L’efficacité du Contre-Espionnage Ottoman au 16e Siècle 

 

Emrah Safa Gurkan

 

J’ai utilisé le terme « contre-espionnage » pour désigner, lato sensu, toutes les activités visant à empêcher l’intelligence ennemie. Je ne me suis pas abstenu d’utiliser un terme aussi anachronique suivant la tendance des historiens du début des temps modernes qui se sont déjà permis d’utiliser des termes modernes comme services secrets, désinformation, contre-espionnage, etc.

Les dates font référence au calendrier solaire.

 

Introduction

 

Dans l’arène politique du 16e siècle, l’information joua un rôle décisif et donna un avantage vital aux états qui développèrent leurs stratégies sur la base d’informations précises fournies par des sources fiables. Dans une lutte constante avec les difficultés logistiques de l’époque, les états durent investir dans des réseaux de renseignement qui, bien que simples et inefficaces dans les normes modernes, leur fournissaient tout de même les informations les plus précises selon lesquelles ils devaient allouer leurs ressources et façonner leurs politiques. Le processus décisionnel et donc la faisabilité des stratégies politiques et militaires dépendaient de la qualité des informations recueillies.

 

Pour gagner un avantage sur leurs rivaux, les états cherchèrent à utiliser et à contrôler les informations. La collecte d’informations n’était qu’un aspect de la diplomatie secrète moderne. Conformément à leur stratégie de renseignement, les premiers états modernes s’engagèrent dans un certain nombre d’activités différentes telles que la désinformation, l’analyse de l’information, la cryptanalyse, la propagande, la corruption, le sabotage et enfin le contre-espionnage, objet de cet article.

 

Les conditions historiques du 16e siècle ainsi que la situation internationale amenèrent l’espionnage à ce qui pourrait peut-être être considéré comme son premier âge d’or, pour deux raisons. Premièrement, l’information ou l’actualité elle-même ou quel que soit son nom, acquit une importance particulière au 16e siècle en raison de facteurs divers mais liés tels que le développement des échanges internationaux, l’ouverture de nouvelles routes commerciales, l’imprimerie, la réforme, la fondation d’un système postal public et l’intensification des relations humaines. Grâce à ces développements, la vie politique, économique, intellectuelle, religieuse et sociale acquit un caractère international et mondial qu’elle n’avait pas auparavant. En outre, la nouvelle elle-même élargit son domaine et acquit un rôle plus évident dans la vie quotidienne des roturiers ; le développement général des richesses, de la culture et de la technique permit la constitution de sources indispensables à l’étude de l’information, évidentes à partir de plusieurs exemples démontrés par l’historien français en 1948. De plus, les bulletins changèrent la nature et la portée de l’information entre les dernières décennies du 15ème et la première décennie du 16ème siècle en Italie. Le meilleur exemple de ces bulletins fut le Fugger Zeitungen, dont certains furent publiés en anglais. Celles-ci démontrent non seulement dans quelle mesure l’entreprise d’Augsbourg collecta efficacement des informations de toutes les régions du monde, mais aussi la relation entre la diffusion de l’information et les développements révolutionnaires des systèmes d’échange, de la communication à l’étranger et des réseaux commerciaux internationaux au XVIe siècle.

 

Deuxièmement et plus important encore, étant donné que cette étude se concentre sur les gouvernements centraux, je devais explorer la relation entre le développement de structures administratives-bureaucratiques et la complexité et l’efficacité des mécanismes de la diplomatie secrète. Le 16e siècle connut plusieurs tendances concomitantes qui élargirent l’influence et la complexité des gouvernements centraux et rendit l’espionnage plus important. L’une fut la montée en puissance de politiques plus importantes qui pouvaient développer et monter des institutions plus complexes pour que les gouvernements centraux atteignent des objectifs politiques. Certains sous-produits de la bureaucratisation et de la centralisation tels que la mise en place de services postaux fiables, la nomination d’ambassadeurs résidents et le développement des techniques de stéganographie, d’analyse cryptographique et de cryptographie contribuèrent au développement de mécanismes de collecte d’informations et par conséquent augmentèrent l’importance des efforts de contre-espionnage pour les décideurs politiques. Ce processus de bureaucratisation et d’institutionnalisation apporta un autre avantage à notre étude ; à partir du milieu du 16e siècle, les premiers états modernes produisirent plus de documentation qui améliora la qualité de l’analyse historique. Les archives ottomanes et européennes consultées pour cette étude produisirent peu de documentation avant le milieu du 16e siècle. La quantité de documentation pertinente suffirait, ni en qualité ni en quantité, pour tirer trop de conclusions.

