II - LA COURSE ALGERIENNE

 

Dans un état organisé comme celui instauré par Khayr al Dîne, la course évolua rapidement. Elle passa du stade artisanal et local, à celui plus vaste et plus important. Elle devint une guerre populaire et une affaire nationale. Les nombreux conflits méditerranéens, les crises politiques, l’essor économique, la réaction à l’esprit de croisade qui a caractérisé l’époque lui donnèrent la vigueur et les dimensions qui lui manquaient auparavant.

 

L’arrivée des Turcs, marins expérimentés et soldats de valeur, créa les conditions favorables dont la possession d’une marine active. Les vaisseaux européens qui, jadis, avaient surclassé ceux des Hafsides et des Mérinides, virent enfin l’équilibre s’établir avec les galères de Khayr al Dîne et ses glorieux successeurs. Dans l’affrontement général qui embrasa la Méditerranée, durant trois siècles, la course fut la meilleure forme de lutte à entreprendre.

 

A- Le cadre

 

1) Une course contrôlée par le pouvoir. N’était pas corsaire qui voulait. On ne s’attaquait pas non plus à tout ce qui bougeait sur les flots. Les instructions et directives devaient être suivies scrupuleusement, si l’on ne voulait pas s’exposer aux sanctions.

 

Une note du Dey[1] (44) précise le cadre de toute action corsaire. « Lorsque nos bâtiments armés en course rencontrent, en mer, des vaisseaux marchands appartenant à nos alliés, ils demanderont à voir leur passeport et les capitaines des susdits vaisseaux mettront la chaloupe en mer pour le leur apporter après quoi, il leur sera permis de continuer leur route, ou, si les sus dits capitaines allèguent des raisons pour ne pas mettre leur chaloupe à la mer, disant qu’elle est brisée ou que leur équipage est trop petit, alors nos corsaires feront descendre la leur, et y mettront dedans, un lieutenant prudent et sage, lequel ira, sans arme, à bord du vaisseau, examinera le passeport et le laissera aller sans le molester, sans lui demander aucune chose et sans le retarder de sa route, que s’il arrive que notre dit corsaire, s’écarte de nos instructions et fasse le moindre tort au susdit vaisseau, contre les règles de l’amitié, lorsqu’il sera de retour à Alger, il sera puni à proportion de sa faute.

 

Si quelque capitaine de vaisseau marchand de nos alliés s’opiniâtre à ne pas souffrir la visite de son passeport, nos corsaires lui prieront trois fois de ne rien craindre et de le soumettre aux règles, après quoi, ils pourront le visiter de force et, s’ils ne trouvent point de passeport, ou bien que le dit marchand tire sur nos bâtiments et manque le premier aux devoirs du traité, il sera pris, amené à Alger, son chargement confisqué et le bâtiment rendu au capitaine avec le nolis de la marchandise, mais il est expressément défendu, après qu’on se sera emparé du dit vaisseau, de piller aucun des effets ou hardes qu’il contient et de déchirer son passeport ni aucun autre papier ou lettre, sous peine de mort contre ceux qui seront convaincus d’avoir contrevenu à ces défenses.

 

Les capitaines commandant nos bâtiments en course sont chargés de l’exécution de tout ce qui est contenu dans les présentes instructions et personne de l’équipage ne pourra s’opposer à leur volonté de tout ce qui en dépend, que si quelqu’un s’avise de leur apporter le moindre trouble à cet égard, il sera sévèrement châtié à son retour à Alger[2]. »

 

Le Dey veillait à la stricte application de ses ordres. « Les insultes et les dépravations que ses corsaires particuliers dit un document de l’époque, font aux vaisseaux des nations alliées d’Alger sont regardées, ici, sur le pied d’une affaire d’Etat, quelques petites qu’elles soient[3]. »

 

Dans son Journal, le consul Lemaire, rapportant et ses préoccupations et les assurances du Dey, écrit : « J’ai été chez le Dey pour le prier, attendu le prochain départ des chébecs en course, d’en joindre fortement aux Raïs que lorsqu’ils iront sur les côtes de France, ils s’abstiennent de donner la chasse aux bâtiments qu’ils verront dans les limites des parages défendus par les traités. Il m’a répondu que non seulement il donnerait des ordres très sévères à ce sujet, mais que, de plus, il ne voulait point que les corsaires allassent sur les côtes de France, afin d’éviter toutes contestations et parce que ce n’est pas là où ils doivent chercher leur proie[4]. »

 

Les soucis du Dey peuvent quelquefois surprendre. Le cas d’un chébec majorcain, vendu aux enchères à Alger est édifiant : un marchand de la capitale en lut acquéreur. Le Dey voulut alors prévenir l’abus qu’on pourrait en faire en le revendant à des sujets du Roi du Maroc qui le destineraient à la course et troubleraient donc le commerce des nations chrétiennes alliées de la Régence. Il obligea l’acheteur de se soumettre à ne point le faire naviguer au-delà des côtes du pays et lui assigna pour bornes, les ports de Mostaganem à l’Ouest et ‘Annâba, à l’Est. Il a de plus exigé une caution solvable pour répondre des éventuelles contraventions[5].

 

Les restrictions imposées aux Raïs étaient de plus en plus rigides. Les bénéficiaires étaient les Français, en premier lieu. Ordre leur fut donné, en 1753, de ne plus amener de Français. Une année auparavant, il leur défendit « lorsqu’ils trouveront en mer quelque bâtiment abandonné par son équipage et qu’ils douteront, au plus léger indice qu’ils sont français, de le laisser au risque qu’il périsse plutôt que de s’en emparer[6]. »

 

Quand les rapports algéro-européens traversaient des moments de tension, on savait faire la part des choses. Un vaisseau hollandais, venant de Smyme, amenait, en 1755, des soldats recrutés en Turquie. Le capitaine du bâtiment fut surpris d’apprendre alors que la guerre était déclarée entre la Hollande et la Régence depuis le 20 février... Inquiet, il ne savait quel parti prendre. Il craignait le pire pour lui. Mais le Dey lui fit dire, par le capitaine du port, que la guerre ne lui causera aucun dommage et qu’il lui serait accordé un passeport pour aller en toute sûreté, ou en Hollande ou retourner à Smyme[7].

 

L’attitude sage des chefs de la Régence a surpris plus d’une fois les observateurs européens.

 

Une galère de Salé, commandée par un converti français, emmena le 22 juin 1763, à Alger, un vaisseau hollandais sous prétexte qu’il était chargé pour le compte des Espagnols. Le Dey ne voulut point en permettre la vente « parce que le Maroc a la paix avec la Hollande, l’Angleterre et le Danemark. » Ce vaisseau sera en séquestre, nous dit le consul J.A Vallière, jusqu’à réception des ordres[8].

 

En 1764 et en 1766 furent signés, entre la France et la Régence, deux traités de paix et de commerce et aussi, pour effacer les traces d’un incident naval survenu en 1763. Les griefs antécédents semblent avoir été oubliés puisque Vallière notait en 1767 que « cinquante-trois armements sortis d’Alger pendant 1766, pas un navire français n’avait été pris[9]. »

 

De nombreux documents nous apprennent que des dizaines de prises furent rendues, après examen de leur cas, à leur propriétaire[10].

