LE CADRE GEOPOLITIQUE
Le monde qui vit la marine
algérienne évoluer et se battre était un monde bipolaire. L’Islâm,
représenté essentiellement par les Ottomans, et la Chrétienté, à la
tête de laquelle se trouvait l’Espagne.
A- L’ISLAM MEDITERRANEEN
1 - La puissance des
Ottomans :
Au XVIème siècle, elle était
à son apogée. Elle s’étendait sur plusieurs contrées. Maîtres de
l’Egypte et de la Syrie (1516-1517), des Lieux Saints, des
principales îles de la Méditerranée orientale et d’une grande partie
du Maghreb, les Turcs tenaient bon sur trois continents : du Danube
aux rives du Don, de la Moulouya à la première cataracte du Nil et à
l’Euphrate. Les mers Noire, Egée et le bassin oriental de la
Méditerranée devinrent des eaux turques.
Ce vaste empire disposait de
ressources de toutes espèces, d’une force militaire avec une armée
d’élite et une artillerie incomparable.
Malgré les guerres ruineuses
menées contre les coalitions chrétiennes durant des siècles,
l’Empire ottoman demeurait encore une puissance à la fin du XVIIIème
siècle, même s’il avait cessé d’être une menace pour l’Europe.
Le Maghreb était « constitué
d’un royaume resté hors de la sphère ottomane, le Maroc des
Sa’adiens et des ‘Alawites; le reste formait trois Régences : Alger,
Tunis et Tripoli, plus ou moins vassales de la Porte.
Par sa situation
géographique, ses richesses en hommes et en denrées, la contrée fut
convoitée par les Espagnols appuyés sur l’Amérique et par les
Ottomans, appuyés sur l’Asie.
Les deux puissances se
disputaient l’hégémonie sur ce Maghreb dont la possession aurait
assuré le triomphe de l’un des deux rivaux.
Sur le plan militaire, les
trois Régences n’avaient pas toutes les mêmes atouts et les mêmes
ressources. Tripoli était la plus vulnérable, « la plus fiable de
ces républiques et celle qui donne le plus beau jeu aux expéditions
européennes, étant disposée très favorablement pour être bombardée[1]. »
La Régence de Tunis succéda
en 1574 à la dynastie des Hafsides. Cependant, malgré une activité
maritime soutenue, elle n’avait jamais inquiété les puissances
chrétiennes. « Nation plus aisée à réduire, dit un document, que
celle d’Alger parce qu’elle a moins de force et qu’elle fait du
commerce[2]. »
La petite république de Salé
était une puissance à part. Elle était « plus incommode pour
l’Espagne que pour la France. » La course était « leur raison
d’être. » Les grands problèmes de l’heure, non !
2 - Alger la guerrière :
« Djazair al-Maghâzi, »
« République redoutable ! » « Plaie vive attachée aux flancs de la
Chrétienté ! » C’est ainsi qu’on désignait Alger quand elle s’était
engagée avec beaucoup de succès dans les guerres maritimes.
Pour comprendre le rôle joué
par la Régence, à partir du XVIème siècle, il faut rappeler les
facteurs déterminants.
a) La situation géographique
: A mi-chemin entre le Cap Bon et le détroit de
Gibraltar[3],
Alger n’est aussi qu’à trois cents kilomètres de Majorque. A
l’extrême Ouest de la mer, les deux côtes, espagnole et algérienne,
se regardent de plus en plus près de l’Est à l’ouest.
Cette position centrale,
entre le canal de Sicile et la porte de l’Atlantique, confère à la
cité une position de choix.
« Il est bien certain, écrit
Lespès, qu’une flotte ayant Alger pour port d’attache était bien
placée pour surveiller et intercepter les routes les plus directes
de Gibraltar vers la Méditerranée orientale, de l’Espagne du Sud
vers l’Italie méridionale ou la Sicile[4]
! »
Cette position avantagea la
ville, bien avant les changements survenus au XVIème siècle.
Du Xème au XVIIIème siècle,
géographes et voyageurs musulmans s’accordaient à souligner la
richesse et l’activité économique de la ville. Le port était
fréquenté par les navires d’Ifryqiya, d’Espagne et d’Orient. Certes,
le pays tout entier, fut partiellement ruiné à la fin du XIIIème
siècle par les luttes, les révoltes et Alger par les sièges.
Cependant, chaque fois, la ville se relevait de ses malheurs pour
connaître, dès le XVème siècle, une relance économique appréciable.