 

Le 16e siècle apporta d’importantes responsabilités politiques aux Ottomans. La longueur et la portée de la guerre Ottomane-Habsbourg et Ottomane-Safavide convainquirent les Ottomans de développer leur diplomatie secrète en établissant un réseau de renseignement dans une grande géographie afin de fournir au gouvernement central des informations régulières. Néanmoins, dans la guerre d’information entre les Ottomans et leurs rivaux, le succès de la collecte d’informations ottomanes était lié à l’efficacité du contre-espionnage ottoman, une composante importante des services secrets ottomans. Pour gagner un avantage dans la politique de l’information, les agents de la diplomatie secrète ottomane durent refuser à l’ennemi un confort qu’ils recherchaient pour leurs maîtres : l’accès aux informations sur l’adversaire.

 

Un petit nombre d’articles sur la collecte d’informations ottomane au 16e siècle parurent en anglais. Nicolas Biegman publia des documents des Archives d’État de Dubrovnik et réitéra le rôle de la République de Raguse en tant que fournisseur d’informations pour les Ottomans. Skilliter, avec une étude approfondie des sources européennes et ottomanes, réussit à dépeindre un espion ottoman et ses voyages en Europe. À partir des archives du musée de Topkapi, Isom-Verhaaren publia un rapport d’espionnage sur Martin Luther et Charles Quint, tandis que Geza David et Pal Fodor en publièrent trois autres et explorèrent la collecte d’informations ottomanes en Hongrie. Enfin, dans un article récent, Gabor Âgoston tenta une étude systématique de la collecte d’informations ottomanes au 16e siècle dans le contexte de la grande stratégie ottomane. Les pages suivantes visent à compléter ces recherches passées et à apporter une contribution significative aux études sur la collecte d’informations ottomanes, encore à ses balbutiements, en mettant en lumière un aspect différent du mécanisme de renseignement ottoman, celui du contre-espionnage.

 

A. Supervision des frontières et patrouille routière

 

L’une des luttes auxquelles les premiers empires modernes furent confrontés fut la surveillance de leurs frontières. Les difficultés créées par les capacités limitées que les premières technologies modernes fournissaient aux gouvernements centraux étaient aggravées par des facteurs géographiques et empêchaient l’efficacité du contre-espionnage. Les Ottomans ne faisaient pas exception. En l’absence de frontières consolidées et d’un système efficace de patrouille frontalière, les caractéristiques physiques du terrain et la longueur de la frontière rendaient de plus en plus difficile pour les Ottomans d’empêcher la pénétration d’agents ennemis. Pour réussir dans cette entreprise difficile, les Ottomans utilisèrent une variété de méthodes.

La méthode la plus radicale consistait à fermer les frontières avec un état avec lequel les Ottomans étaient en guerre, dans la mesure où cela était possible avec la technologie militaire et les capacités logistiques du 16e siècle. En 1572, un ordre fut envoyé aux gouverneurs et aux juges des districts frontaliers pour permettre l’entrée des marchands juifs venus de Venise à Yanya (Ioannina) et Narda (Arta) dans l’Empire Ottoman avec la stipulation qu’ils devaient encore faire attention avec les espions vénitiens qui pourraient profiter de l’occasion pour traverser la frontière qui avait été fermée après le déclenchement de la guerre ottomane-vénitienne en 1570. Pendant cette guerre, la possibilité de pénétration d’agents ennemis sur leurs terres agita les Ottomans et les convainquis de fermer leurs frontières des Balkans entièrement plutôt que seulement la frontière vénitienne.

