A la mémoire de mes maîtres de Mazouna, de Tlemcen et dAlger

dont le savoir et le dévouement, mont tracé la voie et montré le chemin.


AVERTISSEMENT 

 

1 - Chacun des vingt-quatre chapitres est suivi de ses propres notes. 

2 - Le système de transcription adopté pour les noms arabes est celui de l’Encyclopédie de l’Islam.

     Les noms figurant dans les citations n’ont pas été modifiés.




ABREVIATIONS

 

 

A.C.C.M.        Archives de la chambre de commerce de Marseille.

A.C.F.A.         Archives du consulat de France à Alger.

A.D.B.R.         Archives départementales des Bouches du Rhône.

A.E.S.C.         Annales, Economies, Société, Civilisation.

A.I.E.O.          Annales de l’Institut d’études orientales (Alger).

A.G.G.A.        Archives du Gouvernement Général de l’Algérie.

A.M.M.           Archives Municipales de Marseille

A.N.               Archives nationales (France).

A.O.M.           Archives d’Outre-mer (Aix en Provence).

B.S.A.V.T.      Bulletin de la Société des Amis du Vieux Toulon.

B.S.G.A.        Bull, de la Société de géographie d’Alger.

B.S.G.0.        Bull, de la société de géographie d’Oran.

C.T.               Cahiers de Tunisie.

E.I.                Encyclopédie de l’Islam.

R.A.              Revue africaine.

R.A.C.           Revue algérienne et coloniale.

R.E.H.           Revue des Etudes historiques.

R.H.              Revue historique.

R.H.C.M.       Revue d’Histoire et de Civilisation du Maghreb.

R.H.M.          Revue d’histoire moderne.

R.H.E.S.       Revue d’histoire économique et sociale.

RM.              Revue maritime.

R.O.M.M       Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée.

R.T.              Revue tunisienne.



INTRODUCTION

 

On peut s’étonner de la place qu’occupe la marine de la Régence à l’époque ottomane, dans de très nombreux écrits européens d’histoire, de littérature, de correspondance diplomatique ou de rapports militaires traitant de ce pays. Ce grand intérêt justifie amplement l’importance acquise par cette arme et le rôle qu’elle assuma durant trois siècles.

 

En effet, c’est par ses escadres qu’Alger se distingua dans l’épopée de la Méditerranée. Malgré de multiples difficultés et en dépit des nombreuses tentatives pour la contenir et l’écraser, la marine, avec des moyens modestes, sut imposer sur l’échiquier international et se rendre redoutable aux nations qui cherchaient sa perte. Et sa vitalité demeura jusqu’à la fin.

 

C’est vers la mer que le gouvernement de la Régence, devenu rapidement une puissance navale, tournait ses principales activités. Dès le XVIème siècle, le volume grandissant du commerce international, la succession de crises politiques menant aux conflits armés, les appétits territoriaux de certains Etats et les tendances à l’hégémonie en Méditerranée rendaient indispensable la constitution et l’entretien d’une marine agissante, capable de défendre une politique déterminée : la défense du territoire, notamment du littoral, l’appui aux Musulmans d’Espagne agressés par le fanatisme religieux de leurs vainqueurs, la présence aux côtés du Sultan ottoman face à ses adversaires, le contrôle de la navigation pour connaître les amis des ennemis et enfin la guerre de course.

 

Cette activité débordante distingue la marine d’Alger de celles de son temps. C’est elle qui a créé l’Etat, assuré sa force et son prestige à tel point que les puissances d’en face, frémissantes et désemparées, avouèrent leur impuissance à écraser cette organisation et en vinrent à acheter à prix d’or sa neutralité ou son alliance.

 

Les Barberousse et leurs successeurs à la tête du nouvel Etat avaient mis leur génie, leur courage, leur expérience et leur foi au service de cette arme qui devint très tôt la plus grande école militaire de l’Islam. Ils lui assurèrent, par une politique intelligente un rôle prépondérant en mer, le mordant dans les combats et de nombreux succès dans les tâches entreprises[1], malgré des possibilités financières limitées, un manque de bases navales suffisamment sûres et un littoral inhospitalier ou constamment menacé. En dépit de ces aspects négatifs, le gouvernement d’Alger parvint à transformer la Méditerranée en une zone chaude et dangereuse pour la navigation. Aux marines européennes, les grosses unités, les grandes écoles, le savoir des états-majors ; aux galères d’Alger l’expérience des flots, l’audace des Raïs, la foi, la volonté et les prouesses légendaires. D’où ce souci compréhensible des gouvernements ennemis, de leurs diplomates, leurs agents, leurs marchands et leurs prêtres, de suivre les mouvements de cette marine, d’en étudier les forces, d’imaginer la riposte à ses actions, d’expérimenter « des choses » pour stopper l’activité soutenue de ces Raïs, nés pour la mer et se servant d’elle pour s’imposer.