 

On constate, par ce qui précède, que la course n’était pas la soif de s’enrichir à tout prix et par tous les moyens, que le contrôle du pouvoir l’éloignait de la piraterie. Les historiens, trop heureux de parler de rapine et de brigandage, ont ignoré ou voulu l’ignorer, les témoignages et les documents contredisant leur opinion.

 

Les succès de nos Raïs avaient fini par obséder les navigateurs européens puis les historiens. On voyait l’Algérien partout. Toute galère, toute frégate apparaissant à l’horizon, était de suite « reconnue » corsaire d’Alger. Cependant, les corsaires de Tunis, Tripoli et Salé arboraient, pour diverses raisons, le pavillon algérien et chassaient dans les eaux, traditionnellement sillonnées par la flotte de la Régence. Enfin les bâtiments maghrébins se ressemblaient tellement qu’on les confondait et faisait porter la responsabilité de leurs actions à la marine d’Alger.

 

2) Une course admise. Dans ce vaste champ de bataille, de règlements de compte, de chasse au trésor qu’était la Méditerranée et où s’activaient toutes les nations possédant une flotte, la Régence d’Alger devait, elle aussi, enter en compétition. Cette action était admise par les puissances d’en face et même encouragée dans certaines circonstances.

 

a) Les traités signés avec Alger l’admettaient : les prises étaient autorisées « à dix lieues de la côte de France, » puis devant les exigences du Dey, « à la portée de canon[11]. » L’Espagne y consentait : « à portée de canon » pour les navires en marche, « à vue de la côte si le navire est immobilisé[12]. » Venise admettait comme limites le Cap Sainte Marie d’un côté et de l’autre, jusqu’au-dessus de Cimara, à trente milles de distance de toutes les îles sous domination vénitienne[13].

 

b) Des documents officiels étaient remis à nos Raïs par les consuls en poste à Alger. En sortant, les capitaines recevaient des mains de ces diplomates, des expéditions ou papiers destinés à assurer le navire et ses éventuelles prises par la protection des bâtiments de guerre de la puissance ayant délivré les documents.

 

Pour le navire, on remettait un certificat de nationalité dont voici le modèle : « Nous, consul général de France, chargé d’affaires de Sa Majesté très chrétienne en cette ville, certifions et attestons à qui il appartiendra que le... commandé par... armé de... étant de présent au port de... porteur de présentes, appartient à la Régence d’Alger. 

Prions et requérons tous officiers commandant les vaisseaux du Roi et de lui donner tous les secours dont il pourrait avoir besoin.

En foi de quoi, nous lui avons signé le présent certificat revêtu du sceau. »

 

Quant aux prises, il était délivré aux corsaires des passavants, deux en général, rédigés comme suit :

« Nous consul de … certifions avoir délivré à … commandant le … armé de … appartenant à … le présent certificat pour servir de congé et de passavant aux prises qu’il pourra faire. En foi de quoi, nous l’avons signé[14]. »

 

c) La course était reconnue par la sauvegarde des droits des corsaires. Les différends entre Algériens et Européens étaient fréquents au sujet du droit à la prise. Le litige parvenait, des fois, jusqu’à la Cour, ou devant les Ministres de Sa Majesté.

 

Le cas de la Tartane la « Famé Volonté, » entre tant d’autres, illustre cette reconnaissance[15]. »

 

Sous le ministère Pontchartrain, la capture en Méditerranée d’une tartane, par des corsaires algériens selon les uns, français d’après les autres, fut le départ d’un litige qui fit couler de l’encre. La prise fut conduite à Carthagène. Devant les réclamations algériennes, un arrêt du Conseil des Prises accorda les 3/5 du produit aux Algériens. Le Ministre de la Marine intervint, plus d’une fois, pour que satisfaction fut donnée aux ayant-droit. La somme leur revenant fut déposé entre les mains du sieur Magy, correspondant à Marseille du consul d’Alger.

 

Deux lettres du ministre montrent tout l’intérêt que celui-ci portait à l’affaire et le profit politique qu’il espérait en tirer de sa solution.

 

« Je vous serais gré, dit-il, que vous faites pour parvenir à la liquidation de la prise de « Famé Volonté » Aussitôt qu’elle sera réglée, vous en toucherez les 3/5 adjugés aux Algériens et en remettrez le montant au sieur Clairambault, consul, afin qu’il s’en dessaisisse ainsi qu’il lui est ordonné, dans la première conjoncture où l’intérêt de la nation demandera qu’il fasse valoir son exactitude en égard aux puissances du pays.

Vous savez les grâces et le secours que je leur ai procuré de la part de Sa Majesté, en vue de les affermir dans les dispositions favorables où ils paraissent être pour la nation. »

 

Deux semaines après, une seconde lettre ! : « Vous m’informez que le trésorier de la Chambre est à présent dépositaire des 6.905 f. à quoi montent les 3/5 adjugés, par arrêt, aux corsaires d’Alger de la prise de « Famé Volonté. » Vous pouvez faire compter cette somme au sieur Magy, correspondant du sieur Clairambault et en donner avis au dernier afin qu’il prenne les mesures les meilleures qu’il pourra pour être en état de la distribuer aussitôt qu’il en sera besoin[16]. »

 

L’affaire de la « Famé Volonté » ne fut pas la seule à opposer les corsaires des deux pays. D’autres donnèrent l’occasion à la course algérienne d’être reconnue.

 

Un capitaine français surprit, un jour, un bâtiment en mer. L’équipage s’enfuit à son approche, car il le prenait pour un espagnol. Le capitaine laissa la prise à Majorque, à la disposition du consul de France. Les Algériens l’ayant réclamée, le Roi jugea « indispensable de la leur faire ramener et escorter par un de ses bâtiments. » Mais voici qu’un négociant de Marseille se manifesta et sollicita la restitution du même navire et la liberté de l’équipage. On lui rétorqua que sa requête était irrecevable, parce que contraire aux traités avec Alger, « qui n’autorisent point à prétendre que le pavillon et les sujets d’une puissance étrangère soient traités comme cela de Sa Majesté. »

 

« Les sujets du Roi, ajoute le document, ne seront exempts de l’esclavage que lorsqu’ils ne feraient point partie de l’équipage étranger. »

 

« A l’égard du bâtiment, on ne pouvait se dispenser d’en faire la restitution aux Algériens, à qui il appartient, en dernier lieu par droit de guerre [...] Il n’y a de ressources, pour arracher le capitaine et son équipage de l’esclavage que le rachat[17]. »

 

Il arrivait même que les corsaires des deux pays « coopèrent » dans les opérations de course. Le navire « La Marie » de Rotterdam, fut capturé par « Le Girard, » capitaine G. Buisson, sieur Desbois et « La Rose, » capitaine Hamet (Ahmad) Touil, d’Alger. Le rapport de prise fut rédigé et contresigné par F. Renouin de Saint Malo auprès de J. Clairambault, consul à Alger[18].