Les échanges avec Barcelone, Port Vendres, Marseille et Gênes lui
rendirent une partie de sa prospérité, momentanément éclipsée[5].
b) Le joug espagnol : Après la
chute de Grenade, l’offensive ibérique au Maghreb allait
compromettre les efforts déployés. Le littoral algérien fut, en
partie, occupé par les Espagnols, entre 1505 et 1510 : Mars al
Kabîr, Oran, Bijâya et le Penon d’Alger. D’autres villes côtières
furent étroitement surveillées et soumises au versement d’un tribut
à la Couronne d’Espagne.
Le Maghreb central, déchiré
et affaibli de l’intérieur, ne pouvait faire face, seul, à cette
nouvelle croisade.
L’arrivée puis
l’installation des Andalous expulsés et l’appel lancé aux Turcs
allaient, peu à peu, transformer la bourgade des Banî Mazghana en
une capitale d’un nouvel Etat, de mieux en mieux structuré et décidé
à rendre aux chrétiens leurs coups. Léon l’Africain y séjourna au
début du règne de Khayr ad-Dîn. « Elle est, nous dit-il, très grande
et fait quatre mille feux. Ses murailles sont splendides et
extrêmement fortes, construites en grosses pierres[6]. »
c) L’organisation de la Régence :
Les débuts furent très difficiles. Devant les multiples dangers qui
le guettaient, Khayr ad-Dîn se plaça sous l’autorité du Sultan Salim
1er, en 1518. Il reçut le titre de Pacha, les fonctions de
gouverneur et des renforts en hommes, en argent et en armes.
Le Maghreb central devint,
en quelques années, une province turque. Le régime politique du
pays, s’il assura une relative stabilité, connut cependant, des
changements.
- Jusqu’à 1587, il y avait,
à la tête de la Régence, les Beylerbeys, grands personnages dans la
hiérarchie ottomane qui assurèrent le triomphe de la présence
turque. Ces gouverneurs, nommés par le Sultan, étaient des chefs
politiques et militaires soutenus par des janissaires recrutés en
Asie.
- La seconde période fut
celle des pachas triennaux. Elle dura jusqu’en 1659, et fut marquée
par la rivalité des Raïs et des officiers de terre. Mais le pouvoir
réel était détenu par les premiers. Le Pacha, nommé par La Porte,
perdait de plus en plus son autorité.
- La période des Agha
(1659-1671) fut un moment de troubles et de déstabilisation. Certes,
les chefs maintinrent les liens avec Istambûl, par l’envoi de
présents et par l’aide militaire[7],
mais ne laissèrent au représentant du Sultan que la possibilité
d’entériner les décisions du Diwân. Et, au fil des années, le
« Pacha », ne fut rien d’autre qu’un titre honorifique.
- Une monarchie élective vit
le jour en 1671 et dura jusqu’en 1830. La corporation des Raïs,
devant la confusion qui régnait dans les affaires de l’Etat, imposa
au pays, un un nouveau chef appelé Dey. Si le Sultan continuait
d’envoyer des Pachas, le pouvoir effectif se trouvait entre les
mains de l’Odjaq qui élisait son Dey. L’éloignement favorisait
l’indépendance à l’égard du souverain. Les dirigeants jouissaient
d’une large autonomie, mais le maintien des liens avec la Turquie
leur assurait une sorte de garantie face aux menaces des nations
occidentales.
d) Le Jihâd sur mer : Alger,
capitale de la Régence, n’était pas un simple port de commerce ou
une échelle comparable à Tripoli de Syrie ou à Lattaquié. Elle
n’était pas seulement la résidence des Deys et du Diwân, mais avant
tout, une ville de guerre, une place d’armes et le poste principal
du corps de la marine.
« Cette nation, dit un
document de l’époque, est des plus puissantes de la côte d’Afrique
et des plus difficiles à réduire [...] elle a plus de vaisseaux à la
mer, elle est mieux aguerrie, la ville est mieux fortifiée que celle
des autres nations[8]. »
L’Odjaq, une fois fondé,
avait-il une autre mission que de porter le combat dans la voie
d’Allah sur les flots ? « C’est ainsi qu’il était né, c’est par là
qu’il avait grandi[9]. »
Lorsque Khayr ad-Dîn enleva le Penon aux Espagnols, en 1529, creusa
le port et le fortifia, il voulut en faire le point d’attache et de
refuge des combattants de la foi, « c’est une Malte musulmane qu’il
envisagea de créer. »
Alors, Alger « éleva sa tête
altière » et sembla « porter le diadème de ce monstrueux empire. »
« Bâtie en amphithéâtre [...] sur le penchant d’une montagne, chacun
de ses habitants pouvait contempler, avec orgueil, les mers, ses
vastes domaines. »
La lutte contre l’ennemi,
s’engagea essentiellement sur mer. Le dos tourné au continent, toute
la façade de la ville regardait vers cette mer qui lui amenait des
profits et des soucis. Durant trois siècles, les dirigeants allaient
attacher une importance sans égale à la marine, car le combat ne
devait connaître ni trêve ni fin. La flotte devait être l’instrument
de la résistance et de l’offensive. Les moyens financiers ne
faisaient pas défaut. La Méditerranée les drainait vers Alger. « Une
cité fort animée, » rapporte le sieur Nicolay, médecin d’Henri II.
