Afin que nul n’oublie
26 octobre 1956 - La paix des Nementchas : Les blessés sont égorgés
au couteau de cuisine.
Robert Bonnaud appelé en Algérie participe le 25 octobre à une
opération contre des fellaghas au djebel Bou-Kammech, massif des
Nementchas au sud de Chéria (Sud-Ouest de Tébessa). L’aviation
bombarde les rebelles. Le lendemain vint l’ordre d’entreprendre le
nettoyage.
« Les blessés qui n’avaient pu fuir étaient souvent atteints aux
jambes, récupérables donc, malgré les pertes de sang et le froid
nocturne qui bleuissait leurs chairs. Ils furent massacrés, dans des
conditions odieuses qui dépassent une imagination normale mais non
la réalité algérienne.
Les cadres européens du G.M.P.R. (Groupe Mobile de Protection
Rurale), qui dirigeaient le nettoyage, se distinguèrent
particulièrement. Ils s’acharnèrent à coups de pieds sur les
blessures, et le malheureux suffoquait de douleur. Ils plaisantaient
abominablement pendant la prise de photographie « Allons, fais-toi
beau, souris au petit oiseau, fais-nous plaisir... », redoublaient
de brutalité sous prétexte d’interrogatoire. Finalement, sortant le
couteau de cuisine, ils l’aiguisaient longuement sur le roc, aux
yeux du condamné. L’exécution était maladroite et lente, charcutait
le cou et évitait la carotide. Mais les mots historiques,
prudhommesques, ne manquaient pas après l’égorgement « Encore un qui
est mort comme il a vécu... » Comble de précaution, une balle de Mas
36, à bout portant, écrabouillait le visage, le transformait en une
chose immonde, qui n’a pas de nom dans le langage de l’horreur...
Ils tuèrent donc les blessés, y compris l’un d’entre eux assez
valide pour porter sur son dos, pendant les heures que dura le
nettoyage, le poste 300 de la compagnie[1] ».
14 mars 1957 - Asphyxiés dans un chai à vin
Dans la nuit du 14 au 15 mars 1957, à Aïn Isser, en Oranie, le
lieutenant Curutchet, du septième régiment d’infanterie, enferme 101
suspects dans des chais à vin. Le lendemain, quarante et un hommes
sont morts asphyxiés. Le lieutenant Curutchet est inculpé, mais
acquitté, donc en définitive couvert ; le général Pédron, commandant
le corps d’armée d’Oran, se contente d’adresser, en faisant allusion
à des « incidents récents », une circulaire sur la « salubrité des
locaux d’habitation ». Le lieutenant Curutchet deviendra un des
chefs de l’O.A.S. à laquelle il adhère « par respect de la parole
donnée aux Musulmans ».
Robert Delavignette, membre de la « Commission de sauvegarde des
droits et libertés individuels » rapporte des faits analogues dans
une cave à vin à Mercier-Lacombe le 16 avril 1957, où 23 suspects
sont asphyxiés par le gaz sulfureux (SO2), 16 F.M.A (Français
Musulmans d’Algérie) décèdent et le 27 juin 1957, dans une cuve à
vin à Mouzaiaville, 21 suspects sont asphyxiés.
Ces « erreurs » de « cadres inexpérimentés » ne sont pas sans
rappeler les « enfumades » pratiquées par les colonnes du général
Bugeaud[2].
28 septembre 1957 - Torturée par les paras en présence du colonel
Bigeard.
Louisette Ighilahriz avait vingt ans quand, membre d’une unité
combattante de l’A.L.N., dans la zone 2 de la Wilaya IV (Algérois),
le 28 septembre 1957, lors d’une attaque par un groupe du 3e R.E.P.
(Régiment Etranger de Parachutistes) dans la région de Chebli dans
la Mitidja, elle est grièvement blessée, criblée de balles sur le
côté droit et tombe aux mains des paras français. Interviewée par
l’Humanité en juin 2000, elle déclare :
« Nous étions neuf combattants, cachés dans une casemate.
