La résistance

 

La propagande germano-turque s’intensifia en 1915 et décida le grand-maître des Sanoussi à tenter de reconquérir ses états. Ahmad ash-Sharif manquait d’argent, de matériel et de cadres. Son entrée en campagne fut donc retardée jusqu’à ce que les Turco-Allemands lui eussent fourni ces éléments de succès, d’abord par embarcations à voile et petits vapeurs forçant le blocus des croisières, puis par sous-marins.

En été 1915 enfin, fut prête dans le sud de la Tripolitaine, une armée de 10.000 réguliers Sanoussi encadrée par des officiers et des sous-officiers turcs et portant des uniformes turcs ; plusieurs batteries de montagne, des mitrailleuses et des appareils de transmission électriques (T.S.F., téléphone) étaient mis en œuvre grâce à quelques spécialistes allemands. Le ravitaillement en munitions était assuré par un service régulier de sous-marins allemands abordant tous les quinze jours à la base fortifiée de Misratah (à l’est de Tripoli), parfois à Soulloum.

 

« Nous livrâmes du matériel, écrit le Maréchal Von Hindenbourg, jusqu’aux Senoussi de la côte de l’Afrique du Nord. Nous eûmes recours pour cela à nos sous-marins, qui leur apportèrent surtout des fusils et des munitions ».

Le commandement de ces forces était confié à Noury Bey, frère d’Anwar, arrivé de Syrie en février 1915. Ses principaux lieutenants étaient Ja’far Bey alias Ja’far al-’Askari, Souleyman al-Barouni et Khalifah Ibn ‘Askar. Ces chefs, formés à l’école de la discipline turque, eurent fort à faire pour recruter, organiser et instruire les Moujahidine. L’énergie impitoyable déployée par Noury dans cette mission lui attira tant d’inimitiés, qu’il fut rappelé en Turquie.

 

Les forces que les Turcs réussirent à rassembler furent employées à :

- Reconquérir la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan.

- Envahir l’Egypte et la Tunisie pour les révolter.

Les Turcs atteignirent partiellement ces buts de guerre en 1915 et 1916.

 

Au milieu de mars 1914, Souleyman al-Barouni était à nouveau en Tunisie. En avisant son frère à Fessato de sa venue, il lui annonça sa nomination de sénateur ottoman. Il semble que le gouvernement d’Islamboul lui avait promis cette nomination pendant qu’il s’employait à la défense du Djibal et en récompense de celle-ci. Barouni aurait eu de nombreux contacts en Tunisie.

Vis-à-vis des Sanoussiyah, il était tiraillé entre le sentiment de rivalité et le sentiment de solidarité contre les Italiens, et Khalifah Ibn ‘Askar aurait été son partisan dès le début de la guerre.

Le 15 août 1914, Barouni partit d’Islamboul. Il fut envoyé à Soulloum avec Noury Bey, le frère d’Anwar, pour pousser le chef des Sanoussi Ahmad ash-Sharif à attaquer les Anglais en Egypte et les Français en Tunisie.

Vers la fin d’octobre 1914, on signalait la présence de Barouni auprès du Sanoussi. Un peu plus tard, on apprenait qu’il s’était rencontré à Soulloum avec le Sheikh Souf Mahmoudi dans les premiers jours de novembre:

Aussi, Barouni ne chercha-t-il, immédiatement, à constituer dans l’entourage du chef Sanoussi « un parti turcophile et hostile aux Anglais. Il y réussit, en tramant une vaste conjuration entre des personnes influentes et des officiers ottomans et senoussis » au camp d’Amseat.

