3. L’attaque de 1816

 

Le Congrès de Vienne fit braquer, en 1814, les nations européennes contre la Régence. Plusieurs croisières d’intimidation et tentatives de représailles combinées allaient se succéder pour abattre « l’Etna de la Méditerranée. » 

Les anglo-hollandais se chargèrent de la besogne. Le prétexte était facile et convaincant : réprimer la piraterie, détruire « le repaire des voleurs » et faire rendre les esclaves chrétiens ! 

Mais la véritable intention de l’Angleterre était tout autre : compléter par un succès sur Alger, l’immense influence que la victoire de Waterloo (1815) lui avait assurée dans le concert des Rois ; une action vigoureuse amènerait les Algériens à craindre « et à trembler devant la Grande-Bretagne seule ! » 

Deux amiraux, l’Anglais Exmouth[1] et le Hollandais Von Capellan bien renseignés par des officiers qui connaissaient parfaitement les fortifications d’Alger et les points de défense[2], se lancèrent, en août 1816, à la tête d’une trentaine de navires de guerre pour dicter la volonté de l’Europe au Dey ‘Umar[3]. » 

Les Algériens avaient déjà entamé les préparatifs de défense dès que les informations belliqueuses de l’ennemi, parvinrent au Diwan. 

Alors que les navires arrivés dès le 27 juin (3 chawwâl 1231) s’approchaient de plus en plus du port, « les Arabes accourus de divers points de la Régence, travaillaient nuit et jour aux fortifications de la place[4]. » La flotte algérienne, quatre frégates, cinq corvettes et une quarantaine de petits navires armés de canons et de mortiers se trouvaient entassés dans le port. 

Les pièces qui armaient l’escadre ennemie étaient des canons de 32, 18 et 12 livres. D’après le plan d’attaque, tous ces navires ne devaient présenter qu’un seul bord aux Algériens. Ainsi, les anglo-hollandais opposèrent quatre-cent-cinquante canons aux trois-cents pièces de 32, 24 et 18 des batteries de la ville, face à la mer. 

La puissante artillerie d’Alger se trouvait ainsi répartie, au Nord du môle, dans une batterie demi-circulaire à trois étages : quarante-quatre pièces, dans la forteresse à trois étages qui entourait le phare : quarante-huit pièces, dans la batterie dite de l’Est, et sur trois rangs : soixante-six pièces et dans un ouvrage proche et du même genre : soixante pièces. 

Deux canons, de calibre 68, d’une longueur énorme battaient l’entrée du port. L’armement du môle totalisait deux cent vingt pièces, environ. 

Au Sud, défendant le flanc maritime de la ville « la batterie du marché aux poissons » abritait quinze canons sur trois étages. A côté, deux autres de quatre et cinq canons. 

Vers l’Ouest, le fort et les petits ouvrages n’avaient pas moins de soixante à soixante-dix canons. 

De l’autre côté de la jetée, entre le môle et la ville et sur la face de la cité, on pouvait compter encore, battant la mer, une centaine de bouches à feu. 

Le 27 juin, canons et mortiers crachèrent leurs boulets simultanément. Le combat commença. L’attaque fut violente et la résistance farouche. Plus de 500.000 obus arrosèrent la ville, les forts et les batteries. Comme un seul homme, les Musulmans rendaient les coups. Exmouth ne put le cacher : « Je n’ai jamais vu de ma vie, disait-il, des ennemis aussi opiniâtres, aussi fermes que les Algériens[5]. »  

Dans cette bataille, la résistance déploya un courage à toute épreuve. « On voyait les Algériens, nous dit Rotalier, servir leurs canons sous le feu des vaisseaux avec un sang-froid et une activité qui seuls ne se démentirent pas un instant. » 

Le Dey, lui-même, supervisait les opérations et encourageait les combattants. 

Pendant six heures, les batteries d’Alger avaient résisté au feu ininterrompu de six vaisseaux de ligne et de dix-sept frégates, sans être sérieusement atteintes. Mais une ruse de l’Anglais et une erreur d’appréciation du Dey allaient renverser la situation et précipiter les choses. 

Exmouth s’embossa très près de la jetée. On crut alors qu’il voulait parlementer. Le trois ponts « Queen Charlotte » prit poste à cinquante mètres des batteries. Dès lors, il était facile de malmener ces dernières et de porter de rudes coups à la flotte ancrée. L’intérieur du port, foudroyé par l’artillerie anglaise, fut abandonné. On y envoya une petite embarcation qui attacha une chemise soufrée à la frégate algérienne ancrée à l’embouchure. Le feu, excité par le vent, se communiqua bientôt à presque tous les bâtiments algériens : cinq frégates et cinquante chaloupes canonnières furent embrasées en moins de quatre heures[6]. Cependant, on pouvait encore se défendre mais le Dey céda avec une précipitation déconcertante. 

Les pertes dues à la violence de l’accrochage furent énormes. Du côté anglais, on déplora de nombreux tués[7]. Le consul de France, Deval, en signalait huit-cent-quatre-vingt-trois « sans compter un grand nombre de blessés[8]. » 

Les dégâts matériels furent aussi importants. Le vaisseau "L’Imprenable" qui, à lui seul, comptait deux cent dix hommes hors de combat, était de beaucoup le bâtiment le plus touché. Il reçut deux cent trente-trois boulets dans sa membrure[9]. Un vaisseau de soixante-quatorze canons et une frégate de soixante, furent gravement endommagés. Les autres n’en souffrirent pas moins. 

Du côté algérien, les pertes en hommes, gonflées démesurément par certains jusqu’à trois-mille, étaient d’après le consul Deval, au moins égales à celles des Anglais. 

« Il paraît, dit ce diplomate, qu’ils (les Algériens) n’en perdirent pas davantage. » Par contre, on déplora des dégâts matériels très lourds. Les forts et les magasins furent presque tous détruits. En ville, beaucoup de maisons tombèrent en ruine. 

Dans le feu de l’action, deux officiers britanniques parvinrent sur une petite barque, à approcher une frégate algérienne et à l’incendier. Le feu gagna, ensuite, les autres unités. Les flammes étaient si hautes que « la nuit fut transformée en jour, à tel point que l’on apercevait distinctement tous les forts, bâtisses du port et jusqu’aux pierres des constructions de Râs al-Ahmar (la batterie la plus avancée au Nord). Ainsi, en l’espace de quelques heures, la flotte d’Alger, « la terreur des pilotes » fut anéantie[10]. » 

‘Umar Pacha Dey reconnut, dans une lettre au Sultan, que « la guerre affreuse qui ne s’est jamais vue au cours de l’Histoire de l’Humanité » a duré onze heures et vingt-trois minutes[11]. 