Cependant, si en Europe on accordait beaucoup d’attention à cette marine, si on observait avec intérêt ou inquiétude ses mouvements, ce fit moins pour chanter ses exploits ou justifier son action que pour l’arroser d’injures et l’inonder de calomnies.

 

Sa vigueur et sa vitalité créèrent un climat d’algérophobie, nourri par des écrits tendancieux qui agissaient sur les sensibilités, remuaient « le zèle chancelant des croyants » afin de « mieux manœuvrer les âmes » et transformer des préjugés en réalités. Et c’est ainsi que la conscience des lecteurs de l’époque fut souvent violée par des auteurs mal intentionnés, avec une mauvaise foi et une facilité déconcertantes.

 

Cette marine au grand renom, particulièrement aux XVIème - XVIIème siècles, n’a eu droit, à travers les milliers de textes européens, qu’à une histoire déformée et une étude partisane. En gonflant démesurément et en rabâchant tout le temps les problèmes de la Course, des captifs et de la cruauté des Algériens, on finit par tomber dans une monotonie fatigante et une hystérie inutile. L’histoire de l’Algérie, à partir de 1516 et jusqu’en 1830, n’est rien d’autre qu’un récit fleuve des esclaves chrétiens et de leurs malheurs, d’où ces développements rituels et ces clichés « passe-partout » pullulant de diatribes, d’injures et d’anathèmes.

Toute une littérature sur la marine algérienne, ses chefs et son action, reste à balayer sans regret, à enterrer à jamais, parce qu’elle est le fruit de passions mal contenues, de mensonges grossiers, de jalousies maladives et d’inimitiés haineuses.

 

Aussi, est-il grand temps de revoir sans parti pris le passé de notre histoire maritime, de réfuter ce qui la défigure, d’en chasser les idées préconçues, les mythes accumulés et les préjugés gratuits, savamment entretenus par des prêtres fanatiques, des prisonniers à la recherche d’une gloire à bon compte, des consuls peu scrupuleux ou des historiens au service d’une cause bien connue. L’histoire forgée doit céder la place à l’histoire vraie.

 

Le premier devoir de l’historien de la marine est de dépassionner les débats, de reprendre les recherches en s’armant de patience, d’interroger les nombreux documents d’archives dont une bonne partie fut, consciemment ou non, ignorée, de confronter les textes pour approcher la vérité, afin de mieux saisir et comprendre les événements, notamment l’action de ces Raïs qui « savaient rendre la monnaie » et pour pénétrer le sens de leur combat.

 

Nous avons commencé par une quête laborieuse et systématique des documents d’archives, afin de réunir les matériaux, les bons matériaux si indispensables à tout projet d’une histoire de la marine algérienne, puisque les écrits arabes s’avèrent si brefs quand ils ne sont pas totalement muets et les ouvrages publiés sur les Barbaresques sont à utiliser avec précaution.

 

Les documents d’archives sont si nombreux et si divers qu’ils ne laissent au chercheur que l’embarras du choix. C’est un véritable trésor dans lequel on prend vraiment plaisir à puiser. Avec ces sources on « nage » en pleine réalité : correspondances suivies, rapports détaillés, lettres privées ou officielles, mémoires de spécialistes côtoient les livres de port, de commerce, les procès-verbaux des criées, les pièces de chancelleries, les délibérations d’assemblées. On y glane le renseignement le plus sûr, le détail essentiel, les données fondamentales pour une étude approfondie de cette marine, les principaux événements, l’activité économique et militaire, le commerce extérieur, la santé, la navigation, les négociations et traités, l’espionnage, les mentalités de l’époque, les projets d’occupation, les rivalités entre puissances européennes, les mesures pour atténuer les crises avec Alger, tout y est consigné... Ces documents fourmillent de nouvelles, de données et de renseignements, qu’on chercherait vainement dans bon nombre de travaux publiés. On ne citera ici que quelques exemples pour illustrer le caractère fragmentaire et sélectif de nombreux ouvrages: l’attaque de Jijel en 1664 est sommairement traitée par les historiens, on est tenté de dire bâclée! Elle a, par contre, une large place dans les documents d’archives de l’époque. Chaque épisode de cette aventure est consigné avec maints détails.