 

3) Une course sollicitée. Une des contradictions de l’attitude européenne à l’égard de la course algérienne était de se plaindre, de dénoncer et de menacer d’une part, et de souhaiter voir la Régence poursuivre et même renforcer son action en Méditerranée. Anglais, Hollandais et Français avaient à maintes reprises, cherché à entraîner les Deys dans le sillage de leur politique.

 

 

Comment expliquer une attitude si singulière ? Les rivalités politiques, les compétitions économiques, les appétits territoriaux avaient souvent opposé les puissances européennes dont aucune n’avait pu avoir la maîtrise de la mer blanche. Si les conflits étaient nombreux, l’issue restait toujours incertaine. C’est pourquoi, certains Etats ayant des intérêts en Méditerranée, ménageaient la Régence à travers sa marine, pour en faire un allié (ou un neutre à la rigueur) face à un adversaire difficile à mater. L’intérêt rapproche les hommes même si l’Eglise devait se fâcher.

 

Pour arriver à ses fins, on provoquait, par divers moyens l’intervention des Raïs contre les navires de l’adversaire. On sollicitait le Diwân, on lui faisait miroiter les riches butins à enlever, on lui proposait des armes et des munitions, une assistance « technique » pour ses bâtiments sur les côtes de Provence ou sur les îles conquises par les Anglais.

 

On courtisait le Dey et ses ministres, on les mondait de présents et de piastres pour provoquer la rupture des relations avec tel ou tel pays, pour l’entraîner dans des conflits armés.

 

Après avoir longtemps ignoré et méprisé la Régence, Louis XIV, depuis 1664, changeait d’attitude. Ses guerres contre les Anglais, les Hollandais ou les Espagnols, passaient par la paix avec Alger, ses victoires ; par l’entrée des Algériens dans la mêlée.

 

Une lettre à Dussault dévoile les grandes lignes de la nouvelle politique : bienveillance pour le Dey, avantages pour la République (entendez la Régence), maintien d’une longue et solide paix, plus de guerre avec ceux d’Alger... et les bienfaits qu’on peut tirer, « si vous savez manier leurs esprits avec quelques dextérité. »

 

On était déterminé à rendre les 257 esclaves algériens que le Diwân réclamait... sans rançon[19], les autres « au prix porté par le passé, » l’équipage de Mahamet Oya et Mahamet Seghîr et la caravelle « La Mocqueuse » « s’il (le Dey) veut déclarer la guerre aux Anglais [...] il est de l’intérêt de ces corsaires de ne point balancer à prendre ce parti par le nombre de riches prises qu’ils auront occasion de faire et la certitude de n’avoir rien à craindre de la part des Anglais qui assez occupés par les forces navales de Sa Majesté pour n’avoir aucun vaisseau à opposer aux Algériens auxquels, il ne reste que ce moyen d’augmenter en peu de temps de force et de puissance et rendre leur ville riche. »

Aux propositions alléchantes, on ajoutait des offres concrètes : les Algériens trouveront dans les ports du royaume « une retraite sûre et la liberté d’y acheter leurs agrès, cordage, marchandise dont ils auront besoin, au même prix qu’ils reviennent au Roi[20]. »

 

M.de Vauvré (Intendant de la Marine à Toulon), avait donné le conseil de « permettre aux corsaires algériens de se ravitailler dans les ports de France pour courir sus aux Anglais les ennemis communs de la France et de la Régence[21]. »

 

« Nous avons estimé nécessaire de renvoyer le dit commissaire Marcel à Alger... pour vous faire comprendre l’importance des secours que les vaisseaux d’Alger trouveront dans les ports de notre royaume et principalement dans celui de Brest... Si vous prenez la résolution de les faire passer dans l’Océan, nous donnerons des ordres si précis pour l’avantage des dits vaisseaux, du détail desquels le dit Marcel vous informera, qu’ils seront traités comme nos propres vaisseaux de guerre. Par ce moyen, vous pourrez vous assurer que les grands profits que tireront tous ceux qui armeront en course dans la ville d’Alger, étant donné les prises considérables qu’ils pourront faire sur les Anglais et Hollandais, vous donneront un nouveau crédit. »

 

Les Algériens trouveront les secours dans les ports de France. S.M. est résolue à leur donner retraite particulièrement à Brest. Je crois, par là, vous avoir procuré le plus grand avantage que les corsaires d’Alger puissent jamais recevoir parce que leurs vaisseaux étant sur le passage nécessaire des Anglais et Hollandais seront en état de caréner et de recevoir des vivres sans être obligés de retourner à Alger. Il est certain qu’ils feront dans peu de temps, pourvu qu’ils n’en perdent point à se rendre à l’entrée de la Manche, vers la hauteur de Brest, des prises considérables que tous ceux qui y auront part s’enrichiront[22]. »

 

Pour décider le gouvernement d’Alger, on lui transmettait des nouvelles alarmantes de Londres : « Les Anglais préparent une escadre de six vaisseaux pour déclarer la guerre aux Algériens et faire la course sur eux. » Il fallait donc inciter le Dey et le Diwân à ne point se laisser prévenir[23].

 

Convaincre le Dey que la course contre les Anglais est une nécessité « pour réparer les pertes qu’ils [les Algériens] ont faites d’un grand nombre d’esclaves par la peste... montrer au Dey les avantages de la course, la nécessité « d’occuper la milice. » Les prises seront entreposées en toute sécurité, dans les ports de France. Si les escadres de Hollande passaient en Méditerranée... Sa Majesté donnerait ordre aux capitaines de ses vaisseaux... de se joindre à ceux d’Alger pour les enlever si le Dey veut convenir à déclarer la guerre aux Anglais[24]. »

 

Et comme rien ne résiste à l’argent, Sa Majesté autorisait M. Dussault à promettre au Dey « douze mille piastres après la première action d’hostilité[25]. » Le vœu le plus cher du Roi était de voir nos Raïs passer le détroit et croiser sur le passage des vaisseaux anglais et hollandais pour les capturer[26].

 

B - Les mobiles

 

Chez les anciens, la course, phénomène très répandu, était une école de courage et l’aventure sur l’eau « un tonique pour l’âme et pour le corps. » L’audace avait de la valeur. On se battait, également, pour un idéal qui pouvait changer d’une époque à l’autre : l’honneur, la religion ou le profit matériel.

 

Aux yeux des Européens, la course algérienne n’avait d’autres raisons que la rapine et le lucre. Elle aurait été une source principale de leurs revenus, « la seule industrie qu’ils connaissent. » Le grand détracteur, le Père Dan, y voyait « une inclination ardente au larcin, » un « honteux brigandage » qui menait à la richesse.

 

Certains consuls ici, y voyaient un calcul de politique intérieure.