« Dans cette nuit sombre, tous les bateaux des corsaires et leurs vaisseaux de commerce ont brûlé. Il n’y a pas eu une seule minute de repos et à chaque instant, un nombre considérable d’obus et de bombes étaient lancés. Au bout d’une heure notre port et nos forts ont croulé. Le feu était si abondant que c’était une véritable pluie de projectiles que nous recevions. Plusieurs endroits ont été détruits. Notre bien et notre argent ont disparu. Nombreux sont vos serviteurs, héros courageux qui sont tombés martyrs de cette guerre tout en défendant leur religion et leur Sultan[12]. » 

Le commandant du port, arrivé à Istambûl, présenta un rapport[13] sensiblement différent du compte rendu précédent, on y lit : « la bataille dura de huit heures du matin à minuit, la violence était des deux côtés, les Musulmans eurent à déplorer trois-cents morts et l’ennemi, deux à trois-mille, dont huit à dix capitaines [...] Cette nuit-là, le feu tiré par l’ennemi brûla quatre de nos frégates et quatre des corvettes. Quant à la flotte adverse, deux des maudits vaisseaux brûlèrent, deux autres à trois ponts et la totalité des grands galions furent détruits. »

 

Certes, les dégâts étaient considérables et les sources en sont unanimes. Un an après, les traces de la guerre étaient encore visibles. L’officier de marine Cromber, s’arrêtant à Alger en mai 1817, notait sur son carnet ces mots : « Ce qui charma surtout mes regards à Alger, ce fut de voir les quais couverts encore de débris de sa marine qui périt comme par un coup de foudre au moment de sa plus haute splendeur. » Cependant, les destructions de navires n’entamèrent point la volonté des Algériens de relever le défi en mettant des bâtiments à la mer. « Le 7 septembre 1816, écrit Devoulx, le consul de France délivrait des expéditions à Raïs Ahmed et Raïs Mehmet. » Dès 1817, la flotte algérienne comprenait : trois bricks, deux polacres et deux galiotes totalisant cent-vingt canons. Si certains étaient achetés ou reçus sous forme de dons, les autres étaient construits sur place[14]. »

 

Le Traité imposé à la Régence stipulait l’abolition de l’esclavage des chrétiens, la mise en liberté des captifs de toutes les nations européennes et sans rançon[15], celle versée deux mois auparavant[16] devait être restituée. L’Angleterre était désormais affranchie de l’obligation onéreuse de faire des présents lors de l’installation de ses consuls. Les traités avec Alger seraient communs avec le Royaume des Pays-Bas. 

Cependant, l’accord reconnaissait aux Algériens le droit de paix ou de guerre avec les puissances chrétiennes ce qui rendait à peu près illusoire la clause sur l’abolition de l’esclavage. D’un autre côté, le droit de paix ou de guerre n’était autre chose qu’une reconnaissance de fait de l’indépendance de la Régence. 

Mais si l’Angleterre obtint l’érection de son pavillon sur la maison consulaire à Alger, elle ne put jamais imposer au Dey le retour du consul « insulté »[17]. Analysant les suites de l’expédition, Nettement trouvait « qu’au lieu d’abaisser l’orgueil du Dey, elle lui a appris à connaître combien il pouvait braver les efforts d’une escadre[18]. »

 

On a beaucoup disserté sur les causes de la demi-défaite algérienne. Elles furent diversement analysées. On avait parlé du mauvais état des canons de la capitale, des affûts « impossibles à manœuvrer, » des tireurs sans expérience, d’une organisation politico-militaire vicieuse, d’une lutte inégale (l’ennemi étant nombreux et aguerri). De nombreuses opinions personnelles furent émises. Rotalier prétend que « des batteries moins nombreuses servies par un ennemi plus savant auraient rendu le succès (anglais) impossible. » L’historien algérois, az-Zahhar, reste le plus dur envers le Dey ‘Umar. Il le rend responsable de tous les malheurs qui frappèrent le pays. Dans ses mémoires, il décrit avec maints détails, la situation qui prévalait, la réaction de chaque dignitaire, les dispositions prises et les dangers qui guettaient la Régence. Témoin averti, son long réquisitoire, unique dans les sources musulmanes, mérite d’être apprécié : « Une fois arrivés au milieu de la baie, les Anglais dépêchèrent un émissaire au Dey tout en utilisant une ruse, le pavillon blanc. Ils accordèrent deux heures au chef de l’Etat pour répondre à leurs exigences. Le commandant du port vint prévenir ce dernier, qui dormait et qui ne se réveilla qu’après l’expiration du délai. Les Raïs mirent en garde Wâkil al-Hardj contre les manœuvres de l’escadre ennemie, lui proposèrent sans tarder, avant qu’elle ne parvienne à se mettre au-dessous des batteries et des canons [...] Comment ouvrir le feu sur des navires qui battent pavillon blanc leur rétorqua-il ! C’est une ruse, firent-ils remarquer ! Et malgré leur l’insistance, il leur interdit toute action avant l’accord du Dey.

 

Entre temps, l’escadre vint prendre position à moins de cinquante mètres des batteries. Il était trop tard pour empêcher l’ennemi de frapper. La canonnade fut si violente que les batteries furent sérieusement endommagées et les canons réduits au silence. Les obus tombaient comme une pluie forte et nos bateaux furent la proie des flammes.

 

Sous le règne de cet oppresseur, notre pays connut la décadence et fit un pas en arrière. Si Dieu l’avait voulu, les Anglais seraient devenus, cette fois-ci, les maîtres du pays car en entrant dans le port, ils saccagèrent les forts et il ne leur restait plus qu’à débarquer leurs troupes. La ville était presque déserte, car la majorité de la population se trouvait dans le « fahs » à l’occasion du mawlid[19]. »

 

D’autres auteurs imputent la catastrophe au temps perdu par les Algériens qui hésitaient ou qui attendaient des ordres du Dey. Alors que « s’ils avaient ouvert le feu de leur artillerie à temps sur les anglo-hollandais quand ils étaient à leur portée, la victoire de Lord Exmouth fut peut être devenue un désastre[20]. »

 

Le consul Deval attribuait le succès des Anglais : 

a) Au séjour assez long de l’amiral à Alger pour être venu, dans la même année, trois fois à l’occasion des diverses négociations. « Sa présence, disait-il, lui avait donné connaissance de la possibilité de mouiller, avec son vaisseau, à l’entrée du port, presque à toucher les maisons de la ville dont cette partie n’était pas fortifiée, de manière à foudroyer l’intérieur du port et à prendre, à revers, toutes les batteries supérieures des forts de la marine. » 

b) A la hâte que mît le Dey pour traiter. S’il avait tenu bon, les Anglais n’étaient pas en mesure de recommencer les bombardements, le lendemain. Ils manquaient de munitions et leurs pertes étaient importantes. Leurs vaisseaux étaient presque tous délabrés[21]. 

Les spécialistes modernes des attaques par mer ont, eux aussi, leur opinion sur de pareilles batailles, ce qui aide à comprendre les difficultés des défenseurs de la ville, à cette époque. 

D’après eux, un combat entre des forts fixes et des « forts flottants » comprend trop de risques. Les derniers, malgré leurs plates-formes mobiles, compliquent singulièrement le travail de l’adversaire quant au réglage de son tir. Par contre, le navire en vue de terre, arrive aisément à connaître la distance et peut mieux se servir de son artillerie. 

L’escadre, note un spécialiste, si les forts ne sont pas suffisamment défilés et soutenus, peut trouver un point d’attaque d’où elle fait pleuvoir ses obus, tout en restant hors des atteintes de son adversaire. Ce fut le cas en 1816[22].

