Chapitre Un

 

 

LE CADRE GEOPOLITIQUE

 

Le monde qui vit la marine algérienne évoluer et se battre était un monde bipolaire. L’Islâm, représenté essentiellement par les Ottomans, et la Chrétienté, à la tête de laquelle se trouvait l’Espagne.

 

A- L’ISLAM MEDITERRANEEN

1 - La puissance des Ottomans :

 

Au XVIème siècle, elle était à son apogée. Elle s’étendait sur plusieurs contrées. Maîtres de l’Egypte et de la Syrie (1516-1517), des Lieux Saints, des principales îles de la Méditerranée orientale et d’une grande partie du Maghreb, les Turcs tenaient bon sur trois continents : du Danube aux rives du Don, de la Moulouya à la première cataracte du Nil et à l’Euphrate. Les mers Noire, Egée et le bassin oriental de la Méditerranée devinrent des eaux turques. 

Ce vaste empire disposait de ressources de toutes espèces, d’une force militaire avec une armée d’élite et une artillerie incomparable. 

Malgré les guerres ruineuses menées contre les coalitions chrétiennes durant des siècles, l’Empire ottoman demeurait encore une puissance à la fin du XVIIIème siècle, même s’il avait cessé d’être une menace pour l’Europe. 

Le Maghreb était « constitué d’un royaume resté hors de la sphère ottomane, le Maroc des Sa’adiens et des ‘Alawites; le reste formait trois Régences : Alger, Tunis et Tripoli, plus ou moins vassales de la Porte. 

Par sa situation géographique, ses richesses en hommes et en denrées, la contrée fut convoitée par les Espagnols appuyés sur l’Amérique et par les Ottomans, appuyés sur l’Asie. 

Les deux puissances se disputaient l’hégémonie sur ce Maghreb dont la possession aurait assuré le triomphe de l’un des deux rivaux.

Sur le plan militaire, les trois Régences n’avaient pas toutes les mêmes atouts et les mêmes ressources. Tripoli était la plus vulnérable, « la plus fiable de ces républiques et celle qui donne le plus beau jeu aux expéditions européennes, étant disposée très favorablement pour être bombardée[1]. »

La Régence de Tunis succéda en 1574 à la dynastie des Hafsides. Cependant, malgré une activité maritime soutenue, elle n’avait jamais inquiété les puissances chrétiennes. « Nation plus aisée à réduire, dit un document, que celle d’Alger parce qu’elle a moins de force et qu’elle fait du commerce[2]. »

La petite république de Salé était une puissance à part. Elle était « plus incommode pour l’Espagne que pour la France. » La course était « leur raison d’être. » Les grands problèmes de l’heure, non !

 

2 - Alger la guerrière :

 

« Djazair al-Maghâzi, » « République redoutable ! » « Plaie vive attachée aux flancs de la Chrétienté ! » C’est ainsi qu’on désignait Alger quand elle s’était engagée avec beaucoup de succès dans les guerres maritimes. 

Pour comprendre le rôle joué par la Régence, à partir du XVIème siècle, il faut rappeler les facteurs déterminants. 

a) La situation géographique : A mi-chemin entre le Cap Bon et le détroit de Gibraltar[3], Alger n’est aussi qu’à trois cents kilomètres de Majorque. A l’extrême Ouest de la mer, les deux côtes, espagnole et algérienne, se regardent de plus en plus près de l’Est à l’ouest. 

Cette position centrale, entre le canal de Sicile et la porte de l’Atlantique, confère à la cité une position de choix. 

« Il est bien certain, écrit Lespès, qu’une flotte ayant Alger pour port d’attache était bien placée pour surveiller et intercepter les routes les plus directes de Gibraltar vers la Méditerranée orientale, de l’Espagne du Sud vers l’Italie méridionale ou la Sicile[4] ! »

Cette position avantagea la ville, bien avant les changements survenus au XVIème siècle. 

Du Xème au XVIIIème siècle, géographes et voyageurs musulmans s’accordaient à souligner la richesse et l’activité économique de la ville. Le port était fréquenté par les navires d’Ifryqiya, d’Espagne et d’Orient. Certes, le pays tout entier, fut partiellement ruiné à la fin du XIIIème siècle par les luttes, les révoltes et Alger par les sièges. Cependant, chaque fois, la ville se relevait de ses malheurs pour connaître, dès le XVème siècle, une relance économique appréciable. Les échanges avec Barcelone, Port Vendres, Marseille et Gênes lui rendirent une partie de sa prospérité, momentanément éclipsée[5]. 

b) Le joug espagnol : Après la chute de Grenade, l’offensive ibérique au Maghreb allait compromettre les efforts déployés. Le littoral algérien fut, en partie, occupé par les Espagnols, entre 1505 et 1510 : Mars al Kabîr, Oran, Bijâya et le Penon d’Alger. D’autres villes côtières furent étroitement surveillées et soumises au versement d’un tribut à la Couronne d’Espagne. 

