolie vers Roumélie se poursuivit et la frontière rumillienne se renforca. Le registre de waqf d’un hospice fondé par Orkhan pour Souleyman 761 (1360) mentionne de nombreux villages et fermes de la région aux noms turcs. C’est au cours de ces quelques années que la Roumélie ottomane émergea comme une vaste zone de peuplement.

Grégoras confirme que Souleyman façonnait alors la politique générale de l’état. Sa mort et les efforts byzantins pour mobiliser les croisés d’Europe contre les Ottomans mirent tout en danger. La situation constituait une menace sérieuse pour l’avenir de l’État Ottoman. En signant un traité avec Orkhan, l’Empereur espérait en même temps avoir une armée de croisés envoyée contre les Ottomans.

Une partie de la stratégie consistait à bloquer les détroits avec l’aide des croisés et à détruire une fois pour toutes les Turcs de Roumélie, en les séparant de l’Anatolie. C’était une situation très grave et critique pour les Ottomans. Le même plan devint alors la stratégie principale de tous les croisés aux huitième et neuvième (14 et 15e) siècles.

 

L’Empereur commença ses efforts pour mobiliser les croisés immédiatement après la chute de Gallipoli en 756 (1355) en promettant au Pape Innocent VI (1352-1262) l’union des Églises. Il demanda l’envoi immédiat d’une marine de cinq navires à suivre par une grande armée de croisés. Pour s’en assurer, l’Empereur accepta même d’envoyer son fils Manuel en otage au Pape à Avignon. L’année suivante, l’Empereur tenta de mobiliser des états méditerranéens tels que Venise, la République génoise et les chevaliers rhodiens contre les Ottomans. Cependant, tous ces plans échouèrent.

 

En 758 (1357), Venise, une force cruciale pour la croisade, débuta une nouvelle guerre contre la Hongrie à propos de la Dalmatie. Le Sénat n’était pas au courant des conditions critiques de la capitale byzantine. Depuis Istanbul, l’ambassadeur vénitien rapporta la gravité de la situation et nota même que les Grecs envisageaient d’entrer sous la protection de Venise. Le Pape envoya son représentant, le nonce Pierre Thomas en Hongrie et à Istanbul pour préparer la formation d’une armée de croisés.

Thomas, qui devait devenir un héros croisé en Europe, travailla jour et nuit et se rendit à Buda pour mettre fin au conflit entre Venise et la Hongrie. À présent, la papauté devint consciente des dangers des avancées ottomanes en Europe et décida de lancer une attaque croisée pour reprendre Gallipoli, qui était considérée comme le passage clé vers Istanbul.

Grâce aux efforts incessants de Thomas, la première attaque des croisés contre les Ottomans eut lieu en 760 (1359).