 

L’odyssée des captifs Musulmans retenus en Europe est absente dans ce que nous offrent ceux qui ont dénoncé avec véhémence « la rapine et la cupidité » des Deys. Des centaines de documents permettent de découvrir les malheurs de ces infortunés depuis leur capture jusqu’à la mort ou à la délivrance. On a présenté, sous un jour sombre et par des plumes agressives, la course algérienne, en faisant à peine allusion aux activités des corsaires d’outre-Méditerranée. Les documents livrent, sans réserve, les secrets de cette guerre lucrative où ceux qui s’en plaignaient en profitaient largement.

 

Les archives d’outre-mer à Aix, de la Chambre de Commerce à Marseille, les archives départementales des Bouches du Rhône, celles à Paris, des Affaires Etrangères, des Archives Nationales, celles, enfin, de Toulon, nous ont donné la preuve qu’elles sont irremplaçables quand il s’agit d’entreprendre l’histoire maritime de notre pays. Pour rétablir des vérités, pour dresser un tableau authentique, pour lever un voile qui recouvre tel ou tel aspect de cette marine, pour proposer une histoire sans complaisance, il faut recourir à ces milliers de pièces de toutes natures, traitant de tous les sujets. Les archives d’Espagne, d’Italie, de Malte, de Turquie, d’Angleterre et de Tunisie ne sont nullement à dédaigner. Quelques investigations, hélas, trop rapides, nous ont assuré que leur étude exhaustive enrichirait considérablement nos recherches sur la question. La véritable mémoire de l’Algérie moderne est conservée en Europe[2].

 

Une fois les matériaux réunis, les renseignements récoltés, la confrontation et l’analyse faites, l’on pourra, avec ces données disparates, élaborer un travail de synthèse embrassant toutes les questions touchant la marine et les marins de la Régence.

 

Nous avons placé sous les yeux du lecteur de larges extraits de documents inédits et de livres rares ou pas toujours à la portée de ceux qui, à un titre quelconque, s’intéressent au passé de l’Algérie.

 

Cependant, malgré une persévérance qui a duré plus de dix ans, malgré l’effort fourni pour ne laisser dans l’ombre aucun côté de cette longue histoire, nous ne dissimulons point le caractère incomplet de notre travail. Puisse la recherche se poursuivre et les investigations futures développer nos connaissances sur cette marine.

 

« Dans les contrées barbaresques, écrit Gentil de Bussy, à côté de la mine de l’avenir est celle du passé. Si l’administrateur doit exploiter l’une, il appartient à la science de fouiller dans l’autre[3]. »

 

Pour que ce travail puisse embrasser tous les aspects de l’activité des marins et de la marine d’Alger, nous l’avons divisé en trois parties.

La première partie (Chap. I à IX) intitulée LES NAVIRES ET LES HOMMES, est consacrée aux particularités de cette organisation depuis l’environnement et le climat géopolitique qui l’ont vu naître et évoluer jusqu’aux structures internes, les rouages de son administration, les techniques de construction, les coutumes de ses marins, les traditions maritimes de la cité mère, la vie du port d’Alger, la vie des hommes sur les flots et leurs méthodes de combat.

Parler de la flotte, c’est aussi évoquer ces Raïs qui la manièrent en déchaînant tant de fureur ou en suscitant tant d’admiration. Etant le plus souvent mal connus, il fallait chaque écrit et relever chaque indication afin de dresser leur portrait et montrer leur valeur trop souvent défigurée par des plumes mal informées ou mal intentionnées.

La deuxième partie (Chap. à XVIII) appelée FACE A L’EUROPE, montre tout le dynamisme dont fut capable cette marine de guerre. En effet, durant trois siècles, elle ne cessa de guerroyer, seule ou aux côtés des escadres ottomanes contre les formations de la Chrétienté. Les tâches qui lui furent assignées furent multiples et périlleuses: Défendre Alger et le littoral du pays, repousser les assaillants, prêter main forte au Sultan, défendre aussi les Musulmans en danger, soutenir la guerre de course et fatiguer l’Europe...