A l’origine de cette fortune
légendaire et de cette transformation peu commune, il y eut le
nouveau port. Quelques années auparavant, c’était « une traînée de
rochers à fleur d’eau, allant du rivage à l’îlot central, appelé
« Stoffa » ». Un chapelet de récifs permettait aux navires de
mouiller devant la ville. Cependant, les marins trouvaient l’endroit
moins bon que celui de Mars al-kâbir ou de Bijâya « car nulle part,
on n’y était abrité des coups de vent du Nord et des gros temps de
l’hiver et que, même pendant la belle saison, on pouvait y être
tourmenté par la mer. »
Au handicap naturel,
s’ajoutait la présence espagnole depuis 1510. Incursions et
bombardements paralysaient toute activité. Quand le cauchemar prit
fin, un port naquit, véritable outil de développement[10]. »
Devenu la raison d’être de
la ville, le port sera, jusqu’à la fin, le port de l’audace, le
fléau et la terreur des gens de l’autre côté de la mer, la base qui
enlèvera à l’Espagne, la plupart de ses places fortes et de ses
villes vassales en Algérie, consacrant ainsi la faillite de sa
politique africaine.
B - LE MONDE D’EN FACE.
Pour comprendre la place et
le rôle de la marine algérienne, durant la longue période ottomane,
il faut connaître les nombreux ennemis qui, malgré leurs divergences
politiques ou religieuses, durent l’affronter sans répit.
Le préjugé antimusulman,
très répandu à l’époque, prit dès l’arrivée des Turcs au Maghreb,
une dimension telle que l’idée de croisade était dans toutes les
têtes. Un prince, un aventurier ou un criminel fuyant son pays, se
vantait de vouloir « broyer du Turc. »
D’autre part, les multiples
victoires remportées sur terre et sur mer par les Musulmans avaient
dressé le monde de la Croix contre celui du Croissant. Dans cet
embrasement général, le Maghreb central fut particulièrement visé,
mais rendit coup sur coup, grâce à sa marine.
1- L’Espagne
A la tête de ce monde
hostile, venait la Maison d’Autriche qui comprenait : l’Espagne,
Naples, la Sicile, une partie de la péninsule italienne, l’Europe
centrale et les Flandres. Il représentait une chrétienté militante
et active qui rêvait d’extirper "le péril mahométan" en déchaînant
les passions et en multipliant les heurts.
Bien avant le prétexte turc,
les rois catholiques furent à la tête de l’offensive. Au lendemain
de la chute de Grenade et de la fin de la dernière dynastie
musulmane en Andalousie, la politique espagnole lorgnait le littoral
maghrébin, comme premier pas d’un vaste plan. Dès 1505, on prit pied
à Mars al-Kabîr, à Oran en 1509. En 1510, on avait déjà occupé
Bijâya et le Penon d’Alger et imposé le silence à de nombreuses
villes de la côte.
Le fanatisme religieux et
les projets politico-économiques se proposaient de « créer de
Séville à la Sicile, riche en grain, une route impériale adossée à
la côte africaine[11]
Les villes occupées furent
transformées en bases fortifiées pour s’assurer la prépondérance en
mer. Puis, commença une politique belliqueuse et intransigeante,
afin de réduire les Etats du Maghreb.
Charles Quint se prenait
pour le maître de l’Univers. Il voulait une monarchie dominant tous
les continents. Sans tenir compte des multiples difficultés
intérieures et des réactions internationales, il entreprit sa
croisade contre l’Occident musulman, par des expéditions contre
Tunis et Alger.
Son fils Philippe II
(1556-1598) tenta de mener une politique de grandeur et de guerre.
Il se voulait le champion unique de la foi catholique et se lança
dans la persécution des Musulmans restés en Espagne après 1492.
« Combattre les Musulmans, les Juifs et les Protestants fut le grand
dessein auquel il consacra sa vie » notent certains historiens à
l’actif de ce souverain[12].
Il projetait une hégémonie territoriale autour de la Méditerranée !
Ses successeurs de la Maison
d’Autriche et les Bourbons, après eux, n’acceptèrent jamais une
Régence forte avec une marine active qui freinait énormément leurs
ambitions. « En moins de cinquante ans, écrit Berbrugger, le
commerce et la navigation de l’Espagne avaient presque complètement
été anéantis[13]. »
Aussi, les conflits armés furent-ils continus et les résultats
ruineux pour les belligérants.