Le Maghreb central, déchiré et affaibli de l’intérieur, ne pouvait faire face, seul, à cette nouvelle croisade. 

L’arrivée puis l’installation des Andalous expulsés et l’appel lancé aux Turcs allaient, peu à peu, transformer la bourgade des Banî Mazghana en une capitale d’un nouvel Etat, de mieux en mieux structuré et décidé à rendre aux chrétiens leurs coups. Léon l’Africain y séjourna au début du règne de Khayr ad-Dîn. « Elle est, nous dit-il, très grande et fait quatre mille feux. Ses murailles sont splendides et extrêmement fortes, construites en grosses pierres[6]. »

 

c) L’organisation de la Régence : Les débuts furent très difficiles. Devant les multiples dangers qui le guettaient, Khayr ad-Dîn se plaça sous l’autorité du Sultan Salim 1er, en 1518. Il reçut le titre de Pacha, les fonctions de gouverneur et des renforts en hommes, en argent et en armes. 

Le Maghreb central devint, en quelques années, une province turque. Le régime politique du pays, s’il assura une relative stabilité, connut cependant, des changements. 

- Jusqu’à 1587, il y avait, à la tête de la Régence, les Beylerbeys, grands personnages dans la hiérarchie ottomane qui assurèrent le triomphe de la présence turque. Ces gouverneurs, nommés par le Sultan, étaient des chefs politiques et militaires soutenus par des janissaires recrutés en Asie. 

- La seconde période fut celle des pachas triennaux. Elle dura jusqu’en 1659, et fut marquée par la rivalité des Raïs et des officiers de terre. Mais le pouvoir réel était détenu par les premiers. Le Pacha, nommé par La Porte, perdait de plus en plus son autorité. 

- La période des Agha (1659-1671) fut un moment de troubles et de déstabilisation. Certes, les chefs maintinrent les liens avec Istambûl, par l’envoi de présents et par l’aide militaire[7], mais ne laissèrent au représentant du Sultan que la possibilité d’entériner les décisions du Diwân. Et, au fil des années, le « Pacha », ne fut rien d’autre qu’un titre honorifique. 

- Une monarchie élective vit le jour en 1671 et dura jusqu’en 1830. La corporation des Raïs, devant la confusion qui régnait dans les affaires de l’Etat, imposa au pays, un un nouveau chef appelé Dey. Si le Sultan continuait d’envoyer des Pachas, le pouvoir effectif se trouvait entre les mains de l’Odjaq qui élisait son Dey. L’éloignement favorisait l’indépendance à l’égard du souverain. Les dirigeants jouissaient d’une large autonomie, mais le maintien des liens avec la Turquie leur assurait une sorte de garantie face aux menaces des nations occidentales.

 

d) Le Jihâd sur mer : Alger, capitale de la Régence, n’était pas un simple port de commerce ou une échelle comparable à Tripoli de Syrie ou à Lattaquié. Elle n’était pas seulement la résidence des Deys et du Diwân, mais avant tout, une ville de guerre, une place d’armes et le poste principal du corps de la marine.

« Cette nation, dit un document de l’époque, est des plus puissantes de la côte d’Afrique et des plus difficiles à réduire [...] elle a plus de vaisseaux à la mer, elle est mieux aguerrie, la ville est mieux fortifiée que celle des autres nations[8]. » 

L’Odjaq, une fois fondé, avait-il une autre mission que de porter le combat dans la voie d’Allah sur les flots ? « C’est ainsi qu’il était né, c’est par là qu’il avait grandi[9]. » Lorsque Khayr ad-Dîn enleva le Penon aux Espagnols, en 1529, creusa le port et le fortifia, il voulut en faire le point d’attache et de refuge des combattants de la foi, « c’est une Malte musulmane qu’il envisagea de créer. » 

Alors, Alger « éleva sa tête altière » et sembla « porter le diadème de ce monstrueux empire. » « Bâtie en amphithéâtre [...] sur le penchant d’une montagne, chacun de ses habitants pouvait contempler, avec orgueil, les mers, ses vastes domaines. » 

La lutte contre l’ennemi, s’engagea essentiellement sur mer. Le dos tourné au continent, toute la façade de la ville regardait vers cette mer qui lui amenait des profits et des soucis. Durant trois siècles, les dirigeants allaient attacher une importance sans égale à la marine, car le combat ne devait connaître ni trêve ni fin. La flotte devait être l’instrument de la résistance et de l’offensive. Les moyens financiers ne faisaient pas défaut. La Méditerranée les drainait vers Alger. « Une cité fort animée, » rapporte le sieur Nicolay, médecin d’Henri II. 