 

Après l’euphorie du moment, on se rendit compte que la victoire de l’amiral Exmouth était loin d’être totale ou décisive. La haine et la soif de vengeance ayant cédé la place à l’analyse sereine, on s’aperçut que la ville n’aurait pu être incendiée, ni par la grande quantité du fusées ni par d’autres matières inflammables, les maisons construites toutes en pierres et en briques, ne donnèrent aucune prise au feu. Ensuite l’amiral revint en Angleterre sans avoir pris possession d’Alger, « au nom de Sa Majesté Britannique. » Il n’avait rempli que la partie la moins intéressante de sa mission. On déchanta vite et il fut reçu assez froidement à Londres.

 

Dans les pays voisins, les événements d’Alger avaient fait la plus vive sensation. La Régence de Tunis avait été « consternée du triomphe d’une puissance chrétienne sur un prince musulman quoique son ennemi. » On prétendit, dans les milieux diplomatiques, « que le fanatisme a fait taire l’intérêt politique[23]. »

 

4. L’entre-deux guerres

 

De 1816 à 1824, les relations algéro-anglaises restèrent quelques peu tendues. Le rêve des Britanniques fut certes de courte durée et la joie des nations européennes se transforma en inquiétude. On ne vit point le fruit d’une expédition « pas comme les autres. » L’attaque « loin d’avoir dompté l’humeur guerrière des Algériens, l’a singulièrement exaltée. Cette expédition qui semblait devoir amener l’anéantissement de cette milice lui a donné, au contraire, la plus haute idée de ses forces[24]. »

 

Si la Régence fut sérieusement affectée, par les pertes et les dommages, notamment la destruction de la flotte, elle fut loin de céder, de renoncer à ses activités en mer ! Les fortifications, même gravement touchées, ne tombèrent point. « Le ciment qui les lie, disait Deval, parait indestructible. » Les remparts, les forts et les moyens de défense de la ville furent rapidement et considérablement augmentés[25]. Le nombre de soldats s’accrut. On tira d’utiles leçons des événements passés. Les observateurs eurent à le constater. Toutes les dispositions, notait Deval, donnent lieu de croire que les Algériens, dont on ne conteste pas la valeur, soutiendront, avec le plus grand acharnement, une (nouvelle) guerre. » Dès 1817, le défi fut relevé :

 

a) Par la reconstitution de la flotte. Les Algériens, toujours prompts à oublier leurs malheurs, si actifs à réparer leurs pertes, se mirent au travail. La construction navale était prioritaire. Les efforts et les sacrifices ne découragèrent aucun responsable. D’autre part, la solidarité musulmane ne resta pas un vain mot.

 

Malgré les divergences avec la Porte et les Etats voisins, l’entraide islamique apporta son soutien au Dey. Ayant sollicité l’envoi de munitions, de poudre, de bateaux et de tout le nécessaire pour repousser les agresseurs, la Régence reçut les dons des souverains musulmans. Mawlây Slimane, après avoir accueilli l’envoyé spécial d’Alger, le Mufti Hanafî al-Hadj Muhammad al-‘Annâbî, fit parvenir au Dey deux corvettes et un bâtiment ainsi qu’une importante somme d’argent. Le Pacha de Tripoli remit une polacre et le Sultan ottoman fit don de plusieurs unités.

 

A cette contribution extérieure, s’ajouta la construction algérienne, particulièrement soutenue, avec l’arrivée au pouvoir de Husayn Dey en mars 1818.

 

b) Par la reprise des opérations en mer. En septembre 1817, une flotte algérienne composée de six bâtiments de guerre, dont trois bricks, une polacre-goélette et deux longues, sortie d’Alger, croisa, dans les parages de l’Espagne et tout en poursuivant les pavillons prussien et hambourgeois, aborda les navires de toutes les nations. Parmi les bâtiments capturés, on comptait des navires hollandais et anglais[26]. »

 

Dans un « Mémoire sur les Etats Barbaresques » lu, en séance académique, le 20 août 1817, à Marseille, un orateur ne put retenir sa colère: « Aujourd’hui, s’écria-t-il, tous les bâtiments de toutes les puissances doivent être munis, les uns d’un firman de La Porte qui les protège contre les vexations des Barbaresques et les autres, d’un sauf- conduit stipulé avec les Deys, comme si la domination de la Méditerranée appartenait à quelques misérables qui connaissaient à peine la boussole. »

 

Les sorties de la flotte devinrent fréquentes et hardies. En juin 1820, une division de cinq bâtiments mit le cap vers les mers du Nord[27]. Après quarante jours de croisière, elle rentra « amenant deux polacres et une bombarde richement chargées » ainsi que trois navicelles de Toscane « de quarante à cinquante tonneaux chargées de provisions pour les corailleurs ancrés à Bône[28]. »

 

Un rapport du sieur Gimiani venant d’Alger nous dit « qu’il sortit de ce port deux frégates, trois corvettes, deux goélettes et trois bricks que le Dey envoie pour courir sur les bâtiments de Toscane, attendue l’expiration prochaine de la trêve qu’il avait conclue avec le Grand Duc[29]. »

 

L’analyse des rapports des capitaines de navires laisse deviner une activité mordante qui rappelle le XVIème siècle. Rentrant d’Alger, en janvier 1823, le capitaine Lauthier rapportait qu’on y armait : « deux frégates et six autres bâtiments de guerre qui paraissaient destinés à des hostilités contre l’Espagne[30]. »

 

La même année, l’escadre algérienne, forte de huit voiles, de retour d’une longue mission dans les mers du Levant, rentra dans le port « la santé des équipages fort bonne et n’occasionnant ici aucun soupçon d’aucune sorte de maladie[31]. »

 

Cette vigueur de la marine d’Alger provoqua une vive agitation en Europe. De 1816 à 1819, les Cours cherchèrent, désespérément, la meilleure voie pour en finir avec le Diwan : constitution de ligues, contingent de vaisseaux, participation des petits Etats aux frais de l’entreprise envisagée, etc...

 

En septembre 1819, les Amiraux Jurien de La Gravière et Freemente furent envoyés pour signifier au Dey la résolution du Congrès d’Aix La Chapelle qui préconisaient de mettre un terme à la course des Etats Barbaresques avec injonction d’obtenir d’Alger une adhésion pleine et entière[32].

 

Après deux longues audiences, les 5 et 9 septembre, accordées aux plénipotentiaires, Husayn, tout en admettant les principes émis par le congrès, déclara :

 

1. Qu’il ne pouvait se désister du droit établi de visiter tous les navires sans distinction afin d’y reconnaître ses amis ou ses ennemis et de faire arrêter et confisquer tous ceux dont les papiers ne seraient pas en règle ;

 

2. Qu’il ne reconnaissait pour amis que les nations qui avaient des agents accrédités auprès de lui, quant aux autres, il les regardait comme ses ennemis et les traiterait, toujours, comme tels, jusqu’à ce qu’elles eussent envoyé, auprès de lui, des envoyés pour traiter de la paix avec la Régence[33]. Cette démarche infructueuse resta sans lendemain.