 

La frontière avec la Valachie, la Moldavie et la Pologne fut fermée, après que les fonctionnaires ottomans attrapèrent des espions ennemis qui transportaient des lettres écrites par le patriarche de Thessalonique à la Pologne et à la Moscovie. Même Raguse, un vassal ottoman, ne fut pas à l’abri des soupçons ottomans. En 1572, le Sultan Ottoman interdit le commerce avec Dubrovnik et le passage des marchands chrétiens à Constantinople ainsi que celui des sujets ottomans à Raguse, de sorte que, selon l’agent espagnol à Raguse, aucune information sur les préparatifs de la guerre ottomane ne puisse être divulguée aux Chrétiens. Les frontières maritimes ne faisaient pas exception et les passagers voyageant par mer pouvaient être soumis à un traitement similaire : en 1564, les Ottomans ordonnèrent que les personnes qui venaient d’Europe ne soient pas autorisées dans la ville de Tripoli, quand ils entendirent que des espions ennemis, déguisés en Musulmans, avaient réussi à pénétrer dans la ville.

 

En excluant ces moments difficiles, les Ottomans se contentaient de mettre en place un système efficace de patrouilles aux frontières plutôt que de recourir à des mesures aussi drastiques. Les autorités locales patrouillaient constamment sur les routes pour attraper les espions ennemis, mais avec des résultats mitigés. Il était difficile, mais pas impossible pour des espions capables tels que Giovanni Maria Renzo de voyager dans l’Empire Ottoman sans être détecté, comme il le fit en 1567. Il était audacieux ; bien qu’ayant été averti par les agents espagnols à Constantinople que les Ottomans le recherchaient, il refusa de rentrer et voyagea de Raguse à Constantinople en changeant de nom et en suivant des itinéraires inhabituels.

 

Les premiers états modernes tentèrent de surmonter les difficultés physiques liées à la patrouille de leurs frontières par certaines pratiques courantes qui restreignaient la circulation des personnes. Par exemple, voyager en toute sécurité au sein de l’Empire Ottoman nécessitait une autorisation officielle. En 1571, trois moines, qui prétendaient avoir été envoyés par le patriarche de Constantinople pour demander l’aumône furent arrêtés par les autorités locales alors qu’ils ne purent pas produire les documents fournis par le Patriarche. Le vice-roi de Sicile, Don Garcia de Toledo fut convaincu en 1566 de la difficulté de voyager librement dans le royaume ottoman en raison de nouvelles fortifications et de fréquentes patrouilles qui rendirent impossible pour les étrangers sans papiers d’entrer dans les terres ottomanes. Il n’y eut pas d’exception même pour les espions ottomans d’origine étrangère. Deux espions lucchois que Joseph Nasi envoya de Puglia (Pouilles) ne purent voyager de Constantinople à Raguse que parce qu’ils étaient accompagnés d’un chavoush ottoman.

 

Les Chrétiens étrangers pouvaient voyager en toute sécurité dans l’Empire Ottoman, seulement s’ils portaient un sauf-conduit sous la forme d’un certificat impérial qui leur fournissait une protection juridique sous le statut de mousta’min. De tels documents n’étaient donnés qu’aux sujets des dirigeants qui avaient reçu un nom d’ahd au nom du Sultan Ottoman et qui avaient noué des relations cordiales avec lui, comme Venise et la France. Les voyageurs étrangers et les sujets chrétiens ottomans n’étaient pas les seuls à devoir porter des papiers ; Les Musulmans devaient également prouver leur identité et établir une raison valable pour leurs voyages. Pour donner un exemple : lorsque les autorités locales ottomanes demandèrent ses documents à un certain Ahmed qui voulait traverser les Dardanelles, il s’enfuit en laissant son cheval et ses marchandises, pour confirmer les soupçons. Il fut détenu et transféré à Constantinople avec ses affaires.