A l’origine de cette fortune légendaire et de cette transformation peu commune, il y eut le nouveau port. Quelques années auparavant, c’était « une traînée de rochers à fleur d’eau, allant du rivage à l’îlot central, appelé « Stoffa » ». Un chapelet de récifs permettait aux navires de mouiller devant la ville. Cependant, les marins trouvaient l’endroit moins bon que celui de Mars al-kâbir ou de Bijâya « car nulle part, on n’y était abrité des coups de vent du Nord et des gros temps de l’hiver et que, même pendant la belle saison, on pouvait y être tourmenté par la mer. »

Au handicap naturel, s’ajoutait la présence espagnole depuis 1510. Incursions et bombardements paralysaient toute activité. Quand le cauchemar prit fin, un port naquit, véritable outil de développement[10]. » 

Devenu la raison d’être de la ville, le port sera, jusqu’à la fin, le port de l’audace, le fléau et la terreur des gens de l’autre côté de la mer, la base qui enlèvera à l’Espagne, la plupart de ses places fortes et de ses villes vassales en Algérie, consacrant ainsi la faillite de sa politique africaine.

 

B - LE MONDE D’EN FACE.

 

Pour comprendre la place et le rôle de la marine algérienne, durant la longue période ottomane, il faut connaître les nombreux ennemis qui, malgré leurs divergences politiques ou religieuses, durent l’affronter sans répit. 

Le préjugé antimusulman, très répandu à l’époque, prit dès l’arrivée des Turcs au Maghreb, une dimension telle que l’idée de croisade était dans toutes les têtes. Un prince, un aventurier ou un criminel fuyant son pays, se vantait de vouloir « broyer du Turc. » 

D’autre part, les multiples victoires remportées sur terre et sur mer par les Musulmans avaient dressé le monde de la Croix contre celui du Croissant. Dans cet embrasement général, le Maghreb central fut particulièrement visé, mais rendit coup sur coup, grâce à sa marine.

 

1- L’Espagne

 

A la tête de ce monde hostile, venait la Maison d’Autriche qui comprenait : l’Espagne, Naples, la Sicile, une partie de la péninsule italienne, l’Europe centrale et les Flandres. Il représentait une chrétienté militante et active qui rêvait d’extirper "le péril mahométan" en déchaînant les passions et en multipliant les heurts. 

Bien avant le prétexte turc, les rois catholiques furent à la tête de l’offensive. Au lendemain de la chute de Grenade et de la fin de la dernière dynastie musulmane en Andalousie, la politique espagnole lorgnait le littoral maghrébin, comme premier pas d’un vaste plan. Dès 1505, on prit pied à Mars al-Kabîr, à Oran en 1509. En 1510, on avait déjà occupé Bijâya et le Penon d’Alger et imposé le silence à de nombreuses villes de la côte.

Le fanatisme religieux et les projets politico-économiques se proposaient de « créer de Séville à la Sicile, riche en grain, une route impériale adossée à la côte africaine[11] 

Les villes occupées furent transformées en bases fortifiées pour s’assurer la prépondérance en mer. Puis, commença une politique belliqueuse et intransigeante, afin de réduire les Etats du Maghreb. 

Charles Quint se prenait pour le maître de l’Univers. Il voulait une monarchie dominant tous les continents. Sans tenir compte des multiples difficultés intérieures et des réactions internationales, il entreprit sa croisade contre l’Occident musulman, par des expéditions contre Tunis et Alger. 

Son fils Philippe II (1556-1598) tenta de mener une politique de grandeur et de guerre. Il se voulait le champion unique de la foi catholique et se lança dans la persécution des Musulmans restés en Espagne après 1492. « Combattre les Musulmans, les Juifs et les Protestants fut le grand dessein auquel il consacra sa vie » notent certains historiens à l’actif de ce souverain[12]. Il projetait une hégémonie territoriale autour de la Méditerranée ! 

Ses successeurs de la Maison d’Autriche et les Bourbons, après eux, n’acceptèrent jamais une Régence forte avec une marine active qui freinait énormément leurs ambitions. « En moins de cinquante ans, écrit Berbrugger, le commerce et la navigation de l’Espagne avaient presque complètement été anéantis[13]. » Aussi, les conflits armés furent-ils continus et les résultats ruineux pour les belligérants.