L’Histoire intérieure du pays étant figée, c’est sur les flots que les plus belles pages sont écrites. Ces luttes sans fin ne furent cependant pas sans dommages pour notre marine qui, conformément aux lois de la guerre, subit bien des revers donc des pertes en hommes et en navires. C’est pourquoi le sujet des captifs algériens retenus en Europe est abordé ici longuement et leur drame étudié afin de briser le complot du silence dont il fit l’objet.

Enfin, la troisième partie (Chap. XX à XXVI) aborde la grandeur de cette armée, les facteurs qui y ont contribué et les résultats obtenus. Cependant, d’autres facteurs ruinaient déjà la marine qui empruntait, dès le XVIIIème siècle, le chemin de la décadence. Causes extérieures et causes intérieures arrivèrent à point pour faire tomber une organisation qui ne sut pas, ou ne put pas, résister aux mobiles destructeurs au milieu de l’indifférence.

 

Il faut cependant préciser que cette recherche est consacrée à la marine de guerre. Nous en donnerons plus loin les raisons. Elle est limitée dans le temps à la période ottomane, de 1518 (date du rattachement du Maghreb central à la Porte) jusqu’en 1830, non pas que le pays n’ait pas eu, auparavant, de flotte ou d’activité en mer, mais parce que, le contexte politico-militaire fut autre.

 

Bien avant l’arrivée des Turcs dans le Maghreb, les dynasties locales avaient disputé la Méditerranée à leurs adversaires. Parlant de celle-ci, Ibn Khaldoun écrivait déjà qu’elle est « un lac musulman où les Chrétiens ne peuvent même pas faire flotter une planche. » Diego Suarez fait mention des différents qui opposèrent, avant 1492, les marins de Majorque aux corsaires d’Oran, de Mars al-Kabir. Il dresse l’inventaire des prises en mer et fait le récit des subterfuges et des exploits des uns et des autres[4].

 

Le XVIème siècle est une ère nouvelle : le siècle des grandes batailles, des exploits fondateurs, des sièges mémorables et des renversements d’alliances. C’est aussi le siècle de la course sur une grande échelle, du commerce européen florissant. Pour les Algériens, il est la période héroïque, celle de la mobilisation contre les défis espagnols, les croisades européennes. Les exigences du moment demandaient des efforts militaires soutenus, dont la constitution d’une marine capable de stopper les entreprises hostiles. Elle fut donc bien différente de celles qui l’avaient précédée.

 

Si l’on a insisté sur les hauts faits de cette armée si originale, on n’a pas omis de faire état de ses erreurs et de ses faiblesses. Les grandes qualités n’ont pas fait perdre de vue les défaillances et les facteurs de décadence.

 

De Khayr ad-Din qui traça la voie, à Husayn Dey qui avait clos la marche, que de pages sont à écrire ! Avec les grands capitaines, l’histoire moderne de l’Algérie ne devait plus rester confinée dans le Tell ou le Sahara, mais déborder à l’intérieur pour embrasser l’immensité des mers connues et fréquentées à l’époque de nos Raïs. Que d’actions et que de sacrifices de la part de ces marins indomptables, de ces soldats téméraires, restent à connaître, à apprécier et à méditer[5] !

 

Pour parvenir à cette fin, il faut que nous ayons présent à l’esprit le mot d’Evarist Bavoux: « Tout homme, dit-il, qui écrit sur les affaires de son pays doit penser à la source la plus pure et la plus féconde : LA VERITE[6]. »

 

 


 

 

« UNE LOI DOMINE L’HISTOIRE : TOUT PEUPLE MAITRE DE LA MER, A CONNU LA FORTUNE ET JOUI DE LA PROSPERITE, TOUT PEUPLE PERDANT LA MAITRISE DE LA MER A PERDU EN MEME TEMPS LA RICHESSE ET LA LIBERTE. »

G. TOUDOUZE

 

(Bulletin de l’Académie du Var, 1991, p.229)

 

 

 

LA MARINE ET LES SOURCES

 

 

Le profit que tire l’historien de ses lectures touchant la période ottomane en général et la marine de la Régence en particulier, reste très limité et les résultats en deçà de ses espérances.