 

5. Le coup d’éclat de 1824

 

Malgré les difficultés politiques et militaires, on entretenait toujours, outre-Manche, des rêves de conquête de la Régence. Ecrivains et journalistes laissaient libre cours à leur plume pour démontrer les multiples avantages d’une présence durable chez nous.

« Nous convertirons donc, disait un illuminé, une nation de voleurs en un peuple d’honnêtes gens et ils deviendront consommateurs des produits de nos manufactures [. . .]

 

Il serait avantageux, pour l’Angleterre, d’avoir les clés du grenier de Rome. Le commerce des grains serait pour elle d’un prix infini. Elle nous fournirait, volontiers, les oranges, les dattes, les olives, etc., [...] que les spéculateurs tirent d’Alger pour les répandre dans toute l’Europe [...] L’Atlas est couvert d’excellents chênes et d’autres bois propres à la construction, l’Angleterre les ferait exploiter et les convertirait dans les chantiers d’Alger en vaisseaux de guerre ou en navires marchands[34]. »

 

Huit ans après, une nouvelle petite guerre opposa les deux pays. L’origine du conflit fut un incident diplomatique apparemment sans gravité. Un navire américain s’était échoué près de Bijâya, à la suite d’une tempête. Les habitants de la région, qui ne reconnaissaient pas l’autorité du Dey, s’emparèrent de quelques passagers et de leurs biens. Ayant appris la nouvelle, le gouvernement donna les ordres pour arrêter les auteurs de ces actes et de faire restituer les objets volés. Cependant, parmi les Bougiotes mis en cause, certains travaillaient au Consulat Britannique à Alger. Le diplomate anglais ayant refusé de les remettre à la police venue les arrêter, celle-ci passa outre, entra au consulat et se saisit des hommes incriminés, ce qui provoqua l’incident, la rupture et le départ du représentant de Sa Majesté[35]. C’était en février 1824.

 

Quand le consul s’embarqua avec sa famille à bord d’une frégate, sous le prétexte d’un déjeuner, il fut joint par un brick de guerre anglais. A peine sortis de la rade, ils aperçurent au loin, une polacre algérienne. Ils voulurent s’en saisirent et tirèrent d’abord à poudre puis à boulets celle-ci feignit de ne pas entendre et força de voiles, mais les deux unités ennemies l’atteignirent et lui lâchèrent plusieurs bordées, l’endommagèrent gravement Le brick la prit à l’abordage ; quinze soldats de la milice s’étaient réfugiés dans la cale ainsi que l’équipage maure au nombre de quatre-vingt-cinq. La frégate fit passer à bord le capitaine de la polacre et son domestique, qu’il conduisit à Malte et laissa la polacre et son équipage en reprenant les prisonniers espagnols qui servaient dans les deux navires algériens capturés.

 

Le 23 février, l’Amiral Sir Neal arrivait devant Alger à la tête d’une escadre de vingt-trois bâtiments, prétendant exiger du Dey « une réparation de l’insulte faite au consul et la reconnaissance de supériorité de l’Angleterre sur les autres puissances en outre d’une forte indemnité. » Husayn repoussa de telles prétentions[36].

 

Après plusieurs tentatives d’intimidation, Neal déploya ses navires et décréta le blocus du port. Notification fut signifiée aux puissances étrangères.

 

Cependant, les choses avaient changé depuis 1816. Les fortifications de la capitale avaient été renforcées et de nouveaux ouvrages protégeaient contre les approches de la mer rendant « presque impossible le renouvellement de l’opération exécutée par la marine britannique[37]. » Les Raïs, instruits par la douloureuse expérience de 1816, sortirent, cette fois, à la rencontre des Anglais pour engager la bataille à distance de la ville.

 

Les bâtiments du môle crachèrent un feu qui tint l’ennemi très loin. Le 26 juillet, les Anglais se retirèrent sans grand succès[38].

 

Après deux engagements, leur escadre fut contrainte de reculer. Une note de l’époque renferme ces lignes : « Insignifiante démonstration [...] elle n’y parut que pour éprouver l’audacieuse ténacité des Algériens. Elle fut obligée de se retirer après deux combats peu honorables pour les armes anglaises[39]. »

 

On fut, bon gré mal gré, obligé de conclure un arrangement sans recevoir aucune réparation pour les insultes proférées et sans obtenir l’abolition de la course qui reprit de nouveau sans rien craindre.

 

6. Des menaces sans lendemain

 

L’expédition était bien sans suite. Deval, rendant compte à son Ministre, disait que « cette dernière lutte avec les Anglais fera époque à Alger et influera beaucoup sur les déterminations rigoureuses qui, dorénavant, seront prises ici contre les puissances européennes. » Les événements allaient lui donner raison.

La tension montait avec l’Espagne et les Pays-Bas. Les relations algéro-françaises se dégradèrent brusquement, à propos des affaires de Bône. Les Algériens avaient leurs manières d’exprimer leur position. Ils lançaient leurs escadres dans les quatre coins de la Méditerranée. Le consul de France en Sicile nous l’apprend : « Depuis quelque temps, écrit-il, les bruits couraient à Palerme qu’une escadre algérienne croisait sur les côtes de Sicile, à la hauteur de Trapani. Des voyageurs français me confirmèrent cette nouvelle en m’assurant avoir vu même cette escadre composée de quatre voiles [...] La voix publique disait que cette escadre croisait contre l’Espagne et les Sardes [...] Enfin, hier, une dépêche télégraphique a été transmise de Messine, portant qu’un bâtiment de guerre avait capturé, près de ce port, quatre navires dont un anglais et trois siciliens[40]. »

 

Le Ministre des Affaires Etrangères de Hollande alerta son consul à Marseille : « Attendu les dispositions hostiles du Dey d’Alger à l’égard des Pays-Bas, le Roi a jugé à propos de prendre incessamment des mesures pour la navigation sous pavillon du Royaume doit protégée contre les manifestations des corsaires algériens en cas de rupture[41]. »

.

De son côté, le commandant de l’escadre de Sa Majesté dans la Méditerranée, reçut des instructions de détacher des forces navales pour convoyer les navires marchands hollandais « des ports de la Méditerranée vers la baie de Gibraltar et vice versa par la dite mer[42]. »

 

L’Espagne souffrit beaucoup de cette activité corsaire. En 1825, on disait à Alméria qu’un navire a été pris par les Maures[43]. L’année suivante, les Affaires Etrangères communiquaient que les Algériens avaient capturé sept navires espagnols[44]. Presque en même temps, parvenaient des nouvelles de cinquante-cinq captifs, pris par la division algérienne qui croisait dans les eaux d’Ibiza[45].