 

2 - Le royaume de Naples

 

Possession espagnole dès le XVème siècle, d’une importance stratégique incontestée, ce petit Etat apporta, continuellement, son concours à la coalition antimusulmane formée par l’Europe.

Chaque expédition espagnole contre Alger comprenait des contingents de ce pays. Dans le domaine de la course et de la traite des esclaves musulmans, les Napolitains furent parmi les plus actifs de la coalition.

 

3 - Les moines corsaires

 

Très tôt, les ordres religieux, poussés par une fièvre islamophobe, se jetèrent dans la course avec l’espoir de reconquérir la mer et de l’interdire aux autres.

 

a) L’Ordre de Saint Jean de Jérusalem[14] : Après avoir succède aux Templiers, en 1312 et après leur installation à Chypre puis à Saint Jean d’Acre, les moines de l’Ordre se fixèrent à Rhodes. De là, ils interceptaient les bateaux musulmans et les pèlerins se rendant la Mecque. L’île commandait en effet, la seule route maritime de Constantinople à l’Egypte et les débouchés de l’Asie mineure. Attaques de convois et coups de main sur les îles isolées causèrent de si grands dommages que le Sultan dut les expulser de leur repaire en 1522.

 

b) L’Ordre de Malte : Chassés de Rhodes, les Hospitaliers de Saint Jean s’installèrent à Malte. Ils y restèrent jusqu’à 1798 (prise de l’île par Bonaparte).

 

C’était une communauté religieuse et militaire dont les Grands Maîtres étaient aussi puissants que les Doges de Venise. Ils gardaient le détroit et bénéficiaient de l’aide et de la complicité de nombreux Etats chrétiens. Leur base devint rapidement « une des principales forteresses de la Croix » et ses chevaliers, « la fleur de la course chrétienne. » Cette association belliqueuse, passant pour être « la plus généreuse épée de la chrétienté » se convertit en milice de la mer. Ils écumaient la Méditerranée et s’attaquaient aux rivages musulmans. Longeant les nombreux refuges que leur offraient la Grèce, la Crète, les îles et les îlots de la Méditerranée centrale, ils pillaient du Delta du Nil à la Goulette. 

Sous le règne du Grand Maître d’Oemèdes[15], l’Ordre fut inféodé à l’Empereur Charles Quint et l’on comprendra pourquoi, les chevaliers vinrent en masse, en 1541, à Alger où ils laissèrent de nombreux tués et prisonniers ainsi qu’un butin de guerre important. 

S’ils osaient à peine se hasarder dans les eaux algériennes, ils infestaient, par contre, la Méditerranée orientale. Parmi leurs nombreux actes de brigandages, l’histoire a retenu celui-ci : en 1664, les galères de la Religion s’emparèrent, après sept heures de combat, d’un grand galion musulman richement chargé. Parmi les captifs, se trouvait une dame du sérail qui, pour accomplir son obligation religieuse, s’en allait à la Mecque, avec un jeune garçon « qu’on disait fils du Grand Seigneur Ibrâhîm[16]. » 

Incapable d’affronter seule la Régence, l’Europe a paru longtemps se reposer sur l’activité des corsaires chevaliers. Mais l’Ordre, vigoureux au XVIème, n’eut, dans les derniers temps de son existence, ni le pouvoir, ni l’énergie de contrebalancer les coups toujours renouvelés des Algériens.

 

c) Les chevaliers de Saint-Etienne. L’Ordre fut fondé en Toscane par Cosme de Médicis, en 1562, « avec l’autorité et le concours des papes. » Une bulle de Pie IV approuva cet ordre. Ce souverain pontife et ses successeurs « ont en récompensé et accordé beaucoup de biens et privilèges au dit ordre pour faire la guerre aux Infidèles[17]. »

 

Imitant l’Ordre de Malte dans la guerre aux Musulmans, le Grand-Duc était appelé, dans certains écrits, « la terreur des Ottomans, fléau des Turcs, frayeur des Mores[18]. »

 

L’activité de ces corsaires atteignit son paroxysme entre 1585 et 1610. Elle diminua sensiblement au XVIII siècle. Parmi leurs « exploits, » rappelons leur coup de main sur ‘Annâba (Bône) en 1607 et en 1610. Certaines sources disent qu’en 1678, ils avaient capturé quinze mille Musulmans.

 

4 - La France

 

Les relations algéro-françaises connurent des hauts et des bas durant cette période troublée par des luttes autour de la navigation et du commerce en Méditerranée. 