L’accrochage avec les paras a commencé à 5 heures du matin et s’est
terminé plus d’une heure après. Sept des nôtres sont morts : ils ont
pour la plupart été achevés, je les ai vus mourir. Ils avaient entre
vingt et vingt-cinq ans. Un est trépané à vie et moi, aujourd’hui,
je suis la seule survivante du groupe. [...] Ils m’ont d’abord
soignée sommairement pour me faire parler. [...] J’ai été torturée
au Paradou, à Hydra, sur les hauteurs d’Alger, qui était le siège de
la 10e D.P. (Division Parachutiste), commandée par le général Massu.
[...] Bigeard était à deux pas de moi. Et le gros zèbre qui me
torturait en personne sous les yeux de son chef, c’était le
capitaine Graziani. Il a été tué en Kabylie en 1958. [...] Bigeard
ne sortait de sa bouche que des propos orduriers que je n’oserais
pas, par décence, vous rapporter. Vous pensez bien, une femme
combattante ! Je vous passe les sévices que j’ai subis. Ils sont
tout simplement innommables. C’était très dur, quoi ! Ils se sont
acharnés contre moi. Je faisais tout sur moi, je puais. C’était de
la putréfaction... [...] Que Bigeard démente ou reconnaisse ce qu’il
a fait, je resterai toujours, à travers des milliers de cas
d’Algériennes et d’Algériens, sa mauvaise conscience. [...] La
torture était pratiquée à l’état industriel. Il en a tellement
torturé qu’il ne se souvient sans doute plus de nous. J’ai été
traumatisée à vie. Je ne suis qu’un cas parmi des milliers d’autres.
Du 28 septembre au 26 décembre 1957, je suis restée à la 10e D.P.
Ils me torturaient presque tous les jours ».
Le 15 décembre 1957, le commandant Richaud l’a visitée dans sa
cellule et l’a faite soigner à l’hôpital Maillot de Bab el Oued.
« J’ai entendu les infirmières répondre à des militaires « ordre du
commandant Richaud », pour qu’on ne m’ampute pas de la jambe droite
qui était dans un état de gravité avancée. J’ai subi plusieurs
opérations. On m’a enlevé les balles, plâtré la jambe qui était
fracturée en plusieurs endroits. Puis on m’a ramenée à la 10e D.P.,
toujours sur ordre du commandant Richaud. [...] A Noël, le
commandant Richaud est venu constater si ses ordres avaient été
exécutés. Vous savez, je me demandais quel ange était passé par là !
Je n’arrêtais pas de me répéter : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas
possible, après ce que j’ai subi ».
Le commandant Richaud l’a fait transférer à la prison civile de
Barberousse, à Alger. Elle a été condamnée à cinq ans de prison par
le juge militaire, emmenée à la prison d’al-Harrach, puis
internée en France. Elle s’est évadée le 16 février 1962.
Dans son livre, Marcel Bigeard affirme « n’avoir jamais vu Louisette
Ighilahriz », il dénonce l’article « assassin et menteur » de
Florence Beaugé. Il écrit (p. 32) « cette femme a été transférée au
PC de la 10ème D.P. de Massu, grièvement blessée le 28 septembre
1957. Or le 3 septembre, j’avais quitté Alger pour repartir, à la
tête de mon régiment, me battre contre de vrais combattants dans les
djebels ». Quels djebels mon général ? Et pour combien de temps ?
Pourquoi ne précisez-vous pas ? A l’affirmation que Massu, Graziani
et lui-même sont venus la voir, tout ce qu’il trouve à dire c’est
pourquoi pas Salan ou le président Coty. Maladroitement Bigeard
démontre plus loin qu’il sait recourir quand il le faut au mensonge
« alors nous racontons aux médias qu’il [Zerrouk] s’est enfui. Le
ridicule ne tue pas [...][3] ».
Ces dénégations sont peu convaincantes.
1958 - Corvée de bois : « On nettoie le pays de toute la racaille ».