 

Nul n’a su, comme Domingo Badia, exprimer le désenchantement des Européens devant l’inefficacité des expéditions punitives. Dans un mémoire envoyé de Paris le 17 juillet 1817, au Duc de Richelieu, Ministre des Affaires Etrangères, il lui rappelait : « J’ai lu dans le journal de Paris d’aujourd’hui, article Francfort, le projet de la commission de La Diète sur la piraterie barbaresque. A quoi a-t-il servi l’expédition de Lord Exmouth ? A quoi ont-ils servi les millions et le sang sacrifiés dans cette entreprise ? Ils ont produit le même effet que les millions et le sang sacrifiés par toutes les expéditions antérieures de la même Angleterre, de la France, de l’Espagne, de la Suède etc. et la piraterie est allée toujours son train ; on serait tenté d’appliquer aux cabinets la sentence du Prophète : « Allah a scellé leurs cœurs et leurs oreilles ; et un voile épais leur couvre la vue [46]. »

 

 

 


Chapitre Seize

 

 

SOLIDARITE ISLAMIQUE

1. Au secours des Andalous

 

Avec la chute de Grenade, en 1492, commençait pour les Musulmans d’Espagne, victimes de la trahison et de l’intolérance, un des drames les plus douloureux que l’humanité ait connu à travers l’histoire.

 

Un bref rappel des faits permettra de saisir la profondeur des blessures, les préjudices matériels et moraux subis par ces malheureux, plus attachés que jamais à leurs croyances et à leur civilisation. Pour atténuer les effets du drame, pour sauver ou venger des milliers de Musulmans qui voulaient rester ce qu’ils ont toujours été, la marine algérienne allait jouer un rôle spectaculaire.

 

L’incapacité des princes andalous et leur désunion permirent à leurs adversaires de les combattre avec succès. Après 1492, et malgré les accords et les promesses, l’Espagne catholique ne visait rien d’autre que de chasser les vaincus. Sous la pression des hommes de l’Eglise, les monarques employèrent tous les moyens pour faire disparaître à jamais, la présence de l’Islâm. Inquisition, répression, provocation, humiliation, interdiction, rien ne fut épargné pour soumettre des populations trop accrochées à leur religion et à leur culture. Alors, devant l’offensive des maîtres du pays, il ne restait à ces Musulmans, sans défense, d’autre choix que l’apostasie ou l’exil[47]. »

 

Ferdinand d’Aragon (1479-1516) avait pris l’engagement de respecter tous les droits des vaincus. Les accords signés stipulaient, entre autres, le respect de la religion islamique et les biens des Mudéjares[48]. Mœurs et coutumes devaient être protégées. Mais les traités furent vite remis en question et l’ère des persécutions insupportables commença. On interdit aux femmes le port du voile et,aux hommes celui de la barbe. On obligea les gens à manger le porc, à ne pas observer le Ramadhân, à se rendre à l’église. On ferma les mosquées puis on en fit des lieux de culte chrétiens. On brûla publiquement al-Qur’ân (le Coran). On fixa les cloches sur les minarets, on déplaça les populations vers l’intérieur, on sépara les familles, on fit tout pour effacer les traces de l’Islâm, pour tuer la personnalité du Musulman, mais la révolte couvait. En 1499, le soulèvement à Grenade donna le prétexte à la répression à Ronda, Cadix et dans toute la Castille.

 

La situation s’aggrava encore davantage sous le règne de Charles Quint (1516- 1556). Pour résoudre le problème des Musulmans, ce monarque ne laissa à ces derniers que la conversion ou le départ, ce qui provoqua la révolte de 1525 dans la Sierra de Espadan. Un an plus tard, un décret impérial interdit le port du costume arabe[49].

 

Philippe II (1556-1598) connu pour son fanatisme aveugle, prit, dès son avènement, la décision d’interdire aux Musulmans de parler l’arabe, de porter des armes, d’aller au bain. Il fallait donc changer le mode de vie d’une façon radicale.

 

En effet, les successeurs de Charles Quint prévoyaient avec angoisse « le moment où une nouvelle invasion des Maghrébins viendrait rallumer le feu de la révolte au milieu de populations mal soumises et converties seulement en apparence[50]. »

 

Une autre révolte, en 1558, à Grenade, faillit réussir si le Sultan Sa’adien Mawlay’Abd Allah[51] avait tenu ses promesses. Le mouvement avait gagné l’Alpujarra. Malgré les pressions et les menaces, la résistance se poursuivit.

 

Philippe III (1598-1621) ne pouvant rien faire pour écraser la révolte, se décida à expulser tous les Musulmans restés fidèles à leur foi et à leurs coutumes. Les édits des 22 septembre et 2 décembre 1609 et celui du 27 mars 1610 obligèrent ces derniers à quitter leur pays[52].

 

La Régence d’Alger ne pouvait ignorer le drame de ces Musulmans livrés à des bourreaux fanatisés par Ximénès et ses semblables.

 

Par le biais de la marine, une assistance militaire et matérielle fut assurée aux infortunes, soit pour se défendre, soit pour se replier ici[53]. »

On leur fit parvenir des armes, des munitions et des volontaires. En été 1529[54], Khayr ad-Dîn dépêcha une escadre de quinze navires, sous les ordres de Ay ad-Dîn Raïs dans les parages d’Oliva, en Espagne, pour prêter main forte aux insurgés. Au large de Formentura, le Raïs mit en déroute une escadre espagnole commandée par Rodrigo Portando. Sur huit bâtiments ennemis, un fut coulé et sept ramenés à Alger[55].

 

L’insurrection de 1569 fut préparée avec l’appui de ‘Uldj ‘Alî. Le soulèvement devait se déclencher le 1er novembre. Une flotte algérienne de quarante navires arriva dans les eaux d’Alméria.

 

Seuls les agissements du chef local firent échouer le plan. On chercha, au prix de mille difficultés, à gagner d’autres villes côtières pour livrer les armes et descendre les volontaires. Le déchaînement de la mer (on était en novembre) causa à la flotte de sérieux dégâts et de sensibles pertes.

 

Malgré le demi-échec, le Beylerbey envoya, l’année suivante[56] des armes et des techniciens. Il envisageait de conduire lui-même le Jihâd en Espagne et reconquérir le royaume de Grenade. Mais la chrétienté préparait déjà Lépante et le Sultan ne pouvait se passer des Algériens. Sans la célèbre bataille, ‘Uldj ‘AIî allait débarquer soixante-mille hommes à Valence.

 

Tout le long du XVIème siècle, une aide multiforme fut accordée par la Régence aux Musulmans demeurés en Espagne.

 

Un certain Fourquevaux apprend au roi de France Charles IX, en 1569, que « cinq-cents Turcs se trouvent aux côtés des rebelles de Grenade » et que « deux galiotes d’Alger ont ces jours passés descendu des armes et munitions à la marine de Sierre Nevada » quoique les galères espagnoles fussent averties qu’elles devaient venir et s’en retournèrent sans danger[57]. »

 

En 1609 fut signé le traité de La Haye entre l’Espagne et les Hollandais. Les Andalous, profitant de l’épuisement de leurs oppresseurs se soulevèrent avec l’appui de la Régence, à l’époque du Pacha Ridhwân. Les navires d’Alger devaient accoster près de Dénia, mais l’ennemi, averti, pris la décision d’expulser tous les Musulmans.

 

La deuxième tâche qui incombait à la marine était de ramener vers les ports d’Algérie les expulsés. Kâtib Tchélébî nous dit que Khayr al Dîne dût envoyer, sept fois, une flotte de trente-six navires et ramener ainsi soixante-dix mille Andalous, et, ce dans la seule année de 1529[58].