 

« Le Dey, écrit Lemaire, qui ne veut point que les esprits de la multitude s’occupent trop du dedans, tâche de les employer au dehors. Il ne prétend point augmenter les forces maritimes de la Régence, en tant que forces, mais il s’applique, tout entier aux affaires de la marine et donne de l’émulation aux corsaires afin de multiplier leur nombre[27]. »

 

Le même consul écrivait en 1751 que : « Le Dey aime fort la marine et la course parce qu’elle occupe beaucoup de monde et, principalement, les gens les plus nécessiteux, c’est-à-dire, les plus favorables à troubler la tranquillité du pays, quand ils sont oisifs [...] Il persiste dans la politique de donner à ses soldats beaucoup d’exercice au dehors en faisant, souvent, partir ses corsaires[28]. »

 

Défiant le bon sens et optant pour la surenchère afin de flatter le goût de la période coloniale, Maurin va jusqu’à prétendre que, derrière ces chefs de file, il y avait toute une population incapable de travail et d’industrie, ne vivant que du vol et de la piraterie[29].

 

En réalité, les motifs d’un combat de l’envergure de la course, durant plus de trois siècles, ne pouvaient être dictés, uniquement, par des considérations matérielles.

 

Aux yeux des Musulmans, des Algériens en particulier, la course est une forme de Jihâd. Alger était surnommée « La Victorieuse » et la capitale du Jihâd[30]. Cette forme du combat maritime, contre l’infidèle ne s’effacera jamais pour trois raisons, essentielles à nos yeux :

 

1) Venger les Musulmans d’Espagne. Nous avons vu, dans un chapitre précédent, les conséquences du drame andalou après 1492 : occupation de certains points sur le littoral algérien, élimination massive de Musulmans d’Espagne, qui se replièrent sur nos centres côtiers avec l’ardent désir de se venger.

 

Le devoir du corsaire, au XVIème siècle, notamment, était de frapper l’oppresseur. C’était donc un acte de foi. Le mobile religieux l’emportait sur tout le reste. N’a-t-on pas vu les ‘Ulamas d’Alger repousser les offres de rachat de captifs espagnols et exiger leur mise à mort, « afin que cessent avec eux, les déprédations et les actes nuisibles dont étaient victimes les Musulmans ? »

 

2) Affaiblir une activité économique. A partir du XVIème siècle, le commerce européen prit un essor jamais atteint. Les échanges progressaient, sans cesse. Les bateaux sillonnaient les mers dans tous les sens. L’Atlantique et la Méditerranée drainaient de fabuleux trésors vers les nations chrétiennes. Les pays du Maghreb, par contre, étaient étranglés et privés d’une activité aussi lucrative. Ils subissaient une crise qui s’amplifiait avec le temps. Devant l’absence de ressources, la mauvaise foi des pays d’en face, l’agressivité hautement avouée des armateurs craignant la concurrence, il ne restait au Maghrébin que la course pour survivre sinon pour vivre.

 

On a dit que la course ne pouvait résoudre tous les problèmes économiques de la Régence : la production, le commerce, les marchés, le transport... mais elle s’offrait seule pour punir et limiter l’égoïsme des puissances enrichies. Il ne restait, aux Raïs, qu’à rendre la mer, mamelle des armateurs et négociants européens, aussi dangereuse et ruineuse que possible. L’insécurité rendit la navigation difficile et problématique, les échanges risqués et le gain incertain[31].

 

3) Riposter à la course européenne. Basée en Sicile, à Malte, et sur les côtes Nord de la Méditerranée, la course européenne, tout en frappant les intérêts chrétiens, comme il a été démontré, s’était déchaînée contre le commerce musulman et les villages côtiers du Maghreb.

 

Bien avant l’arrivée des Turcs dans le Maghreb central, les coups de main chrétiens s’abattaient sur le littoral algérien. Le voyageur oriental, ‘Abd al-Bâssit Ibn Khalîl, visita le pays en 1464. Il prit le bateau d’Oran pour revenir à Tunis. Les vicissitudes de la navigation obligèrent les passagers à descendre à Bougie. Ecoutons notre hôte : « Nous y trouvâmes des Berbères qui, à notre vue, prirent la fuite, croyant que notre bateau était celui des corsaires européens qui avaient, volontairement, changé de costumes, par ruse, pour s’emparer des musulmans[32]. »

 

En 1518, une ambassade algérienne, de retour d’Istambûl, dut se munir d’un laisser passer du Consul de Venise, en poste dans la capitale ottomane, afin d’être épargnée par les écumeurs qui infestaient la Méditerranée orientale[33].

 

Plus à l’Ouest, le Sultan Sa’adien, Abû ‘Abd Allah dut solliciter, à deux reprises, mais en vain, du Roi du Portugal une intervention auprès des corsaires de ce pays afin de laisser passer deux de ses navires en partance pour Alger et Tunis.

 

Les confessions d’Alenzo de Contreras restent à méditer. Chasseur d’esclaves et de butin, il écumait les zones du Maghreb et du Proche Orient. « Nous y fîmes tant de prises, se vantait-il, que ce serait long à compter, l’on revint tous si riches... Nous y fîmes d’incroyables voleries sur mer et sur terre. Nous mîmes à sac les entrepôts d’Alexandrette et grandes furent les richesses que nous rapportâmes[34]. »

 

Chaque année, l’Ordre de Malte armait une douzaine de grosses galères, renforcées, plus tard, par des vaisseaux et des frégates et opérait contre le commerce et les côtes non défendues[35].

 

Les coups de mains maltais avaient entretenu, pendant des années, sur les côtes maghrébines, un état permanent d’insécurité. « Plus près de nous, écrit Gosse, et pendant plusieurs années, les Chevaliers de Saint Jean vécurent du pillage des ennemis de la foi[36]. »

 

Perafon de Ribera, commandant de Bougie (Bidjâya) adressait, le 17 mai 1534, à son maître Charles Quint une lettre dans laquelle on peut lire : « La décision par laquelle votre Majesté veut bien me faire remise du droit de 1/5 sur les prises que je pourrai faire avec ma galiote, sauf en ce qui concerne les Maures et les Turcs qui doivent servir sur les galères, me paraît juste[37]. »

 

Les malheurs continuèrent d’accabler nos rivages pendant le XVIIème siècle. En 1611, une flotte, sous les ordres du Marquis Santa Cruz, ravagea l’île de Kerkenna et en revenant, incendia la ville de Jijel[38].

 

Tout bateau de commerce algérien se hasardant dans la Méditerranée, était, le plus souvent, la proie des écumeurs européens. En 1705, un bâtiment de commerce, parti d’Alger pour Livourne, fut capturé par le capitaine Jacomo Suriano. Son chargement appartenait à la milice et, notamment, à Hadj Muhammad, gendre du Dey Mustapha. La marchandise fut vendue à Oran (aux mains des Espagnols) et le navire emmené à Toulon. Un document de l’époque, nous donne le détail des pertes subies  : poudre, boulets, fusils, carabines, balles, haches, scies, lunettes d’approche, cordes, câbles, pavillons de toutes les nations, voiles de rechange, etc.[39].