La première phase couvrit, à peu près, tout le XVIème siècle. A partir de 1534, François 1er, encerclé par le vaste empire de Charles Quint et menacé alors d’étranglement, se rapprocha des Ottomans et fit appel, nous le verrons plus loin, aux Algériens dans ses conflits avec l’Espagne. Les convergences d’intérêt, l’entente militaire, le commerce créèrent ce qu’on appela « l’alliance du Lys et du Croissant. » 

Cependant, le XVIIème siècle fut différent. Les choses se gâtèrent peu à peu, sous la pression, en France, de clans ou de personnages influents. Le renouveau religieux y prêchait, ouvertement, la croisade au Maghreb. Les prêtres, devenus consuls, préconisaient parfois l’emploi de la force pour résoudre les différends avec la Régence. Les brouilles entre les deux pays contrastaient avec un passé sans orage. Sous la pression des hommes d’Eglise, l’entente algéro-française devint « génératrice de tant de scandales. » On la dénonça avec vigueur. On préférait alors porter la guerre en Afrique « pour occuper toute une jeunesse inemployée depuis la fin des guerres civiles et réduite à s’enrôler sous les bannières de Toscane ou de Malte[19]. » Quand on rappelait aux partisans des croisés que les Musulmans furent, longtemps, de précieux alliés, ils rétorquaient que c’était du passé et que l’on était maintenant en paix avec l’Espagne[20]. 

Durant le long règne de Louis XIV, la France se décida souvent pour la guerre. Sa politique algérienne consistait à affirmer, en toute occasion, la gloire du Roi et le mépris des Barbaresques. Servir le Souverain par la guerre en multipliant les expéditions et les coups d’éclat, répondait au goût de l’époque, notamment, dans les clans des nobles et des prêtres. « Il me semble, disait en 1666, l’auteur d’un mémoire, qu’il n’est pas de la dignité de l’Etat d’écouter ceux qui proposent de négocier un traité avec Alger[21]. » 

Sous le consulat et l’Empire, Napoléon fut, à trois reprises, sur le point de lancer une attaque qui « tendait à la destruction des trois Régences [...] et à l’établissement dans ces pays, de trois colonies militaires françaises[22]. » 

A défaut de guerre, Napoléon ne se privait point de menaces. Ses instructions à ses ministres et représentants au Maghreb exprimaient clairement des intentions belliqueuses :

« Ecrire aux citoyens Dubois - Thainville et Dervize de bien établir les différences qu’il y a entre les Français et les Anglais : que ceux-ci peuvent bien y envoyer quelques vaisseaux mais pas une armée entière, comme je puis le faire d’un moment à l’autre[23]. » 

Trois jours après, il prit un arrêté stipulant que « Le Ministre de la Marine fera, sur le champ, partir de Brest trois vaisseaux de guerre et deux frégates pour se rendre dans le plus court délai à Alger, où ils mouilleront et trouveront des ordres chez l’agent de la République[24]. »

 

Sous le Premier Empire (1804-1814), les relations entre les deux pays se gâtèrent davantage. Le Dey Ahmad (1805-1808) était hostile à la France parce qu’il connaissait les projets agressifs de ses dirigeants.

 

Au lendemain de la paix de Tilsit[25], Bonaparte, alors à l’apogée de sa gloire et de sa force militaire, songeait encore à une solide expédition contre la Régence « pour y établir une forte base organisée et disputer, à l’Angleterre, le contrôle de la Méditerranée. »

 

La tension entretenue par les malentendus et les récriminations, demeura, jusqu’au blocus et à l’agression de 1830.

 

5 - L’Angleterre

 

La présence anglaise en Méditerranée et ses tendances à l’hégémonie devaient, fatalement, opposer la Régence à la Grande-Bretagne.

 

Au XVIème siècle, le réseau de bases navales établi par les Anglais s’élargissait ; la progression continuait au XVIIème siècle: Tanger, Smyme et Livourne; le XVIIIème siècle vit tomber Gibraltar et Port Mahon[26].

 

Devant lutter par tous les moyens contre la France et contre l’Espagne, l’Angleterre dut s’appuyer sur la Régence. Plusieurs traités conclus sanctionnaient l’entente mutuellement bénéfique.

 

Cependant, une rivalité sur mer fut à l’origine de tensions et de conflits armés. Incursions algériennes dans l’Atlantique et raids anglais sur Alger[27], collaboration anglo-russe en Méditerranée pour affaiblir l’Empire ottoman, furent les principales causes de la rupture. On ne pardonnait pas aux Anglais " « »d’avoir guidé les premiers pas des Russes dans une mer où ils n’avaient rien à faire"." On était ici outré de voir ces derniers bénéficier de facilités d’escales et recevoir des instructeurs dans le cadre de missions navales.