Pierre Vidal-Naquet rapporte une lettre d’un jeune soldat, rendue
publique en 1958 par les prêtres-ouvriers de la Mission de France :
« On demandait des volontaires pour descendre les gars qu’on avait
torturés comme ça il ne restait pas de trace et on ne risquait pas
d’histoires. Moi, je n’aimais pas ça. C’est vrai, vous savez :
descendre un gars à cent mètres dans le combat, ça ne me faisait
rien, parce que le gars étant loin, on ne le voit pas trop. Il est
armé, et puis il peut se défendre ou se barrer au besoin. Mais
descendre un gars comme ça, sans défense, froidement ... non ! Alors
je n’étais jamais volontaire et il est arrivé que j’étais devenu le
seul dans la section qui n’avait pas descendu « son » gars. On
m’appelait la « p’tite fille ». Un jour, le capitaine m’a appelé en
me disant : « Je n’aime pas les p’tites filles... Prépare-toi, le
prochain sera pour toi ! » Alors, quelques jours après, on avait 8
prisonniers qu’on a torturés, à descendre. On m’a appelé et, devant
les copains, on m’a dit : « A toi, la p’tite fille ! Vas-y ! » Je me
suis approché du gars : il me regardait. Je vois encore ses yeux qui
me regardaient... ça me dégoûtait... J’ai tiré... Les copains ont
descendu les autres. Après, ça me faisait moins drôle... Ce n’est
peut-être pas du boulot très propre ; mais, au fond, tous ces
gars-là, ce sont des criminels quand on y réfléchit. Si on les
relâche, ils recommencent ; ils tuent les vieillards, les femmes,
les enfants. On ne peut quand même pas les laisser faire cela ...
Alors, au fond, on nettoie le pays de toute la racaille... Et puis
ces gars-là, ils veulent le communisme, alors vous comprenez...?[4] »
Avez-vous remarqué le changement radical des propos du témoin avant
l’exécution et après ?
Mai 1960 - Les forces de l’ordre égorgent les prisonniers
Benoist Rey, soldat appelé, infirmier à Texenna à 30 kilomètres au
Sud de Djidjelli (Nord Constantinois), après que son commando de
chasse ait été pris dans une embuscade, rapporte : « Nous faisons,
quelques jours après notre embuscade, une opération punitive. Nous
emmenons trois prisonniers, dont un que j’ai soigné. Je n’ose les
regarder, car je sais qu’ils sont condamnés. Nous restons en
embuscade toute une longue matinée et, au plus chaud de
l’après-midi, le lieutenant R... commandant en second, fait un signe
au caporal-chef B..., un Corse militaire de carrière, un véritable
tueur, sadique, « spécialiste » de l’égorgement. Les prisonniers ont
les mains liées dans le dos. Le caporal-chef B... prend le premier,
l’assomme d’un coup de bâton et l’égorge. Il en fait de même avec le
deuxième. Le troisième, qui doit avoir dix-huit ans à peine, a
compris. Au lieu d’essayer de se défendre, il tend la gorge au
bourreau, lequel n’hésite pas et l’égorge avec la même sauvagerie.
On met ensuite sur chaque corps à la gorge béante, où déjà sont les
mouches, un écriteau : « Tel est le sort réservé aux rebelles ».
Le lendemain, le lieutenant R... assistera à la messe. Il a un
crucifix au-dessus de son lit[5] ».
Octobre 1961 - Chant du déshonneur
Benoist Rey, soldat appelé, infirmier dans un commando de chasse
dans la région de Djidjelli (Nord Constantinois) écrit ceci :
« Je n’oublierai jamais l’écartèlement algérien, aux quatre vents de
l’agonie.
Ni les enfants, dans les ruines, cherchant qui pleurer.
Ni les hommes, fusillés à l’aube, égorgés la nuit, entre les murs de
la honte.
Ni les femmes violentées.
Ni le hideux sourire du suborneur, mon camarade.
Je n’oublierai jamais les incendies dans la montagne,
Les agneaux éventrés, au hasard de la cruauté,
Ni les pistes de haine, les cortèges de douleur.
Ni le regard faux des chefs, ordonnateurs de massacres,
Ni leur rire devant la torture, la bastonnade, la mutilation.
Dépassant l’arbitraire et l’absurde, je n’oublierai jamais
Ce que fut notre guerre,
La guerre de nos vingt ans.
Faire la guerre,
C’est être moins qu’un homme et bien plus qu’un salaud[6] ».