 

Le consul de France à Carthagène signalait le 5 mai 1710 que l’escadre de Malte est à la rade de ce port. Elle doit partir incessamment pour aller chercher trois vaisseaux algériens qui croisent dans le détroit[40]. La chasse aux Algériens ne connut jamais de répit. En 1720, les Maltais s’emparèrent de la capitaine d’Alger et de deux gros navires richement chargés[41].

 

Les pèlerins se rendant à la Mecque n’étaient pas épargnés. Le capitaine Claude Bastoile, de Saint Tropez, commandant de la polacre « L’Heureux Saint Victor » fut arrêté en août 1777 par une frégate espagnole et conduit à Carthagène avec ses 184 passagers algériens. Puis le retour à Alger fut décidé « sur la demande des passagers dont plusieurs étaient dans l’impossibilité de continuer leur voyage par les vols qui leur ont été faits, après l’arrêtement de la polacre et ne se trouvant d’ailleurs pas un seul Maure dont les effets, tant argent que marchandises, n’aient été pillés[42]. »

 

L’irruption des Russes sous Catherine II, augmenta les dangers qu’encourraient les Musulmans, et les Algériens en particulier, pour leur fidélité au Sultan. Les agents russes travaillaient, depuis des années en Grèce. La flotte d’Orlov se faisait aider par les navires pirates grecs. Lors de la deuxième guerre russo-ottomane, Catherine eut recours à des forbans de toutes espèces. Alliée à l’Autriche, pour quelque temps, elle utilisa les ports méditerranéens de cette puissance, en particulier, Trieste. Elle remit, à ces aventuriers, des lettres de marque par l’intermédiaire de son ambassadeur à Venise. Albanais, Italiens, Corse., tous se lancèrent dans la chasse aux Musulmans, sous le pavillon moscovite. Comme la Russie était démunie de bases en Méditerranée, Malte lui rendait des services. L’activité anti-ottomane allait se poursuivre jusqu’en 1827.

 

Dans le bassin occidental, les nombreux Etats d’Italie, l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre et la France, en conflit quasi-permanent avec les régences du Maghreb, saisissaient les occasions pour armer en course. Dans les instructions de Bonaparte au Général Brune, commandant en chef de l’armée d’Italie, il est dit: "Nous venons de conclure une suspension d’armes avec Tunis et je reçois ce soir la nouvelle que nous avons fait la paix avec Alger. Prévenez sans délai, par la voix de Livourne, les préfets des départements de la Corse pour qu’ils aient à faire respecter, par les corsaires, les pavillons de ces deux puissances[43]. »

 

Un aveu de course anti-algérienne !

 

4) Punir les violations des traités. Après le traité franco-algérien de 1628, les français trouvèrent indignes d’eux, les conventions signées par Sanson Napollon, et indignes du pavillon de France, les formalités de visite des navires[44]. Proclamée, solennellement, le 14 septembre 1628, la paix ne dura guère, car les Marseillais la violèrent avec un cynisme inouï : ils mirent des Algériens aux galères et se livrèrent à une contrebande lucrative de poudre et d’armes de guerre sur la côte algérienne, activité que le gouvernement ne pouvait tolérer[45]. En 1629, un incident d’une extrême gravité précipita davantage les Algériens dans la course : une chaloupe algérienne rencontra une barque à la Ciotat et lui demanda assistance sur la foi du traité conclu. Les Musulmans furent massacrés. Quelques semaines après, une tartane d’Alger, fut arraisonnée par un bâtiment d’Arles, l’équipage fut soit vendu soit envoyé aux galères.

 

Longeant la côte marocaine, Mortemart fit stopper, en juillet 1687 un bâtiment algérien. Se croyant protégé par les traités de 1684 et 1686, l’Algérien mit une chaloupe à l’eau, y mit une demi-douzaine de matelots, pour aller présenter les papiers, certain d’être soumis à une simple formalité... les six malheureux furent capturés.

 

La même année... « Le Soleil, » revenant du Texel, fut pris malgré les traités en vigueur.

 

C - L’action :

 

Pour répondre aux attaques, aux croisières, aux défis et aux rêves d’hégémonie, les Algériens lancèrent leurs escadres depuis les premières années du XVIème siècle aux derniers jours de la présence ottomane. Même dans les pires moments, l’activité de nos Raïs s’était fait sentir. Quelques témoignages nous retraceront cet effort soutenu : En 1659, dit Lacroix, les Algériens équipèrent 22 ou 23 vaisseaux, avec 3 ou 400 hommes sur chacun[46]. « Tous les corsaires de ce pays sont dehors, il y a longtemps, ajoute un consul[47]. Ils ont fait sortir 9 vaisseaux depuis quatre ou huit jours, il en doit sortir dans deux jours, des plus forts, outre six qu’il y en avait déjà à la mer, soit vingt et un et quatre neufs qui pourront sortir dans deux mois, sans comprendre les bâtiments à ramer et les autres voiles latines, annonçait le consul Piolle[48]. Tous les bâtiments de cette République s’empressent fort pour sortir, nous révèle le consul Mercadier[49]. Les onze chébecs de cette Régence mirent successivement la voile le 7 et le 9 de ce mois pour aller en course, note le consul Thomas[50]. » La même année, on signalait la sortie de neuf chebecs, puis d’une corvette de 22 canons. Ensuite de quatre vaisseaux de vingt-deux canons, ensuite de quatre vaisseaux de guerre dont l’un de cinquante canon, deux de quarante et un de trente-quatre et deux petits chébecs[51]. La course fut si intense, que le consul Lemaire disait en 1753 : « Les corsaires d’Alger ne me laissent pas le temps de respirer[52]. »

 

1) Les zones d’opération. Sans cesser entièrement l’hiver, les sorties se multipliaient d’avril à octobre sur trois théâtres différents :

 

a) La Méditerranée :  Pendant des siècles et depuis la puissance romaine, la Méditerranée a été une mer de pirates et de corsaires. La multiplicité des îles, les replis arqués de ses rivages en faisaient le champ d’action favori des écumeurs.

 

« Aussi sûrement que les araignées abondent, écrit Gosse, là où il y a des recoins et des fentes, les pirates ont poussé partout où se trouve un foisonnement d’îles offrant des criques et des plages, des pointes, des rochers et des récifs, bref des facilités pour guetter, surprendre, attaquer, échapper[53]. »

 

L’apparition de gros navires de transport, symbole du monopole du commerce international et de richesses enviables, rendit les Algériens plus décidés, encore, à frapper. De la Syrie à Gibraltar, ils naviguaient sans cesse, par petits groupes de trois ou quatre unités, toujours prêts à foncer sur le bâtiment trésor. Une pression particulière était exercée sur le bassin occidental de la Méditerranée. De la Sicile à l’Espagne, la police de la mer était très serrée. On connaissait trop bien l’importance des échanges et les routes qu’empruntaient les bateaux. On les interceptait avec une facilité déconcertante. Les îles baignées par la Méditerranée étaient familières à nos corsaires : Majorque, Minorque, Ibiza, la Corse, la Sardaigne, la Sicile, l’île Saint Pierre et jusqu’aux plus petites, recevaient les descentes de ces intrépides.