 

En l’absence de documents adéquats, les espions ennemis tentèrent de dissimuler leur identité en voyageant déguisés. De cette façon, ils visaient non seulement à éveiller moins de soupçons, mais aussi à créer un alibi pour leurs voyages en cas d’interrogatoire. Giovanni Maria Renzo susmentionné se déguisa en ambassadeur de France lors de son voyage à Constantinople en 1567. Son succès ne put peut-être pas répété par d’autres. Trois espions, déguisés en hommes de l’ambassadeur français et voyageant avec un janissaire qui les accompagnait à Constantinople depuis Raguse, point d’entrée et de départ des envoyés européens dans l’Empire Ottoman, furent détenus en Herzégovine en 1571. Les autorités locales se rendirent compte qu’ils étaient déguisés puisque l’un d’eux avait précédemment utilisé la même excuse pour quitter l’Empire Ottoman. Il servait dans l’entourage de l’ambassadeur de France, mais avec des vêtements différents et dans une autre fonction, comme serviteur de l’ambassadeur.

La même année, un Milanais fut arrêté lorsque les Ottomans réalisèrent qu’il n’était pas celui qu’il prétendait être. Le même Ahmed, qui avait été arrêté alors qu’il tentait de passer de l’Anatolie aux Dardanelles déguisée en marchand, prétendit être le servant du Grand Vizir ‘Osman Bacha. Il affirma avoir été envoyé dans la région pour collecter une certaine somme d’argent qui appartenait à un chavoush et à un silahdar de la maison du Bacha. La tenue religieuse fut également souvent un déguisement pratique. Le célèbre agent et diplomate espagnol Martin de Acuna utilisa les monastères comme logement pour se rendre à Constantinople. Dans un autre cas, des espions ennemis choisirent de voyager en tant que moines jusqu’à ce qu’ils soient découverts et détenus par les autorités locales avec les lettres qu’ils portaient.

 

Parfois, la collecte d’informations sur l’ennemi prenait la forme d’une mission de reconnaissance où un groupe de soldats traversait la frontière pour espionner les fortifications ennemies, situation qui exigeait la participation active des gouverneurs eux-mêmes, comme le gouverneur général de Bosnie, qui dû combattre et éliminer un tel groupe de raid en 1584. Un autre document mentionne que le gouverneur de Solnok attrapa 25 espions, probablement en mission de reconnaissance puisqu’ils étaient tous armés.

La diligence ottomane à patrouiller les routes atteignit la mesure dans laquelle les autorités choisirent de détourner les routes que favorisaient les éléments suspects. Par exemple, pour être en mesure de superviser efficacement les pèlerins chiites de Perse, les Ottomans leur imposèrent un itinéraire plus impraticable pendant leur pèlerinage. Ils devaient suivre les routes caravanières officielles via Damas, Le Caire et le Yémen plutôt que la route Bagdad-Bassorah-Hijaz. La même année, ils refusèrent le désir des diplomates ragusains de rentrer chez eux par la mer car le moment n’était pas propice. Cela aurait pu simplement signifier que la saison était trop tardive pour naviguer. Cependant, c’était aussi une précaution de la part des Ottomans qui voulaient empêcher la fuite d’informations ; il n’était pas sage de laisser les Chrétiens quitter Constantinople, alors que la nouvelle de la désastreuse défaite de Lépante venait d’arriver. Ils auraient pu rencontrer la marine chrétienne et leur donner des informations concernant Constantinople. De plus, les Ottomans ne se seraient pas intéressés à une question aussi hors de propos en la discutant au Conseil Impérial et en l’enregistrant ensuite, si cela n’avait pas été une affaire d’état.

 

Sujets ottomans dans l’emploi ennemi : la cinquième colonne

 

Certains des agents ennemis étaient de véritables sujets ottomans. A la frontière occidentale, la population orthodoxe des Balkans coopéra avec des puissances chrétiennes telles que les Vénitiens et les Habsbourg et fonctionna comme une cinquième colonne chrétienne dans les Balkans ottomans. Les archives ottomanes et espagnoles contiennent un grand nombre de documents qui nous relatent la précarité de la situation. Les rébellions endémiques et la correspondance intensive entre les nobles orthodoxes, le clergé, les villes et les dirigeants européens ne laissent aucun doute sur les problèmes auxquels les Ottomans furent confrontés pour gouverner leurs sujets chrétiens dans des zones moins accessibles. La répétition des dossiers nous prouve l’échec des Ottomans à rétablir l’ordre dans ces provinces et empêcher la coopération entre les Européens et leurs propres sujets. Pourtant, ce n’est pas le lieu de documenter ces incidents et d’éclairer les détails de cette coopération, mais de se concentrer uniquement sur l’aspect de la collecte d’informations.