Une très grande partie de ce que vous venez de lire est résumé des
articles de Robert Louzon parus en feuilleton dans la revue « La
Révolution prolétarienne » du numéro 99 (mars 1930) au numéro 104
(mai 1930) et qui ont été compilé dans un livre titré « Cent ans de
capitalisme en Algérie, [1830-1930 : histoire de la conquête
coloniale] » parut en 1998 chez La Bussière Editions Acratie. Vous y
trouverez en t’autre, l’histoire complète de la « tapette à
moucheron » ainsi qu’un grand nombre d’informations supplémentaires
sur l’occupation française de l’Algérie. Ce livre étant épuisé et
les revues « la Révolution prolétarienne » introuvable hormis quatre
numéros hors période sur la bibliothèque numérique de Gallica, vous
trouverez sur cette page :
« http://bataillesocialiste.wordpress.com/documents-historiques/1930-cent-ans-de-capitalisme-en-algerie-louzon/ »
un excellent et long résumé des articles de Louzon que je vous
conseille de sauvegarder.
Après ce terrible et long passage d’exemples des crimes, qui donnent
la nausée, de la mission française honteusement appelée
« civilisatrice » en Algérie et qui aurait plutôt dut s’appeler
« éradicatrice », la vérité est que ces horribles évènements eurent
lieu dans toute l’Algérie mais aussi en Tunisie, au Maroc et qu’ils
n’ont pas tous été consignés, essayez alors d’imaginer le résultat à
l’échelle nationale. Vous comprendrez alors pourquoi j’ai fait
remarquer que c’est l’Algérie qui paya le plus lourd tribu au brutal
colonialisme sauvage et barbare.
Après tous ces crimes pensez-vous sincèrement que les innocentes
victimes sont mortes en vain et qu’elles ne recevront jamais
justice ? Que la vie est à ce point injuste et que les gens peuvent
tuer librement en toute impunité ? Pensez-vous sincèrement que le
Grand Dieu n’existe pas et qu’Il ne vous demandera pas des comptes
sur chaque instant de votre vie et sur ce que vous avez,
croyez-vous, comploté en secret ?
Pensez-vous naitre et mourir selon votre propre volonté, ou bien
êtes-vous venu et mourrez contre votre volonté ?
L’éternité c’est long, si vous saviez…
Mais peut-être ont-ils eut des remords me direz-vous, voyons ce que
dit Joseph Robin dans « Soumission des Bani-Yala et opérations du
colonel Canrobert en juillet 1849 », Revue africaine,
quarante-deuxième année, 1898 :
Pour les villages rasés, il balaie ces événements tragiques d’un
trait de plume : « Chez les Kabyles, un combat heureux ne suffit pas
pour amener la soumission des tribus, il faut encore peser sur les
populations ; il faut brûler, démolir les villages, détruire ou
enlever les récoltes et les provisions de toute sorte, couper les
figuiers, les oliviers, forcer les familles à vivre dans les bois ou
à demander asile aux tribus insoumises. C’est du vandalisme, mais la
guerre a toujours été un fléau ».
On nous dira « raisonnement de militaire » mais il atteint le comble
du cynisme en livrant une interprétation toute personnelle de la
destruction du village ami des Oulad-Bentchekh, le 19 novembre 1848
: « Malheureusement ils n’avaient pas été informé… Quant aux gens
qui avaient été tués à tort, il ne faudrait pas trop se chagriner de
leur triste sort. D’abord ils n’auraient pas dû s’établir à
Tizara-el-Djemel malgré les défenses faites, ensuite ils devaient
bien avoir sur la conscience des méfaits qui étaient restés impunis.
Le diable a dû reconnaître les siens ».
Comme vous le voyez, ni regrets, ni remords et ni excuses…
[1] Pierre Vidal-Naquet, Les crimes de l’armée française, La
Découverte, 2001, p. 56-62.
[3] Le Monde, 22 juin 2000 ; Lila réclame le jugement de ses
tortionnaires, L’Humanité, 29 Juin 2000 ; Marcel Bigeard,
J’ai mal à la France, éditions du Polygone, 2001.