 

Comme ceux d’Alger étaient concurrencés par les corsaires de Salé et de Tunis, on s’était posé la question des zones d’influence, du partage de la mer. En principe, le champ d’action des Salétins étaient essentiellement la mer du Ponant (l’Océan) avec quelques incursions le long des côtes orientales de l’Espagne. Les Algériens se réservaient tout le bassin occidental. Le Penon de Velez jouissait d’une situation très avantageuse. A trente lieues de Gibraltar, tout en surveillant la ville Bâdis, il fut âprement disputé entre Algériens et Espagnols. En 1508 il fut enlevé par Pedro Navarro mais fut arraché à l’Espagne en 1522, et en 1554, et à Salah Raïs par le Wattaside Bû Hassûn. Hassan Pacha, fils de Khayr ad-Dîn, y installa en 1558 un gouverneur, Yahia Raïs « qui tint à sa merci toute la côte d’Espagne, depuis Carthagène jusqu’au Cap Saint Vincent. » Il se faisait appeler le seigneur du Détroit. Aucun navire ne pouvait franchir ce passage « sans un sauf conduit délivré par lui. » Durant cinq ans, 1558-1562, il captura plusieurs navires et saccagea les villes du littoral espagnol[54]. Le détroit marquait ainsi la ligne de démarcation mais ceux d’Alger, « plus nombreux et plus forts du principe de leur ancienneté sur mer, ne se privaient nullement d’opérer dans l’Atlantique[55]. » Au XVIIème siècle, la collaboration des deux marines semble avoir été suivie. Un avis du consul de France à Livourne, en 1681, destiné à Colbert, dit qu’il a appris, par une barque venue d’Alger, qu’il y aurait deux galiotes de Salé qui étaient venues se joindre à celles d’Alger pour sortir en course et demandé l’envoi de quelque député à Alger, pour intervenir auprès de Diwân. En 1687, on signalait qu’un capitaine de Salé « est à Alger et s’apprête à sortir en course[56]. » Cependant, au XVIIIème siècle, les Salétins, ayant pris de fâcheuses habitudes de s’approcher des côtes algériennes et de s’attaquer aux navires de nations en paix avec la Régence, le Dey s’en montra fort mécontent[57] et le dit dans une lettre à Mawlây Ismâ’îl dénonçant « le brigandage et les horreurs que les Salétins commettaient contre toute sorte de droit aux mers d’Alger, et le priait d’y mettre fin[58]. »

 

La même année, des galiotes de Tétouan et de Salé eurent « la témérité de venir, non seulement bien près des mers d’Alger, mais elles se sont accostées de terres en Ponant de Bougie et de Collo en Levant. » Le 26 mai 1755, elles s’emparèrent de trois bâtiments français près de Mahon, et vinrent dans les voisinages de la capitale, ce qui provoqua la colère du Dey.

 

Plus que tout autre pays européen, l’Espagne eut à souffrir des attaques algériennes. C’était la conséquence d’une politique choisie par les Rois catholiques et par la Maison d’Autriche.

 

Les croisières allaient de Gibraltar au Cap de Creux, près de Perpignan. Villes côtières et bourgades étaient régulièrement saccagées. Le terrain était familier aux corsaires. Un fois l’expérience acquise, les opérations devinrent une simple routine, les incursions constantes et les coups de main audacieux.

 

En 1529, quinze bâtiments d’Alger ravagèrent la côte espagnole et incendièrent les villages. Le Général espagnol des galères, Roderic Portundo, « vieux marin formé au métier de la mer [...] sortit du port pour donner la chasse aux assaillants, les atteignit, en Fromentera et Ivice et n’hésita pas à les attaquer. Les Musulmans abordèrent la galère capitaine : un coup d’arquebuse renversa Portundo, la poitrine trouée ; la capitaine se rendit la première. Des douze navires dont se composait la flotte sortie de Carthagène, un seul réussit à s’échapper[59]. » En 1553, les galiotes d’Alger s’emparèrent de deux galères vénitiennes[60].

 

Sir Francis Cottington, Ambassadeur d’Angleterre à la Cour d’Espagne, écrivait en 1616 au Duc de Buckingham : « La puissance et l’audace des pirates barbaresques à la fois dans l’Océan et dans la Méditerranée, ont maintenant pris une envergure telle que, de mémoire d’homme, aucun événement n’a causé, dans cette Cour, une tristesse et une dépression comparable à celles que produisent les nouvelles quotidiennes de leur action. Leur flotte se compose en tout de quarante voiliers de deux cents à quatre cents tonneaux chacun. Leur navire amiral en a cinq cents. Ils sont divisés en deux escadres. L’une de dix-huit voiles restant au large de Malaga, en vue de la ville, et l’autre, aux environs du Cap Santa Maria, qui se trouve entre Lisbonne et Séville (?) [Cadix].

 

L’escadre qui se trouve en dedans du détroit est entrée dans la rade de Motril, ville de la province de Malaga où, avec son artillerie, elle battit le port et le château. Elle aurait, indubitablement, pris la ville si, de Grenade n’étaient venus des soldats pour le secourir. Malgré tout, ils y capturèrent plusieurs navires parmi lesquels trois ou quatre de la côte ouest d’Angleterre. Ils obligèrent deux grands navires anglais à se jeter à la côte, puis, ils firent côte eux-mêmes et brûlèrent les navires. Depuis ce temps, ils restent au large de Malaga, interceptent tous les navires qui passent et interdisent tout commerce avec cette partie de l’Espagne[61]. »

 

De Tanger, une lettre adressée à Colbert en décembre 1669 lui signalait que « les Turcs d’Alger sont puissants sur mer. Par voie de Malaga nous apprenons qu’ils ont pris depuis peu, six navires aux Anglais, qui allaient dans le détroit avec deux frégates de guerre lesquelles n’ont pu empêcher ce désastre[62]. ».

 

La pression ne se relâcha guère. Une autre lettre de Malaga nous apprend, le 2 juillet 1709, que : « Les trois galères n’ont pu partir que ce jour pour Cadix […] N’ayant osé sortir à cause de cinq vaisseaux d’Alger qui ont croisé pendant quelques jours à la hauteur de Malaga. Ces vaisseaux ont fait échouer à deux lieues du port, un vaisseau génois de quatorze canons dont l’équipage s’est sauvé avec peine[63]. »

 

Puis on arma plusieurs barques à Oran pour croiser dans les parages d’Alméria. Le gouverneur de la ville s’était empressé d’alerter les endroits les plus exposés. Dans une dépêche de Madrid, le consul de France réclamait « un vaisseau capable de leur donner la chasse » de ce côté[64].