 

Ce problème de sécurité devint encore plus critique en 1570-1573 lorsque les Ottomans combattirent une coalition chrétienne formée par l’Espagne, Venise, les États pontificaux, Gênes, Florence et Malte. La flotte chrétienne sous le commandement du jeune prince des Habsbourg, Don Juan, fit bon usage de la coopération des Chrétiens pour savoir où se trouvait la marine ottomane et obtenir un avantage stratégique. Les membres de l’église orthodoxe des régions susmentionnées étaient les principaux complices. Le métropolite de Balya Badra (Patras), par exemple, organisa non seulement une rébellion locale contre les Ottomans en coopération avec les rebelles de Manya, mais fournit également des informations critiques pour la marine chrétienne. Il envoya des lettres contenant ses observations sur la marine ottomane lorsqu’elle atteignit les rives de Balya Badra : Les galères n’étaient pas entièrement habitées et il était temps pour les Chrétiens d’attaquer.

Vers la même époque, les Ottomans émirent un ordre d’inspection contre les moines d’un monastère d’Eğriboz (Negro-ponte / Eubée) qui étaient soupçonnés d’envoyer des informations à l’ennemi. Dans un moment très critique, au début de la saison de campagne navale en 1572, un an après la destruction de la quasi-totalité de la flotte ottomane à Lépante, lorsque selon un agent espagnol à Raguse, les Ottomans détectèrent que Don Juan avait demandé au métropolite de Rhodes d’inspecter secrètement les fortifications de l’île. Ils ordonnèrent l’élimination immédiate du clergé responsable.

 

D’autres puissances chrétiennes utilisèrent également cette cinquième colonne. Au cours de la même période, les moines-espions qui furent capturés en Valachie et envoyés à Constantinople pour interrogatoire révélèrent que le patriarche de Thessalonique, Yasef, envoya certains chrétiens avec des lettres en Pologne et en Moscovie. Les Ottomans ordonnèrent une enquête globale sur la question et l’envoi des accusés dans la capitale pour interrogatoire ; malheureusement, aucun document concernant le résultat de l’interrogatoire ne put être retrouvé dans les archives.

 

Les Européens trouvèrent également des alliés importants parmi la noblesse balkanique. Les nobles exilés qui tentaient de récupérer leurs biens perdus et les princes vassaux qui tentaient de rejeter la suzeraineté ottomane étaient des complices potentiels. Leurs lettres, qui invitaient les Européens à combattre les Ottomans et leur offraient une coopération, étaient également d’importantes sources d’informations concernant les affaires ottomanes. Un des princes de Valachie, par exemple, était en correspondance avec les Habsbourg et les Vénitiens. Il offrit de leur envoyer des informations concernant non seulement la Valachie, mais aussi la Moldavie, la Podolie, la Transylvanie et la Bulgarie, un service précieux étant donné que les Habsbourg espagnols n’avaient pas de réseau de renseignement dans ces provinces.

 

De plus, les sujets chrétiens ottomans vivant dans des zones inaccessibles étaient en perpétuel état de rébellion contre la domination ottomane. Parmi les nombreuses activités qu’ils entreprirent pour l’ennemi, l’une était de les abreuver d’informations. Par exemple, des sujets chrétiens ottomans du district de Dukakin coopéraient avec la garnison vénitienne du château voisin de Kotor. Les rebelles pillaient les villages ottomans, apportaient des vivres au château vénitien, installaient des buissons sur les routes et se livraient finalement à des activités de renseignement.