 

Ainsi, plus d’une fois, l’allié d’hier se trouvait-il rangé dans la coalition anti algérienne.

 

6 - La Russie

 

Toujours prisonnière derrière des mers fermées, la Russie chercha tôt à se frayer un passage vers les mers libres. Mais les Ottomans étaient l’obstacle à renverser pour avancer par le Sud. Dès 1552, le Tsar amorça une progression vers le Bosphore. En attendant d’en tenir plus, pourquoi ne pas chercher d’abord, par tous les moyens à s’implanter en Méditerranée, en empruntant une porte plus facile : Gibraltar ?

 

On tenta de mettre dans le jeu, l’Ordre de Malte, moyennant un appui consistant contre les Musulmans. Joseph II et Catherine II avaient leurs rêves : pour disposer de bases en Méditerranée, pourquoi ne pas négocier avec ‘Alî Karamanlî, Pacha de Tripoli, l’acquisition de l’île de Bomba (au Nord-Ouest de Tobrouk et face à la province de Barqa ? L’Impératrice voulait en faire une Malte russe. Les pourparlers n’ayant pas abouti, on mit au point, en 1784, un autre projet : les îles de Lampedouse et Linose qui dépendaient alors du Royaume de Naples.

 

Les multiples tentatives des Russes en Méditerranée visaient à démembrer l’Empire ottoman par le fameux projet grec : « Reconstituer l’empire hellénique avec Constantinople pour capitale et un prince russe comme souverain ! »  Ce qui explique les guerres turco-russes en 1783 et 1787.

 

Vis à vis des Régences du Maghreb, la Russie, à défaut de les combattre, chercha à les détacher du Sultan. En 1777, des envoyés russes vinrent officiellement à Tunis et à Alger, faire des ouvertures de paix. Mais, devant le refus algérien et la ferme persistance des dirigeants de rester fidèles au Sultan, la Russie se lança dans la guerre de course en Méditerranée. Les coups de main se multiplièrent. Une polacre française, transportant des pèlerins vers la Mecque, fut capturée par un navire russe[28]. En effet, la Régence était en guerre contre le Tsar depuis le conflit de Tchesmé (1783) et la marine d’Alger se trouvait chaque fois engagée aux côtés du Sultan.

 

Quant aux navires russes opérant en Méditerranée, ils avaient comme principales bases, Mahon et Livourne[29].

 

Mais la Méditerranée avait aussi d’autres utilisateurs : à partir de 1590, on note l’arrivée massive des Nordiques : Hollandais, Suédois, Hanséaques.

 

Tel était le monde auquel devait résister la Régence en lui opposant une marine entraînée et une foi inébranlable.

 

C - UN ENJEU DE TAILLE : LA MEDITERRANEE[30]

 

« Toi qui portas le monde en ton sein fabuleux. »

 

Cette mer qui fut le théâtre de l’épopée barbaresque, n’est pas une mer comme les autres. Si petite par la superficie, elle est si chargée d’histoire ! 

C’est une mer étroite, dont la longueur, de Gibraltar à la côte syrienne, est de moins de quatre mille kilomètres et dont la largeur est, au maximum, de sept cent cinquante entre la France et l’Algérie, de huit cents entre le rivage libyen et Salonique. Sa surface est à peine de trois millions de kilomètres carrés. Les mers annexes sont également resserrées ; l’Adriatique avec ses huit cents kilomètres de long sur à peine deux cents de large. 

Ses limites, en tant que mer, sont en effet bien nettes. Le détroit de Gibraltar marque qu’on passe d’un monde à l’autre, ce qui fait dire que cette mer est « une souricière facile à bloquer. » Par contraste avec la masse des océans, ce caractère articulé est un trait géographique très accentué et très riche de conséquences. 

Par sa situation privilégiée, elle est en effet commune aux trois continents et, par-là, « le lieu géométrique des rapports de l’Orient et de l’Occident[31]. » 

Elle est aussi la plus belle portion du globe[32], « la mer des aventures, » le lac exquis, la « mer verte. » 

Contrairement aux autres, elle n’est pas hostile à l’homme, mais plutôt accueillante. Dans le passé, elle fut très tôt la patrie des marins, leur raison de vivre et leur moyen de subsistance. 