 

Mais vers la fin de janvier 1915, le Sanoussi était avisé, dit-on, de ce complot par le commandement anglais L’auteur et les complices furent arrêtés. A en croire Veccia Vaglieri, Barouni réussit toutefois à s’enfuir vers la fin de janvier 1915 mais il reprit son rôle d’agir contre l’Italie en Tripolitaine

 

En automne 1914, Khalifah Ibn ‘Askar et Souleyman al-Barouni débarquèrent sur les côtes de Tripolitaine et commencèrent à y rassembler leurs anciens partisans. Les Sheikhs Sanoussi prêchèrent le Jihad dans les Zaouis : c’est en voyant les forces militaires de l’Italie immobilisées par les menées autrichiennes que les chefs Sanoussi jugèrent le moment favorable pour reconquérir la Tripolitaine. Ils se soulevèrent en masse contre les Italiens et chassèrent ceux-ci de l’intérieur du pays ne leur laissant que la possession précaire de Zouara, Tripoli, Homs et Benghazi.

Le mouvement Sanoussi avait alors toute latitude pour triompher son Jihad et durant la grande guerre ce mouvement secoua profondément les colonies africaines de l’Angleterre (l’Egypte et le Soudan), de la France (la Tunisie) et de l’Italie (la Libye). La guerre était à peine déclarée lorsque les Sanoussi se jetèrent dans le Jihad : l’Italie fut leur première victime.

 

Quant à la répartition des chefs Moujahidine, citons Muhammad Ibn ‘Abid as-Sanoussi au Fezzan et la Qibla, ‘Ali al-Khattab dans l’oasis de Koufra, Safiyy ad-Din as-Sanoussi à l’est de Tripoli près de Tarhouna, Sheikh Muhammad Souf al-Mahmoudi à ‘Azizia, Khalifah Ibn ‘Askar vers Nalout, Ahmad as-Sounni à l’ouest de Tripoli, Ramdane as-Swihili à Misratah, Sultan Ahmad ancien maître de Djanet, chez les Touaregs (tribu d’Adjer) etc.

 

On a déjà vu que l’Italie avait proclamé, en 1912, l’annexion à la couronne de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque (possessions turques) à la suite du traité de paix italo-turc de Lausanne-Ouchy, mais dans le Rapport Harlé il était dit :

« Les Italiens ont commis de grosses fautes politiques. Encouragés par leurs faciles expéditions sur Ghadamès en 1913, sur le Fezzan et Ghat en 1914 ; ils ont cru pouvoir pousser très loin leur occupation, convaincus que l’œuvre de la France dans le Sahara leur permettrait d’aller vite et qu’à notre exemple ils pourraient se maintenir dans le pays et imposer leur domination avec de faibles moyens ».

 

A la fin de l’année 1914 un mouvement insurrectionnel éclata au Fezzan, Sebha fut évacuée le 28 nov. 1914. Entre déc. 1914 et janv. 1915 les garnisons de Ghat et de Ghadamès se réfugièrent en Tunisie d’où, elles furent transportées par mer. Entre ces camps retranchés, « la côte n’était gardée que par des croisières navales inefficaces : la baie de Misratah était sans difficulté convertie par les Allemands en base de sous-marins (station de T.S.P., dépôts de matériel, camps d’instruction, central électrique, etc.) ».

 

Le 5 juin 1915, le poste de Sinaoun décrocha vers la frontière tunisienne après six jours de résistance : sur 180 hommes, le capitaine Galliani a eu 33 tués et disparus. Le 15 juin, il reçut l’ordre de se replier sur Nalout. Ce repli dont l’itinéraire a été fixé par l’autorité militaire française, s’effectua dans des conditions très difficiles. Khalifah Ibn ‘Askar, se rendant parfaitement compte que les autorités françaises favorisaient les Italiens, reprocha à celles-ci de laisser passer les Italiens sans les désarmer. La chute de Kabao isola complètement la place de Nalout qui était entourée par 600 rebelles. La situation de cette dernière localité devint critique et le major Chisini reçut l’ordre de faire une percée sur Zouara : le 9 juillet, celui-ci tenta une opération mais sa troupe fut décimée par la mehalla[1] (mahallah) de Khalifah Ibn ‘Askar. Zouara fut abandonnée enfin par les Italiens qui brûlèrent les baraquements et les approvisionnements, ils se replièrent sur Ouma al-Par et gagnèrent Dahibat où la garnison de Dahibat les accueillit à la frontière tunisienne.