Certains des sujets chrétiens de l’Empire Ottoman fournirent des services inestimables à la collecte d’informations chrétiennes non seulement en envoyant directement des informations à leurs coreligionnaires, mais aussi en fournissant des services d’hébergement et de reconnaissance aux espions ennemis entrants. L’un des exemples les plus intéressants est la coopération entre les Habsbourg espagnols et un noble albanais, Duli, chef des villages près de Bastia sur les rives adriatiques face à Corfou. Il était favorisé par les gouverneurs ottomans de Delvine et d’Avlonya (Valona) qui leur confiaient d’importantes tâches militaires et partageaient des secrets militaires. Bien qu’à l’emploi ottoman, il aida cependant les agents des Habsbourg qui voyageaient à destination et en provenance de Constantinople depuis 1564. Il était impossible pour ces agents de voyager entre les terres ottomanes et Corfou sans être inspectés dans le port par le commissaire ottoman qui n’y fut envoyé que pour attraper des espions et des esclaves en fuite. Duli aida ces agents à entrer et à quitter les terres ottomanes et leur donna des logements. Il fournit en outre des informations au consul espagnol / maître-espion à Corfou. Enfin, il fut également considéré par les Habsbourg comme un allié nécessaire qui rejoindrait l’Empresa de Grecia avec ses 5000 hommes lorsque les Habsbourg envahiraient les côtes ottomanes en coopération avec des insurgés chrétiens.

 

Les Ottomans souffrirent également d’un problème similaire de cinquième colonne sur leur front oriental, un fait évident en particulier pendant la guerre ottomane-perse de 1577-1590. Avec la montée des Safavides et la propagation du chiisme parmi les éléments turcs mécontents d’Anatolie, les Ottomans durent prendre des mesures pour empêcher la propagation de l’idéologie chiite qui aliénait leurs sujets. En dépit de la victoire de Salim I sur Shah Ismaël en 1514 et de la persécution sévère des éléments religieux hétérodoxes en Anatolie, les Ottomans ne purent pas éradiquer les éléments pro-safavides dans leur royaume et durent rester en alerte contre les propagandistes safavides, halifes, qui recrutèrent non seulement des sujets ottomans pour leur cause et recueillirent l’aumône de la population locale, mais aussi espionnèrent pour les Safavides. Il y a plusieurs ordonnances dans les archives qui autorisent des enquêtes contre des chiites suspects et leur élimination conséquente. Les Ottomans recoururent également à des mesures secrètes.

En 1568, ils ordonnèrent l’assassinat du Vizir safavide Ma’soum Beg qui traversait le territoire ottoman pour se rendre à La Mecque pour le pèlerinage. A une époque où les Ottomans et les Safavides étaient en paix, les Ottomans devaient lui accorder la permission de sa visite ; cependant, après avoir découvert qu’il avait nommé des fonctionnaires de l’ordre safavide parmi les sujets ottomans, ils ordonnèrent son assassinat et une attaque organisée par les Bédouins résolu le problème. La même année, l’agent safavide à Amasya, Souleyman Fakili, fut confronté à un sort similaire lorsque les Ottomans ordonnèrent qu’il soit noyé dans la rivière de Kızılırmak ou exécuté sur la base de fausses accusations.

 

Certains de ces safavides étaient eux-mêmes des sujets ottomans qui, après avoir migré vers la Perse safavide, revinrent et opérèrent comme des agents safavides, comme Kouchouk ‘Alî, qui fut exécuté. Même si les Ottomans essayèrent de forcer les Perses à renvoyer les sujets ottomans qui avaient émigré en Perse, conformément au traité de 1555, ils purent difficilement contrôler leurs frontières et empêcher cet exode. Ces chiites, mentionnés dans les documents ottomans comme rafidi, c’est-à-dire hérétiques, pouvaient facilement se rendre en Perse déguisés en marchands et contacter les autorités safavides pour fournir des informations importantes. La conquête des territoires persans, à son tour, créa un autre problème pour les Ottomans, puisque la population chiite des villes nouvellement conquises, comme celle de Khoy, resta fidèle à leur Shah et lui envoya des informations.

 

À des moments critiques de guerre intense, lorsque la menace ennemie devenait de plus en plus menaçante, les Ottomans choisirent de retirer ces éléments dissidents de leurs frontières, qu’elles soient occidentales ou orientales. En 1532, lorsque la marine des Habsbourg sous le commandement d’Andrea Doria assiégeait Modon, les Habsbourg apprirent des Albanais et des Grecs qui vinrent à leur aide, que les Ottomans avaient renvoyés tous les Chrétiens de la ville avant le début du siège.