2 - Le royaume de Naples
Possession espagnole dès le
XVème siècle, d’une importance stratégique incontestée, ce petit
Etat apporta, continuellement, son concours à la coalition
antimusulmane formée par l’Europe.
Chaque expédition espagnole
contre Alger comprenait des contingents de ce pays. Dans le domaine
de la course et de la traite des esclaves musulmans, les Napolitains
furent parmi les plus actifs de la coalition.
3 - Les moines
corsaires
Très tôt, les ordres
religieux, poussés par une fièvre islamophobe, se jetèrent dans la
course avec l’espoir de reconquérir la mer et de l’interdire aux
autres.
a) L’Ordre de Saint Jean de Jérusalem[14] :
Après avoir succède aux Templiers, en 1312 et après leur
installation à Chypre puis à Saint Jean d’Acre, les moines de
l’Ordre se fixèrent à Rhodes. De là, ils interceptaient les bateaux
musulmans et les pèlerins se rendant la Mecque. L’île commandait en
effet, la seule route maritime de Constantinople à l’Egypte et les
débouchés de l’Asie mineure. Attaques de convois et coups de main
sur les îles isolées causèrent de si grands dommages que le Sultan
dut les expulser de leur repaire en 1522.
b) L’Ordre de Malte
: Chassés de Rhodes, les Hospitaliers de Saint Jean s’installèrent à
Malte. Ils y restèrent jusqu’à 1798 (prise de l’île par Bonaparte).
C’était une communauté
religieuse et militaire dont les Grands Maîtres étaient aussi
puissants que les Doges de Venise. Ils gardaient le détroit et
bénéficiaient de l’aide et de la complicité de nombreux Etats
chrétiens. Leur base devint rapidement « une des principales
forteresses de la Croix » et ses chevaliers, « la fleur de la course
chrétienne. » Cette association belliqueuse, passant pour être « la
plus généreuse épée de la chrétienté » se convertit en milice de la
mer. Ils écumaient la Méditerranée et s’attaquaient aux rivages
musulmans. Longeant les nombreux refuges que leur offraient la
Grèce, la Crète, les îles et les îlots de la Méditerranée centrale,
ils pillaient du Delta du Nil à la Goulette.
Sous le règne du Grand
Maître d’Oemèdes[15],
l’Ordre fut inféodé à l’Empereur Charles Quint et l’on comprendra
pourquoi, les chevaliers vinrent en masse, en 1541, à Alger où ils
laissèrent de nombreux tués et prisonniers ainsi qu’un butin de
guerre important.
S’ils osaient à peine se
hasarder dans les eaux algériennes, ils infestaient, par contre, la
Méditerranée orientale. Parmi leurs nombreux actes de brigandages,
l’histoire a retenu celui-ci : en 1664, les galères de la Religion
s’emparèrent, après sept heures de combat, d’un grand galion
musulman richement chargé. Parmi les captifs, se trouvait une dame
du sérail qui, pour accomplir son obligation religieuse, s’en allait
à la Mecque, avec un jeune garçon « qu’on disait fils du Grand
Seigneur Ibrâhîm[16]. »
Incapable d’affronter seule
la Régence, l’Europe a paru longtemps se reposer sur l’activité des
corsaires chevaliers. Mais l’Ordre, vigoureux au XVIème, n’eut, dans
les derniers temps de son existence, ni le pouvoir, ni l’énergie de
contrebalancer les coups toujours renouvelés des Algériens.
c)
Les chevaliers de Saint-Etienne.
L’Ordre fut fondé en Toscane par Cosme de Médicis, en 1562, « avec
l’autorité et le concours des papes. » Une bulle de Pie IV approuva
cet ordre. Ce souverain pontife et ses successeurs « ont en
récompensé et accordé beaucoup de biens et privilèges au dit ordre
pour faire la guerre aux Infidèles[17]. »
Imitant l’Ordre de Malte
dans la guerre aux Musulmans, le Grand-Duc était appelé, dans
certains écrits, « la terreur des Ottomans, fléau des Turcs, frayeur
des Mores[18]. »
L’activité de ces corsaires
atteignit son paroxysme entre 1585 et 1610. Elle diminua
sensiblement au XVIII siècle. Parmi leurs « exploits, » rappelons
leur coup de main sur ‘Annâba (Bône) en 1607 et en 1610. Certaines
sources disent qu’en 1678, ils avaient capturé quinze mille
Musulmans.
4 - La France
Les relations
algéro-françaises connurent des hauts et des bas durant cette
période troublée par des luttes autour de la navigation et du
commerce en Méditerranée.