Les pertes italiennes furent considérables ; 600 à 700 tués ou disparus. Certes le manque d’eau a été l’une des causes de ce désastre ; les Italiens n’avaient pas prévu les récipients nécessaires pour les troupes en marche. Le major Chisini fut fait prisonnier ; l’état de prostration dans lequel cette troupe parvint en Tunisie était extraordinaire. Lors de l’évacuation totale du Djebel tripolitain 558 hommes ayant à parcourir 100 kms de route, moururent de soif, perdant plusieurs centaines de prisonniers et du matériel de guerre (artillerie, munitions, etc.).

Lors de l’entrée en guerre de l’Italie, en mai 1915, la France et l’Angleterre espérèrent coopérer avec la nouvelle alliée pour bloquer la côte efficacement et exécuter contre les Moujahidine une offensive générale ; « mais cette coordination ne put être réalisée. Les troupes italiennes se bornèrent à exécuter quelques colonnes à moins d’une étape de leurs camps retranchés et à entretenir par intermittence des postes à Zouara vers la Tunisie et près de Tobrouk vers la Libye ». Aussi les autorités italiennes eurent-elles « recours à des tractations politiques pour détourner de leurs postes les attaques des Moujahidine (...) et s’entourer d’une ceinture de tribus italianophones. Elles renvoyaient en Italie plusieurs centaines de fonctionnaires chassés de leurs postes par l’insurrection ».

Ainsi la chute de Nalout rendit les Moujahidine maitres de tout l’ouest tripolitain. Ceux-ci, auxquels les Moujahidine tunisiens se joignirent, tournèrent leurs armes contre les troupes françaises installées dans le Sud-Tunisien.

 

 

Géographie

 

Tandis que la bataille faisait rage sur tous les fronts de l’Isère au Rhin, et du Rhin aux Dardanelles, de la Cyrénaïque à Tripoli, les hostilités s’allumèrent brusquement dans le Sud-Tunisien, à la suite des échecs subis par les troupes italiennes en Tripolitaine. Les chefs panislamiques tripolitains, turcs et tunisiens ne tardèrent pas à se mettre à la tête des insurgés : épaulés par la Turquie et les empires centraux, ils estimèrent que le moment du Jihad était venu de s’attaquer à la France et de soulever contre elle les Musulmans de Tunisie.

Avant d’aborder l’étude de cette guerre de libération nationale il apparaît utile de décrire un peu l’aspect physique et militaire du théâtre d’opérations.

 

Si l’on considère la carte géographique de l’Afrique du Nord, on voit que le Sud-Tunisien, de superficie de plus du tiers de la Tunisie, est limité au nord par la mer, à l’est par la Tripolitaine dont la frontière de 400 km forme un rentrant très prononcé vers l’ouest, à l’ouest par l’Erg algérien, au nord-ouest par le territoire civil (ou la « Tunisie proprement dite » - selon la terminologie du Protectorat). La plaine littorale triangulaire, Djeffara (al-jaffara), s’étend de Gabès à Homs. Sa plus grande largeur, dans la zone frontière entre Dahibat et Ben Gardane, atteint 150 km. Elle se serre en un goulot de 30 km à hauteur de Gabès: c’est l’Arad (a’rad), le passage obligé des invasions ; en effet, à l’ouest les arides étendues du Djebel Tebaga et du Chott Djérid forment un obstacle infranchissable à une troupe armée.

Cette plaine originale est cultivée en quelques points du littoral seulement : Tripoli, Zouara, Ben Gardane, Zarzis. Elle est bordée par la falaise d’un plateau intérieur atteignant jusqu’à 600 mètres de hauteur et plus. L’érosion a creusé de profonds sillons à travers sa surface si bien qu’elle prend parfois l’aspect d’une montagne : le Djebel Matmata en Tunisie.

A la charnière, entre Dahibat et Foum Tatahouine, la falaise est disloquée et livre de nombreux passages vers l’ouest : c’est en ces lieux que tous les combats de 1914-1918 se sont déroulés.