 

Les sources sollicitées, arabes ou occidentales, pour des raisons diverses, ne répondent guère aux besoins du travail à entreprendre.

 

A - Les sources musulmanes ou le silence coupable.

 

Les écrits musulmans de l’époque sont si rares et si épars que leur indigence laisse perplexe. La plupart ne soufflent mot sur la marine algérienne qui faisait pourtant couler beaucoup d’encre en Europe.

 

Les chroniques, les récits de voyage, les œuvres biographiques sont presque aveugles sur la mer et le monde marin. Le bilan s’avère en fin de compte, très maigre et fort décevant.

 

Ibn Hamadouch est un lettré algérois fort curieux[7]. Il dit s’être exercé à la fabrication des bombes et au maniement des mortiers du côté de Bâb al-Wâd. Mais, dans sa Rihla (relation de voyage), il décrit en quelques lignes, sans intérêt, son voyage par mer de Tétouan à Alger[8]. Le ministre marocain az-Zayyânî, lors de son périple oriental, séjourna à Alger, vingt-quatre jours à l’aller et sept mois au retour. A peine, fait-il allusion à une visite au port « pour y voir les navires et leur matériel et vérifier les ouï dire par l’observation (personnelle)[9] ». C’était vers la fin de XVIIIème siècle.

 

Quelques rares ouvrages prêtent une timide attention aux problèmes de la marine et de la navigation. Voyages par mer, incidents, dangers de routes y sont décrits avec parcimonie. Quelques batailles ou incursions réussies y sont développées. Voilà les seules indications à glaner dans le petit nombre de livres qui nous sont parvenus.

 

Quelques rares exceptions cependant :

1) Ghazawât ‘Arrûdj wa Khayr ad-Dîn, une chronique anonyme, probablement du XVIème siècle, nous fait vivre, certes avec les Frères Barberousse, les exploits mémorables en Méditerranée, nous fournit de précieux détails sur la course, sur son organisation, les zones d’opérations, le butin acquis après chaque sortie, le courage et les sacrifices des Moujahidines, le désespoir des riverains espagnols ou italiens[10]. Mais, la chronique est moins une histoire de la marine qu’un panégyrique du grand amiral qu’était Khayr ad-Dîn.

 

A la fin du XVIème siècle, un voyageur marocain, Abû al-Hasan Alî at-Tamagrûtî, envoyé du Sultan sa’adien Ahmad al-Mansûr, fut amené à séjourner, lors d’une mission à Istambûl, par deux fois à Alger. Il fut frappé par le trafic du port de notre capitale, par le nombre de navires qui y entraient ou en sortaient, par les coups de mains des chrétiens et par la réputation méritée des Raïs d’ici « bien supérieurs à ceux de Turquie[11]. »

 

Enfin, al-Hâjj Ahmad az-Zahhâr, un Algérois bien au courant des démêlés de la Régence avec ses nombreux ennemis chrétiens, consacre, dans ses mémoires, une place à la politique maritime des Deys, à la participation de la flotte aux guerres des Sultans ottomans, le tout avec des indications précises mais trop brèves[12].

 

Cependant, ces sources, quoique importantes pour l’étude de la période, ne sauraient constituer une histoire de la navigation ou de la marine, ni suffire pour en entreprendre une. Comparées à ce que l’Europe a légué sur le même sujet, leur concours demeure très modeste dans l’élaboration d’un travail ambitieux.

 

Comment expliquer le désintérêt des sources et le manque de documents sur une organisation qui fut le fer de lance de l’Etat et à un moment où les menaces extérieures étaient quasi permanentes ?

 

Comment expliquer que des centaines de valeureux capitaines, de chefs prestigieux de « la plus guerrière et la plus enviée des marines de l’époque », n’aient point écrit de mémoires ou consigné des notes touchant leur vie ou leur métier, ou dicté à leurs scribes quelques réflexions ou récits susceptibles d’éclairer l’historien ?