La première phase couvrit, à
peu près, tout le XVIème siècle. A partir de 1534, François 1er,
encerclé par le vaste empire de Charles Quint et menacé alors
d’étranglement, se rapprocha des Ottomans et fit appel, nous le
verrons plus loin, aux Algériens dans ses conflits avec l’Espagne.
Les convergences d’intérêt, l’entente militaire, le commerce
créèrent ce qu’on appela « l’alliance du Lys et du Croissant. »
Cependant, le XVIIème siècle
fut différent. Les choses se gâtèrent peu à peu, sous la pression,
en France, de clans ou de personnages influents. Le renouveau
religieux y prêchait, ouvertement, la croisade au Maghreb. Les
prêtres, devenus consuls, préconisaient parfois l’emploi de la force
pour résoudre les différends avec la Régence. Les brouilles entre
les deux pays contrastaient avec un passé sans orage. Sous la
pression des hommes d’Eglise, l’entente algéro-française devint
« génératrice de tant de scandales. » On la dénonça avec vigueur. On
préférait alors porter la guerre en Afrique « pour occuper toute une
jeunesse inemployée depuis la fin des guerres civiles et réduite à
s’enrôler sous les bannières de Toscane ou de Malte[19]. »
Quand on rappelait aux partisans des croisés que les Musulmans
furent, longtemps, de précieux alliés, ils rétorquaient que c’était
du passé et que l’on était maintenant en paix avec l’Espagne[20].
Durant le long règne de
Louis XIV, la France se décida souvent pour la guerre. Sa politique
algérienne consistait à affirmer, en toute occasion, la gloire du
Roi et le mépris des Barbaresques. Servir le Souverain par la guerre
en multipliant les expéditions et les coups d’éclat, répondait au
goût de l’époque, notamment, dans les clans des nobles et des
prêtres. « Il me semble, disait en 1666, l’auteur d’un mémoire,
qu’il n’est pas de la dignité de l’Etat d’écouter ceux qui proposent
de négocier un traité avec Alger[21]. »
Sous le consulat et
l’Empire, Napoléon fut, à trois reprises, sur le point de lancer une
attaque qui « tendait à la destruction des trois Régences [...] et à
l’établissement dans ces pays, de trois colonies militaires
françaises[22]. »
A défaut de guerre, Napoléon
ne se privait point de menaces. Ses instructions à ses ministres et
représentants au Maghreb exprimaient clairement des intentions
belliqueuses :
« Ecrire aux citoyens Dubois
- Thainville et Dervize de bien établir les différences qu’il y a
entre les Français et les Anglais : que ceux-ci peuvent bien y
envoyer quelques vaisseaux mais pas une armée entière, comme je puis
le faire d’un moment à l’autre[23]. »
Trois jours après, il prit
un arrêté stipulant que « Le Ministre de la Marine fera, sur le
champ, partir de Brest trois vaisseaux de guerre et deux frégates
pour se rendre dans le plus court délai à Alger, où ils mouilleront
et trouveront des ordres chez l’agent de la République[24]. »
Sous le Premier Empire
(1804-1814), les relations entre les deux pays se gâtèrent
davantage. Le Dey Ahmad (1805-1808) était hostile à la France parce
qu’il connaissait les projets agressifs de ses dirigeants.
Au lendemain de la paix de
Tilsit[25],
Bonaparte, alors à l’apogée de sa gloire et de sa force militaire,
songeait encore à une solide expédition contre la Régence « pour y
établir une forte base organisée et disputer, à l’Angleterre, le
contrôle de la Méditerranée. »
La tension entretenue par
les malentendus et les récriminations, demeura, jusqu’au blocus et à
l’agression de 1830.
5 - L’Angleterre
La présence anglaise en
Méditerranée et ses tendances à l’hégémonie devaient, fatalement,
opposer la Régence à la Grande-Bretagne.
Au XVIème siècle, le réseau
de bases navales établi par les Anglais s’élargissait ; la
progression continuait au XVIIème siècle: Tanger, Smyme et Livourne;
le XVIIIème siècle vit tomber Gibraltar et Port Mahon[26].
Devant lutter par tous les
moyens contre la France et contre l’Espagne, l’Angleterre dut
s’appuyer sur la Régence. Plusieurs traités conclus sanctionnaient
l’entente mutuellement bénéfique.
Cependant, une rivalité sur
mer fut à l’origine de tensions et de conflits armés. Incursions
algériennes dans l’Atlantique et raids anglais sur Alger[27],
collaboration anglo-russe en Méditerranée pour affaiblir l’Empire
ottoman, furent les principales causes de la rupture. On ne
pardonnait pas aux Anglais " « »d’avoir guidé les premiers pas des
Russes dans une mer où ils n’avaient rien à faire"." On était ici
outré de voir ces derniers bénéficier de facilités d’escales et
recevoir des instructeurs dans le cadre de missions navales.