 

En 1570, le gouverneur général de l’Algérie, ‘Oulouj ‘Alî, ordonna le départ de tous les navires marchands chrétiens du port afin de dissimuler le fait qu’il allait mettre le cap sur le Levant et rejoindre la flotte ottomane pour des opérations contre Chypre. Immédiatement après la bataille de Lépante, les Ottomans reçurent des informations des esclaves musulmans rachetés que les Vénitiens de Corfou entretenaient des relations étroites avec la population chrétienne de Yanya, dans le château dont, selon le rapport de son gouverneur, on ne pouvait trouver aucun Musulman sauf son commandant, l’Imam et quelques soldats. Les Ottomans ordonnèrent une enquête et, au cas où les allégations seraient vraies, la déportation de la population chrétienne du château et l’installation de la population musulmane à leur place.

 

Les Ottomans, surtout en temps de guerre, ne pouvaient tolérer les sympathisants ennemis. En 1571, ils renvoyèrent cinq mille Albanais de Spalato après avoir conquis le château qui avait été perdu aux Vénitiens, l’année précédente ; ils soupçonnèrent certainement une coopération avec l’ennemi. En 1575, Constantinople reçut des informations selon lesquelles il y avait des étrangers parmi les gardes du château d’Aydonat, contrairement à la coutume de cette région particulière, et avertit le gouverneur de Delvine et le commandant du château.

 

La propagande ennemie était un autre mal à combattre, en particulier en Anatolie où le chiisme safavide défia le sounnisme ottoman. En 1576, un chavoush ottoman nommé Yakup captura un chiite nommé Veli à Ortapare qui apportait 34 livres de Perse pour être distribués parmi les sujets ottomans hétérodoxes. Il n’avait cependant pas les livres sur lui, car ils avaient déjà commencé à circuler. Les Ottomans ordonnèrent que ces livres soient secrètement confisqués et que leurs circulateurs soient emprisonnés.

 

C. Espions ennemis dans l’administration et l’armée ottomane

 

Un autre problème était la pénétration d’agents ennemis dans une fortification ou dans les rangs des forces locales ottomanes. Les Ottomans déployèrent de grands efforts pour éliminer ces agents ennemis. En 1544, un frère Pedro de Spalato contacta l’ambassadeur des Habsbourg à Venise, Diego Hurtado de Mendoza, le poète, romancier et historien espagnol. Il affirma avoir établi une communication avec les gardes du château de Clissa. Malheureusement, les Ottomans soupçonnèrent cette coopération et éloignèrent rapidement les gardes du château. En 1571, trois commandants, soupçonnés d’être en communication avec les Vénitiens, furent également démis de leurs positions dans le château de Nauplie. Une autre précaution était d’empêcher la garnison de quitter le château et d’éliminer ainsi la possibilité de contact entre la marine ennemie qui s’approchait et leurs informateurs à l’intérieur.

Une alliance entre un membre d’une garnison ottomane et l’ennemi n’était pas unique au front occidental. Un ?, dans le château du Tiflis nouvellement conquis en 1591, fut soupçonné de collaborer avec le prince géorgien Simon. Une enquête fut ordonnée et en cas de résultat positif, il devait être arrêté et envoyé à Constantinople.

 

La prudence des Ottomans les convainquit de surveiller non seulement le coupable mais aussi les autres qui lui étaient liés, qu’ils soient de la famille, des amis ou des partisans. Par exemple, les Ottomans exilèrent un certain ‘Alî Ibn ‘Uthman du château de Santa Maura, uniquement parce que dans le passé son père remit le château à l’ennemi sans combat et contrairement à la volonté de son peuple. L’ordre d’exil incluait ses frères et disciples / amis, que le commandant et les gardes du château soutinrent, pouvaient répéter l’acte du père de ‘Osman. Dans un exemple similaire, il fut rapporté que la tribu de Chepnis de la région de Canik, qui avait remis le château d’Ercish aux Safavides, fut exilée. Cependant, certains d’entre eux revinrent plus tard et réussirent à acquérir un bureau dans le château. Les Ottomans, avertis par les autorités locales, envoyèrent un ordre d’expulsion de tous les Chepnis des châteaux d’Ahlat, Ercish, Van, Bitlis et ‘Adülcevâz.