A l’ouest en Tunisie, le plateau descend en pente douce vers une ancienne mer intérieure qui forme l’Erg oriental, prolongé au nord par le Chott Djérid. Au sud, en Tripolitaine, il atteint sa plus grande largeur (150 km) dans le Dahar  (zahr) et vient mourir à hauteur de Ghadamès sûr la Hmada al-Hamra.

Nulle trace d’eau à la surface du sol sur toute cette étendue de plaine et de plateau, à peine quelques filets en hiver après une averse : l’écoulement est de plus en plus rare ; les oueds, surchargés de limon, s’étalent en nappes et s’infiltrent sous leurs propres dépôts. En plaine, les puits sont nombreux mais peu abondants ; ils ne suffisent pas à l’entretien de grosses colonnes militaires. En montagne, il n’existe que des citernes. Par contre, entre Matmata et l’Erg, une ligne de points d’eau rares mais abondants ouvre une route très importante vers les oasis de Nefzaoua en contournant la montagne par l’ouest : Bir ‘Amir, Qsar Rhilane, plus au nord Bir Soultane et Bordj Zoummit marquent le passage.

 

 

Climat

 

On ne saurait mieux qualifier le climat du Sud-Tunisien que par le terme d’excessif : un climat aride et irrégulier. La présence de la mer et du Sahara, l’altitude de certains reliefs, modifient de manière sensible dans le détail des pluies, des températures et des vents, dont le facteur principal reste cependant la latitude. A des températures de 0° succèdent des chaleurs de 40 et 50° ; les périodes de sécheresse sont suivies de pluies torrentielles qui transforment les oueds inoffensifs en fleuves impétueux, balayant et emportant les ouvrages en maçonnerie des routes, coupant pendant plusieurs jours les communications ; à des années de bonnes récoltes succèdent des années de misère et de famine. Et il faut lutter encore presque chaque année contre les vols de sauterelles et les colonnes de criquets.

Dans ces conditions, la vie pour un européen ne pourrait être que très pénible, déprimante au point de vue moral, anémiante par suite de la chaleur torride et des difficultés d’alimentation.

 

 

Populations

 

Pendant la grande guerre la population du Sud-Tunisien se partageait entre sédentaires nomades et transhumants. Le nomade se débattait pour ne pas mourir : son rôle militaire (avant le Protectorat), sa prospérité, son métier de convoyeurs des caravanes ont disparu.

« La seule garde des troupeaux appelés à se déplacer de pâturage en pâturage lui reste. En 1915, cette crise de l’élément le plus dynamique de la population a pu être facilement exploitée ».

Au nord les oasis de Gabès, al-Hammah et Kébili étaient cultivés par des sédentaires misérables. Les nomades, propriétaires des terres, y venaient au moment de la récolte des dattes : parmi ceux-ci les Bani Zid possédaient les oasis d’al-Hammah, mais ils ne les cultivaient pas eux même et en laissant le soin à des sédentaires qu’ils cultivaient et exploitaient par un jeu complexe de biens sociaux qui allaient du Khammasat jusqu’à l’association.

Dans le Djebel, une population de Berbères, apparemment timides, vivaient en troglodytes. Leurs demeures comme leurs citernes étaient habilement dissimilés. Ils cultivaient de beaux jardins. Çà et là s’élèvent des Qsours, de lieux de rassemblement temporaire de certaines tribus montagnardes mi- nomades. A en croire le capitaine de Montalembert chaque fois que les colonnes françaises « pénètrent dans la montagne, la résistance fut sporadique, le nomade préférant le terrain découvert au piège de la fortification. Les attaques d’octobre 1915 sur le Qsour de Tataouine en ont été la preuve ».

 

Du nord au sud s’échelonnaient confédérations et tribus: Matmatah, Oulad Dabbab, Krachouah, Ghoumrassen etc. ; les Qsour portent d’ailleurs leurs noms.