Ainsi, plus d’une fois,
l’allié d’hier se trouvait-il rangé dans la coalition anti
algérienne.
6 - La Russie
Toujours prisonnière
derrière des mers fermées, la Russie chercha tôt à se frayer un
passage vers les mers libres. Mais les Ottomans étaient l’obstacle à
renverser pour avancer par le Sud. Dès 1552, le Tsar amorça une
progression vers le Bosphore. En attendant d’en tenir plus, pourquoi
ne pas chercher d’abord, par tous les moyens à s’implanter en
Méditerranée, en empruntant une porte plus facile : Gibraltar ?
On tenta de mettre dans le
jeu, l’Ordre de Malte, moyennant un appui consistant contre les
Musulmans. Joseph II et Catherine II avaient leurs rêves : pour
disposer de bases en Méditerranée, pourquoi ne pas négocier avec
‘Alî Karamanlî, Pacha de Tripoli, l’acquisition de l’île de Bomba
(au Nord-Ouest de Tobrouk et face à la province de Barqa ?
L’Impératrice voulait en faire une Malte russe. Les pourparlers
n’ayant pas abouti, on mit au point, en 1784, un autre projet : les
îles de Lampedouse et Linose qui dépendaient alors du Royaume de
Naples.
Les multiples tentatives des
Russes en Méditerranée visaient à démembrer l’Empire ottoman par le
fameux projet grec : « Reconstituer l’empire hellénique avec
Constantinople pour capitale et un prince russe comme souverain ! »
Ce qui explique les guerres turco-russes en 1783 et 1787.
Vis à vis des Régences du
Maghreb, la Russie, à défaut de les combattre, chercha à les
détacher du Sultan. En 1777, des envoyés russes vinrent
officiellement à Tunis et à Alger, faire des ouvertures de paix.
Mais, devant le refus algérien et la ferme persistance des
dirigeants de rester fidèles au Sultan, la Russie se lança dans la
guerre de course en Méditerranée. Les coups de main se
multiplièrent. Une polacre française, transportant des pèlerins vers
la Mecque, fut capturée par un navire russe[28].
En effet, la Régence était en guerre contre le Tsar depuis le
conflit de Tchesmé (1783) et la marine d’Alger se trouvait chaque
fois engagée aux côtés du Sultan.
Quant aux navires russes
opérant en Méditerranée, ils avaient comme principales bases, Mahon
et Livourne[29].
Mais la Méditerranée avait
aussi d’autres utilisateurs : à partir de 1590, on note l’arrivée
massive des Nordiques : Hollandais, Suédois, Hanséaques.
Tel était le monde auquel
devait résister la Régence en lui opposant une marine entraînée et
une foi inébranlable.
C - UN ENJEU DE TAILLE
: LA MEDITERRANEE[30]
« Toi
qui portas le monde en ton sein fabuleux. »
Cette mer qui fut le théâtre
de l’épopée barbaresque, n’est pas une mer comme les autres. Si
petite par la superficie, elle est si chargée d’histoire !
C’est une mer étroite, dont
la longueur, de Gibraltar à la côte syrienne, est de moins de quatre
mille kilomètres et dont la largeur est, au maximum, de sept cent
cinquante entre la France et l’Algérie, de huit cents entre le
rivage libyen et Salonique. Sa surface est à peine de trois millions
de kilomètres carrés. Les mers annexes sont également resserrées ;
l’Adriatique avec ses huit cents kilomètres de long sur à peine deux
cents de large.
Ses limites, en tant que
mer, sont en effet bien nettes. Le détroit de Gibraltar marque qu’on
passe d’un monde à l’autre, ce qui fait dire que cette mer est « une
souricière facile à bloquer. » Par contraste avec la masse des
océans, ce caractère articulé est un trait géographique très
accentué et très riche de conséquences.
Par sa situation
privilégiée, elle est en effet commune aux trois continents et,
par-là, « le lieu géométrique des rapports de l’Orient et de
l’Occident[31]. »
Elle est aussi la plus belle
portion du globe[32],
« la mer des aventures, » le lac exquis, la « mer verte. »
Contrairement aux autres,
elle n’est pas hostile à l’homme, mais plutôt accueillante. Dans le
passé, elle fut très tôt la patrie des marins, leur raison de vivre
et leur moyen de subsistance.
Par son rôle, elle fut le
berceau de la civilisation, des arts, des courants économiques, « le
cratère bouillant des gestations humaines, » le terrain favorable
des échanges culturels et des reliques du passé où l’on ne peut
« défiler au large d’un de ses sites sans qu’il ne rappelle quelque
épisode ou quelque bataille[33]. »
Aussi demeura-t-elle, grâce
à ces multiples privilèges, le centre névralgique de l’univers et la
mer qui sut, le mieux, garder un charme incomparable et une
importance inégalée. Ses rivages enchanteurs, ses paysages
harmonieux et ses ressources inépuisables fixèrent les races et
opposèrent les peuples dominateurs.