Par son rôle, elle fut le berceau de la civilisation, des arts, des courants économiques, « le cratère bouillant des gestations humaines, » le terrain favorable des échanges culturels et des reliques du passé où l’on ne peut « défiler au large d’un de ses sites sans qu’il ne rappelle quelque épisode ou quelque bataille[33]. » 

Aussi demeura-t-elle, grâce à ces multiples privilèges, le centre névralgique de l’univers et la mer qui sut, le mieux, garder un charme incomparable et une importance inégalée. Ses rivages enchanteurs, ses paysages harmonieux et ses ressources inépuisables fixèrent les races et opposèrent les peuples dominateurs.

 

Au Moyen-Age, depuis le XIIème siècle, notamment, la Méditerranée fut soumise à la loi chrétienne, en dépit de l’avance musulmane enregistrée lors de la conquête du Maghreb et de l’Espagne. Malgré les découvertes géographiques, l’importance de la route des Indes et celle de l’Amérique du Sud, la Méditerranée sut garder son rang et sa valeur stratégique. Parsemée de péninsules, de presqu’îles et d’îles (deux cent cinquante dans la seule mer Egée), elle fut longtemps le témoin du labeur ou de l’ambition des peuples courageux. Les Baléares, la Corse, la Sardaigne, Chypre, Candie, Rhodes et Malte purent assurer à ce lac une vie prospère et une activité exceptionnelle. Barcelone, Marseille, Gênes, Naples, Tunis, Tripoli, Alexandrie et Alger, entre tant de villes côtières, avaient tenu les rênes du commerce de l’Europe et de l’Orient. C’est pourquoi, les principales routes maritimes et commerciales sillonnaient cette partie du globe avec un trafic des plus denses. 

Mieux encore, l’évolution politique et militaire de la région confirma cette mer dans son rôle et son importance. 

Si au Moyen-Age, l’influence chrétienne sur la Méditerranée était incontestable, le cadre et le décor où devait se produire les acteurs allaient changer avec l’arrivée des Turcs, en ce début du XVIème siècle au Maghreb et l’offensive musulmane contre les principales îles tenues par les Chrétiens. 

La chute de Rhodes en 1522, du Penon d’Alger en 1529, de Bougie en 1555, permirent à l’Islâm de reprendre l’initiative.

 

Vers 1565, les rivages de la Méditerranée étaient, depuis un demi-siècle, musulmans pour les deux tiers. Dans le bassin oriental, à l’exception de Cérigo, Zante et Corfou, la plupart des îles étaient aux mains des Ottomans ; Chio fut arrachée en 1566 et Chypre en 1571. 

Jadis, lien entre riverains, la mer blanche se transforma en un lieu d’affrontements sanglants entre Musulmans et Chrétiens, affrontements dans lesquels Alger se lança, sans répit, durant trois siècles. La lutte séculaire reprit en effet, lorsque l’Europe entreprit de nouvelles et vaines croisades. C’est alors qu’un front meurtrier sur mer s’embrasa, les batailles se succédèrent, les haines aveuglèrent les hommes : Maghreb et Europe se mesurèrent militairement pour dominer le bassin occidental, en particulier. 

Jamais, depuis plusieurs siècles, les Musulmans n’avaient été aussi forts et entreprenants. Repousser l’ennemi, le battre et l’affaiblir semble avoir été la stratégie constante de leurs dirigeants.

 

« Au XVIème siècle, écrit F. Braudel, on ne peut plus circuler en Méditerranée qu’en se méfiant du Musulman ou si l’on s’est acquis ses complaisances comme les Marseillais [...] C’est aux Musulmans que vont dès lors les aventuriers de la mer [...] C’est à eux, qu’appartiennent les vaisseaux les plus rapides les chiourmes les plus nombreuses et les mieux exercées. » 

En effet, l’Europe connut un progrès rapide de son commerce maritime. Marseille entretenait depuis longtemps d’actives relations avec l’Orient, notamment avec les Mamelouks d’Egypte. Venise et Gênes avaient conclu des accords commerciaux avec les souverains du Maghreb, L’Espagne possédait de grands intérêts dans certains Etats d’Italie. Les Anglais et les Hollandais étaient à la recherche de profits commerciaux dans le vaste monde musulman, riverain de la Méditerranée. 

Avec les marchandises, il y circulait également les idées, les richesses, les armes et les apôtres. Aussi, l’affrontement obligeait-il les belligérants à trouver, sur mer, les moyens et les hommes pour se battre et concrétiser leurs rêves, car les sociétés traditionnelles étaient alors incapables de les fournir Les profits que procurait la mer étaient infiniment supérieurs C’est pourquoi celle-ci devient l’espace vital recherché, le marché le plus achalandé, le « ring où se rencontrèrent, durant plus de trois siècles, les Algériens et leurs adversaires européens. »  

Les conséquences étaient très pénibles pour l’ensemble des antagonistes. L’insécurité fut si générale que la Méditerranée était devenue « comme une de ces forêts de cauchemar où, derrière chaque arbre, un brigand se cache, escopette au poing, prêt à crier aux voyageurs pèlerins et marchands qu’il faut choisir incontinent entre la bourse ou la vie[34]. » 

La Méditerranée s’érigea, au XVème siècle, en paradis des pirates et des corsaires de toutes les nations riveraines ou non[35].