 

A l’autre bout du bassin occidental, l’Italie. Enrichie par le commerce et la banque, « patrie des trésors artistiques et voluptueux d’or et de chair... asile des proies convoitées, » toute la péninsule se trouvait exposée aux coups des corsaires. Ses rivages étaient frappés sans pitié. De Gênes à Naples, de là, à Reggio de Calabre, de Lucie à Bari, les côtes ecclésiastiques comme le golfe adriatique vivaient dans l’angoisse permanente. Les galères algériennes semaient la désolation et ruinaient les riverains. En 1516, on avait failli prendre le Pape, Léon X, et en 1535, la plus belle femme d’Italie, Giulia Gonzaga échappa, de justesse à Khayr ad-Dîn.

 

Après la signature des traités avec l’Autriche et le Grand-Duché de Toscane, en 1748, la course prit une dimension nouvelle. Les corsaires pouvaient se réfugier, se ravitailler dans les ports autrichiens et Toscans et menacer les flottes des Etats maritimes d’Italie. Le résident vénitien à Turin disait au Sénat, en mai 1749 : « Toutes les mers qui baignent l’Italie sont à présent encombrées de navires barbaresques : galiotes et chébecs qui parcourent librement les eaux du Grand-Duché de Toscane. Deux de ces navires se sont montrés, pavillons déployés devant Civita Vecchia ; trois sont actuellement dans le port de San Stefano, trois à Porto Ferraio, deux dans le golfe de San Fioranzo, deux à l’île d’Elbe. Tous sont armés de vingt à vingt-huit canons et équipés de deux-cent-cinquante à trois-cents hommes. De ces lieux comme des postes d’observation sûrs, ils étudient les équipements des navires des Etats voisins et l’opportunité des prises[65]. »

 

Petit à petit, les croisières évoluèrent. Les bâtiments algériens, par le nombre et par la technique, défrayèrent la chronique.

 

« On ne les vit plus, dit un rapport des Magistrats du Commerce à leur Sénat, courir avec quelques galiotes, quelques fustes ou quelques chébecs, mais groupés en escadres nombreuses, se livrer à une guerre de pirates et jeter la terreur dans tous les Etats de l’Italie[66]. »

 

Avec une rapidité étonnante et une témérité rare, nos corsaires voguaient dans tous les sens, apparaissaient partout, surgissaient là où on les attendait le moins. Le rapport des Magistrats décrit ces prouesses.

 

Après un demi-siècle d’alliance entre le Lys et le Croissant (1532-1584), les Algériens, exacerbés par de nombreux actes hostiles, changèrent d’attitude.

 

La fin du XVIème siècle vit une certaine tension marquée par la capture de vaisseaux marseillais. Le Roi Henri III dut faire appel à ‘Uldj ‘Ali, Beylerbey, pour les récupérer[67].

 

Les actions allaient se poursuivre au XVIIème siècle. Les côtes de Provence devaient payer le prix d’une politique jugée inamicale par Alger. L’affaire des deux canons algériens, volés par Simon Dansa et remis au Duc de Guise, en 1606, le massacre, en 1619, d’une ambassade algérienne, partie à Marseille ramener les captifs, sujets de la Régence, la guerre qui s’en suivit, pendant près de dix ans, affectèrent sérieusement, le commerce et la navigation de France. De 1611 à 1613, deux vaisseaux, une polacre, trois barques et une tartane tombèrent aux mains des Algériens. Malgré les dispositions prises par les Marseillais, en armant des galères et en les confiant à des capitaines de mérite, des dizaines de bateaux et près de huit-mille matelots furent pris par nos Raïs.

 

D’après le rapport de Henri Seguiran, premier président de la Cour des Comptes de Provence, chargé par le Cardinal de Richelieu, d’établir un état des pertes subies, il a été prouvé que « la commune de la Ciotat est déchute par le fait des corsaires de Barbarie du Midi, qui leur ont enlevé, dans une seule année (1633), vingt-deux barques et mis à la chaîne cent cinquante de leurs meilleurs mariniers... Aux Martigues, les mariniers sont les meilleurs et les plus courageux de la Méditerranée, mais les corsaires les ont fort maltraités puisque depuis six mois, ils ont enlevé plus de quatre-vingt[68]. »

 

En 1647, trois bâtiments, arrivant près de Saint Tropez, envahirent la Chartreuse d’Argentière pour s’emparer de l’Evêque de Toulon qui eut juste le temps de fuir avec ses Chartreux. Néanmoins, trois de ces derniers furent capturés.

 

Cinq ans plus tard, le 6 août 1652, le Cardinal A. Barberini fut attaqué par deux galères de la Régence, à la sortie du port de Marseille. Il eut la chance de se réfugier sous le canon du fort de Monaco, mais la tartane qui portait les riches bagages du Prince de l’Eglise alla aux Algériens[69].

 

Le cardinal fut tellement marqué par sa mésaventure que, lors de son voyage en France, en 1655, il refusa d’effectuer le petit trajet entre Savone et Toulon par bateau ; en 1657, il ne consentit à s’embarquer qu’en compagnie du Marquis de Martel qui lui fit escorte avec son escadre jusqu’à Civita Vecchia.

 

Les îles d’Hyères furent saccagées en 1662. Se dissimulant dans les calanques, les corsaires opéraient des débarquements rapides et inopinés. Ne s’avisèrent-ils pas une fois « de surprendre et d’emmener le cuisinier de l’évêque de Marseille avec les bagages et le train de maison[70] ? »

 

Si durant toute la période ottomane, la France eut moins à souffrir des incursions que l’Espagne ou l’Italie, la côte Sud du pays, de Narbonne au cap d’Antibes, subit presque tous les méfaits de la course. Deux raisons semblent avoir exposé ces parages aux corsaires : d’une part, Marseille et la Ciotat disposaient d’un personnel spécialisé dans la construction navale ; charpentiers et calfats étaient très recherchés à Alger[71] ; d’autre part, le lourd contentieux entre les deux pays (dont on parlera plus loin) restait déterminant.

 

L’hécatombe des navires et des matelots se fit sentir, également, à l’époque de Napoléon dont les nerfs furent mis à rude épreuve, par nos corsaires. Sa lettre à Decres, le 7 juin 1802, laisse libre cours à son emportement : « Une barque barbaresque bloque douze ou quinze bâtiments liguriens à Saint Tropez. Les agents liguriens en ont donné connaissance au préfet maritime qui n’a envoyé aucun bâtiment pour dégager ce port. Il est déshonorant pour la république que ces misérables barbaresques insultent nos côtes[72]. »



[1] A.C.C.M. Série E - 59, Traduite en français par le consul Lemaire en juillet 1749.

 

[2] Le texte est signé de Muhammad Pacha ibn Bâkir Dey (fev. 1748 - dec. 1754).

[3] A.N. Aff.Etr. Mémoires et Documents, t. 13 (1721)

[4] A.C.C.M. Série J 1365, Lemaire, Journal, août 1749.

[5] A.C.C.M. Série J 1365, Année 1752.

[6] A.C.C.M. Série J 1364, Lettre de Lemaire, 25 juin 1753.

[7] A.C.C.M. Série J 1365, (avril 1755).