A l’est du Djebel, sur la frontière, les Accaras cultivaient les environs de Zarzis, les Touazine du côté de Ben Gardane, presque sédentaires en 1914, confiaient leurs troupeaux à la garde des Oudarnah : ceux-ci étaient parmi les nomades les plus turbulents et formaient avec d’autres tribus sédentaires tel que les Oulad Shahidah, Oulad Dabbab, al-‘Amarenah, al-Zorgane et al-Hmidiyah, à l’est de Tataouine, une puissante confédération des Ouerghemma « qui ont compris en un temps cent-mille habitants ».

Au sud de Tataouine, il n’y avait plus d’habitat jusqu’à Dahibat : c’est une zone de passage où furent livrés les combats des années de guerre.

Au-delà de la frontière, la plaine était le domaine des Noualls et des Zouaras qui restèrent fidèles aux Italiens et valurent aux Français la tranquillité d’un front passif sur le littoral tandis que plus au sud les Nalout étaient leurs voisins et ennemis acharnés. Enfin quelques tribus maraboutiques comme les Mazarigues et les Cianes circulaient « indifféremment » de Tripolitaine au Chott Djérid. Cette tribu, écrivait Antonin Goguyer, est le type le plus parfait de la horde conquérante. Elle a l’instinct de la guerre, de la discipline, de l’organisation, de l’attaque fougueuse et prudente. Elle sait conduire un ghezou avec son convoi de chameaux à 1.000 kilomètres et plus, par une route ou l’on reste cinq jours sans rencontrer un seul puits. Ses cavaliers passeront deux mois s’il le faut sur la selle sans que ni un homme ni un cheval ne soit écorché. En vue de l’ennemi, ils chargent couchés sur le flanc du cheval, abrités des balles par la tête de la monture.

 

 

Frontières

 

Bien que perméable, la frontière n’existe pas seulement dans des textes diplomatiques, mais était connue de l’ensemble de la population : c’est la limite des anciennes possessions du Bey de Tunis et du Wali de Tripoli. Elle a été d’ailleurs l’objet de divers incidents : l’accord de délimitation tuniso-tripolitain conclu en 1910, et les opérations de bornage conduites l’année suivante fournissaient, semble-t-il, « une première explication de l’originalité de l’évolution du Sud-Tunisien. Pendant trente ans, aucune frontière reconnue n’avait séparé la Tunisie, conquise par la France sur un Bey se réclamant de la souveraineté ottomane, de la Tripolitaine dépendant de la Porte. Cette détermination n’avait cessé que quelques mois avant la conquête de la Tripolitaine par l’Italie ».

Mais ces bornes placées par des vainqueurs qui ne voulaient plus reconnaître que des Algériens, des Tunisiens et des Tripolitains ne parvinrent pas « à briser le cadre mental de la vie bédouine ».

 

 

Le Sud-Tunisien

 

Le Sud-Tunisien, avons-nous signalé, était resté, dès le début du Protectorat une administration militaire. Avant la guerre un détachement militaire des Territoires du Sud-Tunisien (D.S.T.) avait été créé avec des attributions politiques en même temps que militaires. Les trois territoires qui y étaient inclus: Kébili, Matmatah, Médenine, étaient dirigés par des chefs de Bureau des Affaires Indigènes (A.I.) et des Caïds.

Bien que le Sud-Tunisien soit entre les mains de l’armée, le Résident s’était pourtant assuré une influence sur la façon dont elle « administrait les indigènes », par l’entremise du Bureau des Affaires Indigènes : en 1885 seulement, des bureaux de ce service furent installés à Zarzis et à Metameur, en 1888 à Douirat, en 1889 à Tataouine. Les officiers des Affaires Indigènes, placés formellement sous les ordres immédiats du D.S.T., exerçaient en réalité le « contrôle » des notables et de la population.

 

Quelques annexes des Affaires Indigènes, Bir Kecira pour Kébili, Zarzis, Ben Gardane, Tataouine, Ramadah, pour Médenine étaient commandées par des officiers français qui disposaient de forces supplétives : cavaliers du Makhzen ou goums temporaires, interprètes etc.