 

Les sources tant musulmanes que chrétiennes, s’accordent sur le rôle des Barberousse et de leurs successeurs pour soutenir leurs frères et les arracher à la captivité et à l’esclavage.

 

On rapporte que pour permettre à un grand nombre de fugitifs d’embarquer, Khayr ad-Dîn faisait descendre ses matelots sur la terre ennemie. Les soldats cédaient leur place mais aussi appuyaient la résistance[59]. »

 

Une lettre envoyée par les Andalous au Sultan Sulaymân al-Qânûnî met en relief la contribution de Khayr ad-Dîn en faveur des opprimés : « Nos voisins et frères du Maroc nous ont abandonnés pendant que se tenait, à nos côtés, le vîzîr, le moujahid Khayr ad-Dîn, celui qui fait triompher la religion, le sabre de Dieu qui s’abat sur les mécréants. Quand il était à Alger, les avis furent unanimes pour lui demander assistance. Ce qu’il fit. Il fut à l’origine de la délivrance de nombreux Musulmans et de leur départ en terre d’Islâm pour peupler Bresk, Cherchell et les environs de Tlemcen. »

 

L’effort se poursuivra tout le long du XVIème siècle. Hasan Veneziano[60] ramena, en 1584 deux-mille hommes et femmes des environs d’Alicante qui avaient sollicité son aide[61].

 

L’opération sauvetage coûta à la marine de gros sacrifices en hommes et en matériels. Malgré les accrochages avec l’ennemi, les moyens limités pour une action d’une telle envergure et malgré une mer pas toujours coopérative, la marine d’Alger devait remporter un succès certain : avoir sauvé des milliers de Musulmans de l’enfer où le fanatisme les avait plongés, avoir fait payer cher à l’Espagne sa politique antimusulmane en rendant invivables ses côtes et en minant son activité économique.

 

 

Frapper l’ennemi là où il était possible en attaquant ses navires, en capturant un grand nombre de ses sujets, le terroriser sur terre et sur mer, piller ses biens... était un devoir pour venger les persécutés[62]. Les actions en mer occasionnaient à l’ennemi, en plus des pertes, des dépenses énormes relatives à l’armement et à la surveillance des côtes. Il faut ajouter que la marine, en mouvement constant du printemps à l’automne, quelquefois même en hiver, avait contraint les galères ennemies à se cantonner souvent dans des opérations d’arrière-saison, avec plus d’inconvénients que d’avantages.

 

"Les galères algéroises, écrit Braudel, rendaient difficiles les relations par voie de mer entre l’Espagne et l’Italie. La liberté des routes qui conduisaient vers les pays italiens était indispensable à l’impérialisme espagnol depuis que le roi catholique avait des possessions en Italie [...] De là, les très lourds sacrifices consentis pour s’assurer l’alliance des Génois et des Florentins, de là, la campagne de Provence visant peut-être à créer un chemin terrestre entre le Roussillon et la Ligurie, de là, les expéditions contre Alger et Tunis[63]. »

 

2. La défense des intérêts musulmans

 

Le gouvernement de la Régence réagissait, parfois violemment, quand les intérêts musulmans, en Occident ou en Orient étaient méconnus ou menacés. L’aide aux coreligionnaires était le plus sacré des devoirs. Quelques exemples vont le prouver.

 

Dans une de ses lettres, J. Le vacher écrivait en 1681 : « Les puissances de ce pays continuent à donner retraite en leurs ports aux corsaires de Salé et même de vendre, en cette ville (Alger), les prises qu’ils font sur les Français, à la réserve des personnes. Quand je leur en ai porté mes plaintes, ils m’ont répondu que ces corsaires étaient leurs frères, étant mahométans comme ils sont et que, dans le besoin, ils reçoivent les vaisseaux d’ici en leurs ports et qu’à cette considération, ils ne pouvaient leur refuser les leurs[64]. »

 

C’est aussi au nom de la solidarité islamique que la marine s’était trouvée engagée aux côtés de l’Egypte.

 

L’occupation d’Alexandrie et du Caire, lors de l’expédition de Bonaparte (1798- 1801) eut ses échos dans la Régence, le ressentiment contre les Français y était très vif. Ecoutons le secrétaire du Dey : « Les Français, ennemis de Dieu, ont enlevé par trahison la ville d’Alexandrie dans le courant de Muharram 1213 (1er juillet 1798). D’Alexandrie, ils sont allés au Caire qu’ils ont également enlevé par surprise à la fin de Muharram (21 juillet). »

 

L’Islâm a subi un échec et l’ennemi de Dieu a remporté la victoire. Que Dieu, par Sa toute puissance, relève ses enfants de cette calamité[65]. »

 

Sitôt la nouvelle confirmée, Mustapha Dey convoqua le Consul de France et « lui exprima sa colère et sa désapprobation, le fit arrêter et envoyer casser les pierres avec les captifs[66]. » Les concessions de l’Est algérien furent saccagées et le personnel mis à la chaîne.

 

La première audience accordée à Dubois-Thainville, nommé Commissaire Général à Alger, porta sur les événements d’Egypte : « Pourquoi n’êtes-vous pas sortis et continuez-vous à faire la guerre à l’armée du Grand Vizir ? » lui lança-t-il.

 

Mais c’est la marine qui devait répondre à l’agression. Deux navires français furent capturés et leurs équipages retenus. L’empire ottoman, paralysé par de multiples crises, encourageait nos Raïs « à administrer des coups sévères aux ennemis de la religion. »

 

A l’extérieur, notamment à Tunis, les Algériens chauffaient les esprits.

 

Un agent du Dey à Tunis mena une campagne contre l’expédition : « On l’a vu, écrit Devoize à Talleyrand, et souvent sur la grande place, voisine du fondouk, appeler les passants, former des rassemblements et là, s’exprimer en termes les plus indécents sur le compte du Général Bonaparte pour exciter une insurrection contre les Français, provoquer leur assassinat[67]. »

 

Après la défaite de Napoléon, la nouvelle arriva à Alger le vendredi 15 radjab 1214 (décembre 1790). « Samedi matin, nous dit le Secrétaire, Sid Mostepha Pacha fit tirer le canon en signe de réjouissance .

Cette bonne nouvelle s’est répandue partout. Dieu soit loué de cette faveur qu’il accorde à ses créatures[68]. »

 

Quelques années plus tard, l’Egypte sollicita les services de la Régence.

 

En 1823, Muhammad ‘Alî se fit construire une frégate en Angleterre. Mais il craignait les agissements des Grecs, en rébellion contre le Sultan. Elle pouvait donc tomber entre leurs mains.

 

Venant de Londres et conduite par le Raïs Koualî Muhammad kaptan, cette unité arriva à Alger. A la demande du maître de l’Egypte, le Dey fit équiper deux frégates et une goélette pour l’escorter sous le commandement de Hadj ‘Alî Tatare et ce, jusqu’à l’île de Crète. Il fit également renforcer l’équipage du navire égyptien par des marins et des canonniers algériens[69]. Une fois en mer et craignant certainement un coup de main contre la frégate, le Raïs pris la décision de pousser jusqu’à Alexandrie.