[8] A.C.C.M. Série J 1369, Lettre de Vallière.

[9] A.C.C.M. Série J 1369, Lettre de Vallière.

[10] A.G.C.A. Série A 1A 76 (n° 1382) et 1A 119 (n° 2220 et 2222).

[11] Traité franco-algérien de 1689, article IX ; celui de 1719, article VI.

[12] Traité de 1786, article IV.

[13] Traité de 1763, article 23.

L’article 8 du traité avec Hambourg spécifie bien que : « Si un marchand de Hambourg achète quelque prise amenée dans le port d’Alger ou s’il fait cet achat en pleine mer du corsaire algérien qui aura enlevé la dite prise sur les ennemis de la Régence, du moment qu’il aura le certificat de vente du raïs qui la lui aura cédée, nul autre corsaire d’Alger qu’il pourrait ensuite rencontrer, ne pourra la lui ôter. »

 

[14] Devoulx, « La Marine de la Régence d’Alger, » R. A., 1869.

Voir, parmi les documents, copie d’un certificat de navigation délivré par le consul Deval, en avril 1821 et copie d’un passavant de prise délivré par le même consul en juillet 1821.

[15] Nombreux documents y afférent :

- A.N.Marine B 7 - 89 f° 54.

- A.N.Aff.Etr. B - III 305.

- A.C.C.M. Série B/80 f° 68 v° (22 avril 1711) et C 89 (6mai).

 

[16] A.C.C.M. Série B/80 (22 avril et 6 mai 1711).

[17] A.N.Aff.Etr. B III, reg. 16 (janvier 1780).

[18] A.G.G.A. Série A, 1A 18 doc. 214 (mars 1706).

[19] Il s’agit de l’équipage de Vely (Oua’lî) Raïs et de deux captifs évadés des galères d’Espagne.

[20] A.N.Aff.Etr. B2/81, Ordres du Roi et Dépêches, Affaires d’Alger (1691).

[21] A.N. Aff.Etr. Consulat d’Alger, Lettre de Vauvré au Marquis de Seigneley 23 juin 1689.

[22] Lettre de Louis XIV au Dey Cha’bane, Versailles 30 octobre 1689 (Plantet, Corresp, I, pp. 177-178) Lettre de Seigneley à Dey Cha’bane, 30 octobre 1689 (Plantet, Corresp., I, p. 179)

[23] Lettre du 29 décembre 1691.

[24] A.N. B2/87, Année 1692, p. 370 et p. 506.

[25] A.N B3/93. p. 116. Lettre à Dussault. 1693.

[26] A.N.Aff.Etr. B III 305 (1703-1704).

[27] A.C.C.M. Série J 1364, Lettre du 9 mars 1750.

[28] A.C.C.M. Série J 1364, Lettre du 12 février 1751.

[29] Maurin (G), Les Pirates Barbaresques et le Commerce Français, Nîmes, 1887.

[30] Dans les registres turcs : Dâr al-Jjihâd al-Djazaïr.

[31] Voir première partie, chapitre II, Une option : La Marine de Guerre.

[32] Rihla, (Relation de Voyage) cité par Nûr ad-Dîn ‘Abd al Qâdir, Sahafat fi Tarikh madinat al-Djazaïr, Alger 1965, p. 176.

[33] Ghazawât ‘Arrûdj wa Khayr ad-Dîn, avec maints détails sur les méfaits des pirates qui pourchassaient les Musulmans.

[34] Hubac, op. cit. pp. 161-162.

[35] Mathiex, « Trafic et prix de l’homme en Méditerranée aux XVIIème et XVIIIème siècles, » A.E.S.C., 1954.

[36] Gosse, Histoire de la Piraterie, p. 51.

[37] Primaudaie (Elie de la), « Documents Inédits, » R.A., 1875, pp. 76-77.

[38] Feraud (Ch), Gigelli, Paris, 1878, p. 128.

[39] Plantet, Correspondance... II, p. 40.

[40] A.N.Aff.Etr. B7/5 f° 217 v° (1710).

[41] Primaudaie (Elie de la), « Documents, » R.A., 1875, pp. 279-280.

[42] A.G.G.A. Série A (1A. P/V dressé par le consul La Vallée le 25 octobre 1777).

[43] Napoléon, Correspondance... Lettre du 28 octobre 1800.

[44] La Roncière, Histoire... IV, 693.

[45] Filippi (L), « Marseille contre le Bastion, » Revue Bastion de France, 15 décembre 1930, p. 169.

[46] Lacroix, Relation... II, p. 186.

[47] A.C.C.M. Série J 1351, Lettre du 22 janvier 1682.

[48] A.C.C.M. Série J 1352, Lettre du 23 avril 1687.

[49] A.C.C.M. Série J 1353, Lettre du 16 novembre 1689.

[50] A.C.C.M. Série J 1363, Lettre du 14 avril 1749.

[51] A.N.Aff.Etr. B III - 305, p. 37 (1749).

[52] A.C.C.M. Série J 1364, Lettre du 31 octobre 1753.

[53] Gosse. Histoire de la Piraterie, p. 13.

[54] S.I.H.M., Série Sa’adiens - France, t. l,p. 243. Lettre de St Sulpice au roi Charles IX, juillet 1563.

[55] Coindreau, Les Corsaires de Salé, p. 112.

[56] A.C.C.M. Série E/67.

[57] Quelques exemples :

En 1752, prise d’un navire français par un corsaire de Tétouan, « dans un port dépendant d’Alger. »

En 1754, combat entre un navire salétin et un bâtiment français au large d’Oran.

[58] A.C.C.M. Série J 1365, Lettre du 28 octobre 1755.

[59] Jurien de La Gravière, Doria et Barberousse, p. 194.

[60] Braudel. Méditerranée. II, 119. Note 4.

[61] Cité par Gosss. Op. cit. pp. 71-72.

[62] S.I.H.M., t. l.p. 290.

[63] A.N.Marine B7/1, Lettre de Malaga, 2 juillet 1709.

[64] A N.Marine B7/1, Lettre de Madrid, 8 juillet 1709. Rappelons qu’Oran a été libéré, une première fois en 1708.

[65] Sacerdoti. « Venise et les Régences d’Alger (1699-1764), » R.A.. 1957, p. 287.

[66] Sacerdoti. « La Mission à Alger du Consul de Venise. » R.A. 1952. p. 72.

[67] Prieur (M), Ligue des Ports de Provence contre les Pirates barbaresques (1585-1586), députation au Roi, Paris 1886.

[68] Maurin, op. cit. p. 9.

[69] Gazette de France. 1653, p. 764 ; Grammont, Histoire, p. 12.

[70] Gazette de France, 1649 - 1653 - 1657.

[71] L’importance de ces artisans apparaît dans les négociations sur l’échange ou le rachat des captifs Marseille rachetait ses captifs entre 205 et 260 écus, tandis que les charpentiers, entre 370 et 469 écus.

[72] Napoléon, Correspondance, R.A., 1875, p. 127.