Comme postes défensifs, ils existaient de petits bordjs aux murs crénelés, échelonnés le long de la frontière, du sud au nord : Bordj Messoudah en face de Ghadamès, Fort Pervinquières, Djeneien, Dahibat, Machehad Salih, Alouet al-Gounnah. Cette organisation devint insuffisante après que le repli général des troupes italiennes sur la côte eut livré la région voisine de Tripolitaine aux Moujahidine et eut laissé le flanc tunisien découvert.

 

 

Khalifah Ibn ‘Askar

 

Aussi la conquête italienne de Tripolitaine de 1911 ne manquait-elle pas de se répercuter sur le Sud-Tunisien. Des réfugiés « occupaient le territoire de Tataouine », en 1913. Il y eut de nouveaux réfugiés au début de la Grande Guerre. A leur tête se trouva Khalifah Ibn ‘Askar qui fut interné avec sa famille dans un camp de concentration à Kébili, mais il s’était enfui aussitôt avec son compagnon ‘Amor Ibn ‘Ali Ibn ‘Amor al-Khattali et avait rejoint la Tripolitaine. Le premier (Khalifah Ibn ‘Askar) qui, selon le chef de Bureau des Affaires Indigènes « a laissé sa tente et sa famille avec les réfugiés tripolitains admis en Tunisie (...), tua de sa main le 28 novembre 1914, le lieutenant italien commandant le convoi de chameaux réquisitionnés (...) ». Ces « deux réfugiés tripolitains (pour se joindre aux rebelles) [Khalifah Ibn ‘Askar et ‘Ali al-Khattali] ayant contrevenu aux mesures de police prises à leur égard en vue d’assurer la sécurité dans la région frontalière, je prononce contre eux, en vertu des pouvoirs que me confère le décret du 10 juin 1882, une punition d’un mois de prison et de 100 F d’amende et (je) demande que cette punition soit portée par le Général Commandant la Division d’Occupation à six mois de prison et 500 F d’amende. Au cas où ces Tripolitains reviendraient sur le territoire tunisien, ils seraient immédiatement arrêtés ; il est en outre prescrit au chef de Bureau de Kébili de placer sous séquestre les biens, meubles et animaux du nommé » Khalifah Ibn ‘Askar.

 

Pour parer à toute menace grandissante, le général Moinier, commandant: les Forces de Terre et de Mer de l’Afrique du Nord, désigna, le 15 juin 1915, le lieutenant-colonel Leboeuf comme commandant des Troupes des Territoires du Sud avec mission de s’opposer à toute agression de la frontière tunisienne, sans pour autant s’engager sur les confins de la Tripolitaine dans des opérations qui risqueraient d’absorber tous les effectifs.

La France était mise en face d’un problème difficile : toutes ses troupes blanches étaient absorbées par la guerre sur le front d’Europe; elle ne pouvait ni puiser dans son vaste réservoir de troupes musulmanes pour faire face aux rebelles, ni prendre l’offensive en territoire tripolitain ; la population de la Tunisie était travaillée par la propagande panislamique la plus active.

 

Déjà en juillet 1915, Alapetite n’a pas exclu un véritable plan d’invasion : « S’il entrait dans le programme des rebelles de faire une grosse manifestation à nos dépens dans notre Sud, afin d’ébranler la Tunisie toute entière fort travaillée en ce moment de bien de côtés à la fois, nous pouvons dire que nous n’avons pas, dans l’état actuel des choses, les éléments d’une défense solide ».

 

Au fur et à mesure que les Italiens reculaient devant la Sanoussiyah, le résident voyait en cette puissante confrérie une force de plus en plus redoutable : à son avis, en cas d’invasion, le chef d’une telle confrérie « prendra facilement le caractère d’un Mahdi. S’il se heurte à nous et remporte un avantage, il n’y aura plus rien à faire : ce sera le véritable appel au Jihad, et qui, celui-là, ne rencontrera plus d’indifférents ni incrédules ».