Au Moyen-Age, depuis le
XIIème siècle, notamment, la Méditerranée fut soumise à la loi
chrétienne, en dépit de l’avance musulmane enregistrée lors de la
conquête du Maghreb et de l’Espagne. Malgré les découvertes
géographiques, l’importance de la route des Indes et celle de
l’Amérique du Sud, la Méditerranée sut garder son rang et sa valeur
stratégique. Parsemée de péninsules, de presqu’îles et d’îles (deux
cent cinquante dans la seule mer Egée), elle fut longtemps le témoin
du labeur ou de l’ambition des peuples courageux. Les Baléares, la
Corse, la Sardaigne, Chypre, Candie, Rhodes et Malte purent assurer
à ce lac une vie prospère et une activité exceptionnelle. Barcelone,
Marseille, Gênes, Naples, Tunis, Tripoli, Alexandrie et Alger, entre
tant de villes côtières, avaient tenu les rênes du commerce de
l’Europe et de l’Orient. C’est pourquoi, les principales routes
maritimes et commerciales sillonnaient cette partie du globe avec un
trafic des plus denses.
Mieux encore, l’évolution
politique et militaire de la région confirma cette mer dans son rôle
et son importance.
Si au Moyen-Age, l’influence
chrétienne sur la Méditerranée était incontestable, le cadre et le
décor où devait se produire les acteurs allaient changer avec
l’arrivée des Turcs, en ce début du XVIème siècle au Maghreb et
l’offensive musulmane contre les principales îles tenues par les
Chrétiens.
La chute de Rhodes en 1522,
du Penon d’Alger en 1529, de Bougie en 1555, permirent à l’Islâm de
reprendre l’initiative.
Vers 1565, les rivages de la
Méditerranée étaient, depuis un demi-siècle, musulmans pour les deux
tiers. Dans le bassin oriental, à l’exception de Cérigo, Zante et
Corfou, la plupart des îles étaient aux mains des Ottomans ; Chio
fut arrachée en 1566 et Chypre en 1571.
Jadis, lien entre riverains,
la mer blanche se transforma en un lieu d’affrontements sanglants
entre Musulmans et Chrétiens, affrontements dans lesquels Alger se
lança, sans répit, durant trois siècles. La lutte séculaire reprit
en effet, lorsque l’Europe entreprit de nouvelles et vaines
croisades. C’est alors qu’un front meurtrier sur mer s’embrasa, les
batailles se succédèrent, les haines aveuglèrent les hommes :
Maghreb et Europe se mesurèrent militairement pour dominer le bassin
occidental, en particulier.
Jamais, depuis plusieurs
siècles, les Musulmans n’avaient été aussi forts et entreprenants.
Repousser l’ennemi, le battre et l’affaiblir semble avoir été la
stratégie constante de leurs dirigeants.
« Au XVIème siècle, écrit F.
Braudel, on ne peut plus circuler en Méditerranée qu’en se méfiant
du Musulman ou si l’on s’est acquis ses complaisances comme les
Marseillais [...] C’est aux Musulmans que vont dès lors les
aventuriers de la mer [...] C’est à eux, qu’appartiennent les
vaisseaux les plus rapides les chiourmes les plus nombreuses et les
mieux exercées. »
En effet, l’Europe connut un
progrès rapide de son commerce maritime. Marseille entretenait
depuis longtemps d’actives relations avec l’Orient, notamment avec
les Mamelouks d’Egypte. Venise et Gênes avaient conclu des accords
commerciaux avec les souverains du Maghreb, L’Espagne possédait de
grands intérêts dans certains Etats d’Italie. Les Anglais et les
Hollandais étaient à la recherche de profits commerciaux dans le
vaste monde musulman, riverain de la Méditerranée.
Avec les marchandises, il y
circulait également les idées, les richesses, les armes et les
apôtres. Aussi, l’affrontement obligeait-il les belligérants à
trouver, sur mer, les moyens et les hommes pour se battre et
concrétiser leurs rêves, car les sociétés traditionnelles étaient
alors incapables de les fournir Les profits que procurait la mer
étaient infiniment supérieurs C’est pourquoi celle-ci devient
l’espace vital recherché, le marché le plus achalandé, le « ring où
se rencontrèrent, durant plus de trois siècles, les Algériens et
leurs adversaires européens. »
Les conséquences étaient
très pénibles pour l’ensemble des antagonistes. L’insécurité fut si
générale que la Méditerranée était devenue « comme une de ces forêts
de cauchemar où, derrière chaque arbre, un brigand se cache,
escopette au poing, prêt à crier aux voyageurs pèlerins et marchands
qu’il faut choisir incontinent entre la bourse ou la vie[34]. »
La Méditerranée s’érigea, au
XVème siècle, en paradis des pirates et des corsaires de toutes les
nations riveraines ou non[35].