 

Une lettre de Hadj Ahmad, Wakîl d’Alger, nous donne quelques détails sur l’activité de l’escorte après son arrivée : « On apprend, dit-il, que les frégates et la goélette sont arrivées à Alexandrie, qu’elles sont reparties, le 16 radjab pour la Morée à cause de l’insurrection qui a éclaté dans le pays et les désordres excessifs qu’y exercent les Grecs mécréants[70]. »



[1] Tachrifât, p. 13, le surnomme Nemrôd al-Djadîd.

[2] Playfer. « Episodes de l’Histoire des Relations de la Grande Bretagne avec les Etats Barbaresques avant la conquête française, » R.A., 1879, p. 463.

[3] 'Umar Aga Dayi (avril 1815 - octobre 1817).

Il faut rappeler qu’en avril de la même année, Exmouth parut devant Alger à la tête d’une imposante flotte et conclut une paix qui fut jugée onéreuse pour le royaume de Naples et de Sardaigne. L’accord ne soufflant mot sur la course ni sur l’esclavage, on accusa la Grande Bretagne de faiblesse et l’indignation fut très forte dans toute la chrétienté. Le cabinet de Londres, mis en demeure « d’agir avec fermeté, » dépêcha l’Amiral avec mission de rendre caduc ledit traité.

[4] Chabaud-Armand, « Attaque des Batteries Algériennes par Lord Exmouth en 1816, » R.A, 1875, p.l95.

[5] Les Annales Maritimes de 1816 reconnaissent que les Anglais eurent beaucoup à souffrir des batteries casematées.

L’algérois az-Zahhâr, témoin, décrit la virulence de la bataille :

"و صار الليل نهارا من ضياء النار و بقي الأمر كذلك إلى شطر الليل وقد رأيت طيورا بيضاء تحوم على البلد و الأبراج و انا بعيد عن البلد قدر ساعة من الزمن و ما رؤيتي لتلك الطيور إلامن ضوء النهار و أنا اذا ك ، ببستاني مقابلا للبحر و المرسى و البلد . و عندما ا ابتدأ القتلل لم يقدر أحد من اهل البساتين على الذهاب للبلد لأن الطرقات قد قطعت من ضرب الكور الذي كان كالمطر الغزير."

 

[6] Le même procédé fut tenté par les Algériens : vers minuit, deux frégates en feu, poussées par le vent d’Ouest sur l’escadre ennemie, obligèrent Exmouth de couper ses câbles, puis les bateaux anglais et hollandais se retirèrent de l’autre côté de la darse.

[7] Chabaud-Armand parle de 13 tués chez les Hollandais et 128 chez leurs alliés, ce qui parait invraisemblable. Les batteries inférieures qui étaient casematées et qui avaient un mur très épais, tiraient bon et lançaient sans arrêt des boulets meurtriers pendant les dix heures que dura le combat.

Shaler parle de 200 morts et De Grammont de 833.

‘Alî Raïs, chef du port d’Alger, dans une lettre au Sultan (12 septembre 1816) dit « deux à trois-mille tués. »

[8] A.N.Aff.Etr. (Quai d’Orsay), Mémoires et Documents, n° 11/1816.

[9] Chabaud-Armand, R.A., 1875, p. 201.

[10]  Devoulx, Tachrifât, p. 14.

[11] Grande fut la joie de certains auteurs dont Giulo Impccianti : « Panagirico » (Panégyrique de la Grande Bretagne et de l’Amiral Exmouth) « in mano d’un ora, la marina d’Algeri, l’Etna des Mediterraneo il terrore dei piloti resto incenerita, » pp. 18-19.

Par contre, « at-Tachrifât » (p. 14) mentionne 9 bâtiments brûlés et (p. 15), 5 frégates, 4 corvettes et 30 chaloupes canonnières détruites.

[12] Temimi (A), Documents. p 111.

[13] Le 25 dhûl qa’da 1231 (17 décembre 1817).

[14] Devoulx, « La Marine de la Régence, » R.A., 1875, p. 417.

[15] Environ 1000 esclaves libérés d’où un millier de piastres fortes perdues par le Trésor de la Régence.

[16] Soit 370 000 piastres fortes pour 370 esclaves napolitains.

[17] A.N.Aff.Etr. (Quai d’C-F-.’’), Mémoires et Documents, n°l1. Rapport du consul Deval.

[18] Histoire de la conquête d’Alger, p. 149.

[19] Az-Zahhar, Mudhakkirât, pp. 123-125.

[20] Chabaud-Armand, « Attaques, », R.A., 1875, pp. 194-202.

De Grammont, « Histoire, » p. 337. Egalement « Documents Turcs inédits sur le bombardement, » R.O.M.M., 5/1968, pp. 111-133.

[21] A.N.Aff.Etr. (Quai d’Orsay), Mémoires et Documents, t. 11, (1825-1830).

 

[22] Voir Amiral Melchoir, « La Marine et la Défense des Côtes, » Paris, 1907.

[23] A.N.Aff.Etr. (Quai d’Orsay), Mémoires et Documents, T. 9 (1816). Doc. 35, rapport de Tunis à Paris.

[24] A.N.Aff.Etr. (Quai d’Orsay), Mémoires et Documents, t. 11.

[25] Maçons et techniciens étaient requis jour et nuit. Ils mirent à peine un mois pour effacer les traces de la guerre.

[26] A.C.C.M. Série MR 46141, novembre 1817.

[27] A.C.C.M., Série MR 46141.

[28] A.C.C.M. Série MR 46141, Lettre adressée à MM. du Commerce, 20 août 1820.

[29] A.D.B.R. Série M6- 12 (1820- 2 juillet)

[30] Ibid. (1823 -janvier)

[31] A.D.B.R. Série E 200 -454, Lettre de Deval à MM.de la Santé à Marseille, 14 novembre 1823.

[32] A.N.Aff.Etr. B III - 352. Egalement, A.E. (Quai d’Orsay), Mémoires et Documents, t. 11 (Mémoire de Saint Martin 1827).

Avant le Congrès d’Aix La Chapelle, eut lieu la conférence de Londres (1816-1817). Elle réunit la France, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse pour débattre le problème de l’abolition de la traite des noirs, mais on souleva celui de la traite des blancs exercée en Méditerranée. On proposa la création d’une ligue pour y faire face. Le projet opposa vite la France et l’Angleterre. On étudia ensuite le projet d’une marine destinée à faire la guerre à la Régence. En effet, Londres accordait alors une grande place à la question de la course.

Au congrès d’Aix La Chapelle, la France se désolidarisa des autres nations au sujet de la répression de la course barbaresque :

a) La guerre contre les Régences d’Afrique du Nord est coûteuse.

b) La guerre consacrerait la suprématie de l’Angleterre en Méditerranée ; elle lui donnerait la haute police dans cette mer.

c) La France n’avait rien à craindre, à l’époque des Etats du Maghreb. Pourquoi les provoquer par une telle initiative ?

d) Le commerce de Marseille se faisait presque exclusivement dans les mers du Levant et du Maghrib.