Les Tunisiens croiraient alors à « l’apparition de soldats du Sultan, libérateur de l’Islam. Cela devient tout à fait sérieux. C’est l’affaire des Dardanelles qui nous vaut tout cela. Mais on avait tout de même l’espoir ferme de pouvoir conjurer le danger Senoussi, même aggravé par une incitation turco-allemande, en jouant des facilités économiques que nous pouvons leur permettre ».

 

Vers le mois de juin 1915, Khalifah Ibn ‘Askar envoya une première lettre au chef de poste de Dahibat et engagea des pourparlers :

- Pour libérer sa famille, son frère le Sheikh ‘Amor (et sa famille) et tous les autres Tripolitains internés à Kébili afin qu’ils puissent venir le rejoindre à Nalout en Tripolitaine.

- Ouvrir un des marchés de Tunisie à toutes ces personnes citées ci-dessus, y compris les Moujahidine tripolitains afin qu’ils puissent s’y rendre librement et les traiter en fonction de leur statut ottoman de jadis.

- Libérer les prisonniers de Tataouine : Salim Ibn Khalifah al-Qallal, Salim Flifil, Muhammad Ibn Youssef, étant donné que ces derniers furent emprisonnés injustement sans aucun délit.

- Autoriser la vente, dans les marchés de Tunisie, de quelques mulets pris aux troupes italiennes et de lui faire connaître immédiatement la réponse du gouvernement.

En échange Khalifah Ibn ‘Askar offrira la libération des prisonniers italiens et la sécurité des frontières.

 

Le 15 juillet, l’interprète militaire Ragaru, de Dahibat, a eu une entrevue en Tripolitaine avec Khalifah Ibn ‘Askar pour « se rendre compte des intentions de ce dernier et d’engager des pourparlers pour la remise des officiers, des blessés italiens et des prisonniers ». Les propositions de Khalifah Ibn ‘Askar ont été transmises au gouvernement. Mais les événements qui se précipitèrent par la suite « n’ont pas permis de les faire aboutir ».

Aussi Alapetite avait-il écrit au sujet de l’échec des pourparlers dû aux généraux à Alger et à Tunis qui s’opposèrent aux concessions proposées par les Bureaux des Affaires Indigènes. Khalifah Ibn ‘Askar « a donc cru être bon prince en nous offrant tout de même des prisonniers italiens en échange des réfugiés. L’avis personnel de Leboeuf (lt-colonel) est qu’il serait impossible de repousser les propositions de Khalifah Ibn ‘Askar sans frapper de suspicion tous nos pourparlers antérieurs avec les rebelles et sans paraître les traiter purement et simplement en ennemis ».

 

Le 25 juillet 1915 Khalifah Ibn ‘Askar n’ayant reçu aucune réponse aux propositions qu’il avait présentées brisa net les pourparlers avec les autorités françaises, étant convaincu que celles-ci se jouaient de lui et que « l’entrevue (de 15 juillet 1915) ne l’avait été que dans un but d’espionnage ».

 

Il n’est pas sans intérêt de connaître la personnalité de Khalifah Ibn Sa’id Ibn ‘Askar qui était considéré par les autorités italiennes et françaises comme le principal adversaire irréductible : Ibadi, comme son chef et compagnon de lutte Souleyman Pacha al-Barouni né vers 1879 d’une famille aisée de Nalout. Il n’a jamais occupé de fonctions du temps des Turcs. Pendant la guerre italo-turque (1911-1912) et ensuite pendant la guerre libyenne (1913), il fut un des plus dynamiques partisans de Souleyman al-Barouni « qui le nomma en 1913 commandant des gendarmes de Nalout ». C’est à la suite de l’évacuation des troupes ottomanes et le retour d’Anwar Pacha et Kemal Bey que Khalifah Ibn ‘Askar prit la direction du mouvement de résistance contre les Italiens. Notons par ailleurs qu’une partie des éléments turcs restait dans le pays après l’'évacuation des troupes ottomanes en 1912  [Traité de Lausanne-Ouchy].

 



[1] Caravane armée.