 

 





[1] A.N.Aff.Etr. B III – 305.

[2] Ibid.

[3] A vol d’oiseau, elle n’est qu'à 780 km de Ceuta et à 750 de l’extrémité Nord de la Tunisie.

[4] Alger, p. 35.

[5] Sur la ville du Xème au XVème siècles: Ibn Hawqal, al-Bakrî, al-Idrisî, al-‘Abdâri, revue al-Asâla, n°, 1972. pp. 59-69.

[6] Description de l’Afrique, Ed. Epaulard, t. II, p. 347.

[7] Lors de l’expédition de Crête.

[8] N.Aff ; Etr„ B III - 305

[9] Berbrugger, « Relations entre la France et la Régence d'Alger au XVIIeme siècle », R. A., 1879, p. 6.

[10] Il fut l’œuvre des Algériens « qui ont su tirer parti du plan que la nature leur avait tracé. » Chacun des successeurs de Barberousse s’efforça d’en améliorer les capacités d’accueil et de défense et de résoudre les problèmes de la sécurité des navires en édifiant des ouvrages.

[11] Monlaü, Les Etats Barbaresques, p. 51.

[12] Les grands conflits des XVIème et XVIIème siècles (Grande Encyclopédie de l’Histoire) VI. p. 87

[13] Berbrugger, R.A., 1879, p. 6.

[14] Fondé en 1099.

[15] Espagnol, il resta à la tête de la communauté de 1536 à 1553.

[16] Vertot (l’Abbé), Histoire des Chevaliers de Malte, p. 299.

[17] Aff.Etr., Mémoires et Documents, Italie/Toscane 1729-1836, Lettre de M. Lorenzia à Rouillé, le 13 mars 1750. [Pie IV (Jean Ange de Médicis), 1469-1565]

[18] Turbet-Delof, B.C., n° 96, p. 75.

[19] L’Ordre de Malte était considéré comme la bonne conscience de la France. Volontaires, déserteurs ou idéalistes fiançais y étaient enrôlés pour se soustraire aux traités d’alliance avec la Régence. D’autre part, dans la guerre que se livraient La Porte et Venise, le transport des renforts étrangers pour soutenir la République était assuré par la marine française.

[20] Capot Rey, La politique française et le Maghreb méditerranéen, p. 120.

[21] Loverdo, De la Régence d’Alger et des avantages que la possession de ce pays peut procurer à la France, cité par Léo Berjaud dans « Boutin... », p; 85.

[22] Napoléon, Correspondance, Note pour le Ministre des relations extérieures, 16 messidor an X (7 juillet 1802), R.A., 1875.

[23] Paris, 19 messidor an X. Signalons que la colère de l’Empereur vint après la paix d’Amiens signée avec les Anglais le 25 mars 1802.

[24] Par ce biais, Bonaparte voulait résoudre plusieurs problèmes intérieurs : occuper l’armée, se débarrasser de généraux rivaux et de chefs turbulents, distribuer, en cas de conquête, des concessions pour indemniser les victimes de la Révolution.

[25] Signée en juillet 1807 entre Napoléon et Alexandre 1er de Russie.

[26] Les Anglais ne rendront ce dernier point qu’en 1783 après le traité de Versailles.

[27] Voir plus loin, les expéditions anglaises : origines et déroulement ainsi que les conséquences.

[28] Grammont, Histoire... p. 322.

[29] Maupeou, « Les premiers russes en Méditerranée (1770-1807), Les corsaires moscovites, » revue de la Défense Nationale, avril 1947

[30] Voir notice « Bahr al Rûnt » in E.I2. 963/965 et Michel Mourre : Dictionnaire encyclopédique d’histoire.  R.M.Bordas, 1978.

[31] Dufourq, L'Espagne catalane, int., p. 2.  Auphan (P.), Histoire de la Méditerranée, p. 10.

[32] Dufourq, op.cit., p. 574.

[33] Auphan (P.), Histoire de la Méditerranée, p. 10.

[34] Hubac, Les Barbaresques, p ; 11.

[35] Mercier (E.), en fait le paradis des pirates barbaresques seulement (Histoire de l’Afrique Septentrionale, III, p. 244.)