[33] A.N.Aff.Etr. B III - 322, Egalement Aff.Etr. (Quai d’Orsay), Mémoires et Documents, t 11 (Mémoires de Saint Martin), 1827.

Il faut rappeler que seul le Bey de Tripoli fit une réponse complètement satisfaisante en promettant de renoncer à la course et de vivre en bonne intelligence avec les puissances de l’Europe.

[34] Perrot, « Esquisse topographique et historique, » pp. 88-89.

[35] Les consuls de France et de Hollande firent évader les Bougiotes qui travaillaient chez eux. D’autres diplomates livrèrent leurs employés recherchés par la police. L’Anglais, Mac Donnel seul, refusa d’obtempérer, R.A., 1864, p. 202 ; Grammont, Histoire, p. 385.

[36] Détails, R.A., 1864, p. 213 ; Grammont, Histoire, p ; 386.

[37] A.N.Aff.Etr. Mémoires et Documents, t. 11, Alger (Mémoire militaire sur Alger).

[38] Sur ces événements:

- A N.Aff.Etr.(Quai d’Orsay), Mémoires et Documents, t. 3.

- Habby Neal et Berbrugger, R.A., 1864, pp. 202-220.

- Az-Zahhar, Mudhakkirât, pp. 151-152.

[39] A.N., Mémoires et Documents, t. 11, Algérie (1825-1830).

[40] A.C.C.M. Série MQ 5-2, Algérie (an X - 1834), Lettre du 25 octobre 1824.

[41] A.C.C.M. Série MQ 5-2, Algérie (an X - 1834), Lettre de Bruxelles, 14 octobre 1824.

 

[42] Le différend algéro-hollandais sera aplani en décembre 1824.

[43] Espagne, Ministère de la Marine, section course, dossier n° 871. (2 janvier 1825).

[44] Espagne, Ministère de la Marine, section course, dossier n° 873, (26 juillet 1826).

[45] Ministère de la Marine, section course, dossier n° 1323, (14 juillet 1826).

[46] A.N.Afï.Etr. Mémoires et Documents, 5, (Afrique).

Badia, quoique arabisant distingué confond Hadîth et Qur’ân. La citation est de la Surate « La Vache, » verset 7 : « ختم الله على قلوبهم و على سمعهم و على أبصارهم غشاوة ». 

[47] Tulio Halperin Donghi, « Recouvrement de civilisations » : Les Morisques du Royaume de Valence au XVème siècle. A.E.S.C. 1956.

[48] al-Maqqari. « azhar ar-Riyadh. ». Le saisissant poème d’un andalou dédié au Sultan Ottoman Bayazid, l’implorant d’intervenir (105 vers). « سلام كريم دائم متجدد - أخحئ به مولاي خير ظيئة » 

[49] D’amples détails dans Chaunu (P), L’Espagne de Charles Quint, Paris, 1973.

[50] Grammont (H de), Histoire, p. 6.

[51] Surnommé al-Ghalîb bi-Allah (1557-1574). Dans cette révolte, le souverain semble avoir joué un rôle assez obscur. Il avait d’abord promis aux Andalous des secours, une fois l’insurrection déclenchée, puis fit marche arrière quand l’action armée devint effective. D’après l’auteur anonyme de la chronique « Tarikh ad-dawla as-sa’diyya, » il aurait même convenu avec les Espagnols que les révoltés seraient déportés au Maroc pour y repeupler la côte et former des troupes au service de la dynastie.

Voir également Terrasse (H), « Histoire du Maroc, » II, p. 181.

[52] Les édits d’expulsion visaient les Musulmans des différentes provinces. Le dernier avait un caractère général et impératif. Il enjoignit à tous les Musulmans, convertis ou pas, et même aux catholiques islamisés de gré ou de force, en un mot « à tous ceux qui, pour quelque raison et à quelque époque que ce fut, avaient été musulmans » de quitter immédiatement le pays.

Si les responsables de la tragédie des Andalous furent sévèrement dénoncés, certains historiens de l’époque coloniale applaudirent à la politique des rois espagnols.

Ecoutons de Grammont : « Ce qui doit étonner, c’est qu’on se soit résigné à supporter pendant plus de cent ans, malgré l’avis du grand Ximenès, la présence d’un million de Morisques en état de conspiration permanente à l’intérieur et à l’extérieur et qui mirent, à plusieurs reprises, le pays qui les tolérait à deux doigts de sa perte. Cette mesure ne fut donc qu’une nécessité publique de premier ordre et au lieu d’accuser les grands hommes d’état qui surent se résigner, à temps, à une amputation indispensable, on ferait mieux de chercher là une leçon et peut-être un exemple à suivre. » (Histoire..., p. 6, note 2).

 

[53] Le Maghreb central reçut des centaines de milliers d’Andalous « pleins d’ambition et bouillants du désir de trouver une compensation aux biens perdus, d’où l’hostilité implacable contre l’Espagne. »

[54] L’année même de l’expulsion des Espagnols du Penon d’Alger.

[55] R.A., 1880, p. 123.

[56] S.I.H.M., t. 1, (série Sa’adiens-France), p. 294. Lettre de Madrid, 19 décembre 1569.

[57] En 1569, Uldj ‘Ali s’empara de Tunis occupée par les Espagnols.

[58] Grammont, lui, parle de 10 000 (Histoire..., p. 3).

[59] « Ghazawât 'Arrûdj. »

" جهز الليهم ستة و ثلاثين جفنا... و لما رأى أهل الجبل من الأندلس ما منح الله عسكر خير الدين من نصر نزلوا  اليهم من الجبل ... و ذهبوا بهم إلى مدينتهم فرفعوا نساءهم و ما قدروا عليه مين الأومال .فاتوا بها إلى النجف ... و ركب فيها عدد كثير و رجعوا إلى الجزاير ..."

[60] Probablement, originaire de Venise, Beylerbey deux fois : 1577-1580 et 1582-1585.

[61] Haëdo, « Histoire, » p. 193.

[62] Hasan Agha attaqua Gibraltar en 1539, Salah Raïs enleva Sakhrat Bâdis (le Penon de Velez) en 1551 pour mieux dévaster les côtes ibériques et Hasan Vénéziano s’en prit aux Baléares et à Barcelone en 1582. Les Raïs des XVIIème et XVIIIème siècles ne feront pas moins.

[63] Braudel (F), « Les Espagnols et l’Afrique du Nord de 1492 à 1577, » R.A., 1928, p. 380.

[64] A.C.C.M., Série J 1351, Alger, le 12 juillet 1681.

[65] Ephémerides, R.A., 1874, p. 305.

[66] Az-Zahhar, Mudhakkirât, p. 76.

[67] Plantet, Correspondance des Beys de Tunis, octobre 1798, III, 365.

[68] R.A., 1874, p. 106.

[69] Az-Zahhar, op. cit., p. 149.

[70] Documents publiés par Devoulx sous le titre : « Recherches sur la coopération de la Régence d’Alger à la guerre de l’indépendance grecque, » R. A., 1856. La lettre porte le n° 4, pp. 135-136 (17 radjab 1238 / mars 1823).