 

Les détails des préparatifs militaires ottomans et des fortifications frontalières étaient les principales cibles de l’espionnage ennemi. Ces détails cruciaux pouvaient aider la stratégie militaire de l’ennemi en montrant la force et la faiblesse des défenses ottomanes ainsi que la durée et la taille des expéditions militaires ottomanes. Pour recueillir de telles informations, les Habsbourg envoyèrent plusieurs agents tels que Scipion Ansalon, qui non seulement fut envoyé pour assurer la rançon d’un prisonnier de guerre, mais demanda également d’espionner les fortifications de La Goulette, Bizerte et al-Mahdiyyah (Tunisie). Pour empêcher l’espionnage ennemi, les Ottomans essayèrent de garder les éléments étrangers loin des fortifications. Que cette précaution soit une méthode efficace ressort des inquiétudes exprimées par les autorités habsbourgeoises : le Duc de Gandie était convaincu de l’impossibilité d’obtenir des informations détaillées sur les fortifications et les défenses d’Alger. Les marchands et les étrangers n’étaient pas autorisés à observer les murs de la ville, ni de l’intérieur ni de l’extérieur, et le seul moyen d’observer les fortifications serait de la mer, de trop loin pour recueillir des informations détaillées.

 

Il y avait également des agents ennemis dans la structure militaire centrale ottomane. Pour l’armée ottomane, ce problème s’aggrava lors des combats contre les safavides qui auraient pu employer les soldats ottomans sympathisants du chiisme, ainsi que les éléments tels que les seigneurs des frontières. Lors de la bataille de Chaldiran (1514), les Ottomans durent engager l’ennemi avec une armée épuisée puisque le Defterdar Piri Muhammad Chalabi avertit le Conseil de guerre que Shah Ismaël avait des partisans au sein de l’armée ottomane, en particulier parmi les familles frontalières telles que les Mihalloğullari, qui changerait de camp en cas de repos de l’armée. Ils durent également envoyer des informations aux Safavides, car dans la même bataille, Shah Ismaël resta bien informé des tactiques ottomanes. Il attaqua les réserves ottomanes du flanc gauche que les Ottomans prévoyaient d’utiliser pour déborder le flanc droit safavide. Cela corrompit la tactique ottomane de simuler une retraite devant la cavalerie safavide en charge pour les attirer à portée de l’artillerie ottomane, une tactique qui anéantit le flanc gauche Safavide dans la même bataille.

 

La marine ottomane n’était pas non plus à l’abri de la pénétration d’agents ennemis et de sympathisants. La plupart de ses marins et rameurs étaient d’origine chrétienne. Les renégats et les corsaires qui remplirent les rangs de la marine ottomane et l’Arsenal n’hésitèrent pas à coopérer avec l’ennemi et à leur envoyer des informations en échange de gains financiers. Les Ottoman ne purent pas faire grand-chose pour empêcher cette fuite d’informations. Le vaste réseau d’information que les Espagnols réussirent à établir, grâce à l’afflux d’esclaves espagnols et italiens à Constantinople après la victoire ottomane lors de la bataille de Djerba (1560), comprenait également plusieurs officiers ottomans de la marine et de l’Arsenal en tant que membres de la maison multinationale du Grand Amiral ‘Oulouj ‘Ali. Deux d’entre eux méritent d’être mentionnés: Haydar (Robert Drever) et Sinan (Juan Briones) envoyèrent des informations précises sur les mouvements de la marine ottomane ainsi que sur les négociations secrètes entre les dignitaires ottomans.

 

En outre, il y avait un danger constant de rébellion de la part des esclavagistes chrétiens. Outre le problème que cette faiblesse créa pendant la guerre, prouvé par les stratégies des Habsbourg pour utiliser la loyauté douteuse de ces rameurs, ils prirent également le contrôle des navires et s’échappèrent vers les royaumes de Naples et de Sicile dans les ports desquels ils laissèrent de nombreux rapports pleins d’informations concernant l’Empire Ottoman pour les autorités des Habsbourg. Les Ottomans ne semblaient pas faire face efficacement au problème et empêcher cette fuite d’informations, car il existe plusieurs rapports d’intelligence comme celui-ci dans presque tous les legajo de la section Napoles des Papeles de Estado à Simancas.