[1]
A.N.Aff.Etr. B III – 305.
[2]
Ibid.
[3]
A vol d’oiseau, elle n’est qu'à 780 km de Ceuta et à 750 de
l’extrémité Nord de la Tunisie.
[4]
Alger, p. 35.
[5]
Sur la ville du Xème au XVème siècles:
Ibn Hawqal, al-Bakrî, al-Idrisî, al-‘Abdâri, revue
al-Asâla, n°, 1972. pp. 59-69.
[6]
Description de l’Afrique, Ed. Epaulard, t. II, p. 347.
[7]
Lors de l’expédition de Crête.
[8]
N.Aff ; Etr„ B III - 305
[9]
Berbrugger, « Relations entre la France et la Régence d'Alger au XVIIeme
siècle », R. A., 1879, p. 6.
[10]
Il fut l’œuvre des Algériens « qui ont su tirer parti du plan que la nature
leur avait tracé. » Chacun des successeurs de Barberousse
s’efforça d’en améliorer les capacités d’accueil et de
défense et de résoudre les problèmes de la sécurité des
navires en édifiant des ouvrages.
[11]
Monlaü, Les Etats Barbaresques, p. 51.
[12]
Les grands conflits des XVIème et XVIIème siècles (Grande
Encyclopédie de l’Histoire) VI. p. 87
[13]
Berbrugger, R.A., 1879, p. 6.
[14]
Fondé en 1099.
[15]
Espagnol, il resta à la tête de la communauté de 1536 à
1553.
[16]
Vertot (l’Abbé), Histoire des
Chevaliers de Malte, p. 299.
[17]
Aff.Etr., Mémoires et Documents,
Italie/Toscane 1729-1836, Lettre de M. Lorenzia à Rouillé,
le 13 mars 1750. [Pie IV (Jean Ange de Médicis), 1469-1565]
[18]
Turbet-Delof, B.C., n° 96, p. 75.
[19]
L’Ordre de Malte était considéré comme la bonne conscience de la France.
Volontaires, déserteurs ou idéalistes fiançais y étaient
enrôlés pour se soustraire aux traités d’alliance avec la
Régence. D’autre part, dans la guerre que se livraient La
Porte et Venise, le transport des renforts étrangers pour
soutenir la République était assuré par la marine française.
[20]
Capot Rey, La politique française et le Maghreb méditerranéen, p. 120.
[21]
Loverdo, De la Régence d’Alger et des
avantages que la possession de ce pays peut procurer à la
France, cité par Léo Berjaud dans « Boutin... »,
p; 85.
[22]
Napoléon, Correspondance, Note pour le Ministre des relations extérieures,
16 messidor an X (7 juillet 1802), R.A., 1875.
[23]
Paris, 19 messidor an X. Signalons que la colère de l’Empereur vint après la
paix d’Amiens signée avec les Anglais le 25 mars 1802.
[24]
Par ce biais, Bonaparte voulait résoudre plusieurs problèmes
intérieurs : occuper l’armée, se débarrasser de généraux
rivaux et de chefs turbulents, distribuer, en cas de
conquête, des concessions pour indemniser les victimes de la
Révolution.
[25]
Signée en juillet 1807 entre Napoléon et Alexandre 1er de Russie.
[26]
Les Anglais ne rendront ce dernier point qu’en 1783 après le
traité de Versailles.
[27]
Voir plus loin, les expéditions anglaises : origines et
déroulement ainsi que les conséquences.
[28]
Grammont, Histoire... p. 322.
[29]
Maupeou, « Les premiers russes en Méditerranée (1770-1807),
Les corsaires
moscovites, » revue de la Défense Nationale, avril 1947
[30]
Voir notice « Bahr al Rûnt » in E.I2. 963/965
et Michel Mourre : Dictionnaire
encyclopédique d’histoire.
R.M.Bordas, 1978.
[31]
Dufourq, L'Espagne catalane, int., p. 2.
Auphan (P.), Histoire de la Méditerranée, p. 10.
[32]
Dufourq, op.cit., p. 574.
[33]
Auphan (P.), Histoire de la Méditerranée, p. 10.
[34]
Hubac,
Les Barbaresques,
p ; 11.
[35]
Mercier (E.), en fait le paradis des pirates barbaresques
seulement (Histoire de
l’Afrique Septentrionale, III, p. 244.)