 

Les Raïs, a-t-on dit, étaient ignorants, illettrés et peu portés vers ce qui s’écrit. L’argument semble excessif, car ils ne pouvaient tous être analphabètes. Ils pouvaient s’assurer le concours d’un compagnon d’arme ou d’un captif sachant écrire. Sans citer nommément ses sources, l’Algérois az-Zahhâr, parlant d’un capitaine, Al-Hâjj Muhammad, dit : « Ce qui est consigné dans les registres des Raïs est que ce capitaine[13]... ». Ce qui prouve que les gens de mer n’étaient pas tous insensibles à la vie mouvementée des marins et aux rôles important joué par la flotte. Cependant, les contemporains et rivaux de ces légendaires corsaires furent moins négligents[14] !

 

Quant au silence de nos chroniqueurs ou leur mépris du monde de la mer, peut-il s’expliquer ? L’engouement des Maghrébins pour l’histoire locale pouvait-il éclipser tout l’intérêt pour la navigation ou les guerres sur les flots[15] ?

 

On a attribué aux populations de la contrée « une répulsion sans borne » pour les choses de la mer, « la phobie du large. » Ils furent, dit-on, sourds à l’aventure marine Chameliers, ils préféraient « les dunes de sable à la houle dont ils redoutaient la colère[16]. »

 

Comme l’histoire, la poésie resta fidèle aux guerriers sur leurs coursiers, aux batailles dans le désert, tout en demeurant insensible aux rudes combats sur les flots qui furent à l’origine de l’épopée méditerranéenne de notre marine.

 

Ainsi, le technicien, l’historien et le poète n’avaient rien tenté pour faire connaître la vie, la bravoure et les sacrifices de ces combattants qui, face à des ennemis irréductibles, se trouvaient en première ligne.

La circulation sur l’eau, la vie à bord d’un navire et les accrochages entre flottes étaient-ils si nouveaux et si effrayants pour les Maghrébins ?

 

Les traditions maritimes ne manquent ni en Orient ni en Occident musulmans. Déjà, la poésie antéislamique avait fait allusion à la mer, aux aventures sur l’eau et aux bateaux[17].

 

Al-Qur’ân mentionne trente-quatre fois « al-bahr, al-bahrâni, al-bihâr, al-abhur (les mers) », quatre fois « safîna (le navire) », cinq fois « al-mawj (les vagues). » Les commentateurs de ces versets n’avaient rien épargné pour nous familiariser avec les mers et océans. Les nombreux « Hadîth » font ressortir le mérite du « Jihâd » et du martyr sur l’eau[18].

 

Les principaux dictionnaires arabes, tels Lisân al-‘arab et al-Qâmûs mentionnent les bateaux avec leurs caractéristiques: al-harrâga, al-ghurâb, al-bârija, al-jafh, al-markab, as-safina, ach-chatiya, al-jâriya, al-qârib. Ce qui démontre que la navigation n’était ni inconnue, ni méprisée des Arabes.

 

Les premières conquêtes islamiques n’avaient pas négligé la flotte. En l’an 15 de l’Hégire (637), cinq ans à peine après la mort du Prophète (Saluts et Bénédictions d’Allah sur lui), une flotte arabe, partie de ‘Umân, débarqua à Tanah, près de Bombay, tandis qu’une seconde se dirigea vers le golfe de Daibul[19].

 

Le fondateur de la marine arabe fut, sans conteste, Mu’âwiya[20] (qu’Allah soit satisfait de lui) qui organisa des expéditions navales couronnées de succès contre Byzance. Ses successeurs se dotèrent d’une marine. Les premiers vaisseaux, appelés « Chawânî », transportaient déjà le matériel et les troupes. Les villes côtières d’Egypte, de Palestine et de Syrie, fournissaient navires et marins. Cette activité des premières années de l’Islam fit dire à l’orientaliste Welhaussen que « malgré leur aversion pour l’eau, les Arabes firent leur passages du désert et du chameau à la mer et au navire d’une manière étonnamment rapide. »

 

Les expéditions maritimes et les guerres navales marquèrent la conception et la construction des navires. On rapporte qu’al-Hajjâj avait été le premier à lancer, sur les flots, des navires goudronnés et charpentés et dont les parties étaient réunies par des clous, tandis qu’avant, elles étaient seulement maintenues par des cordes[21].

 

Au Maghreb, dès le début de l’administration islamique, la nécessité d’avoir une flotte se fit sentir. Abû ‘AbdAllah ibn al-Habhab fonda l’arsenal de Tunis en 114 de l’Hégire (732-733), ‘Umar ibn ‘Abd al-‘Azîz ordonna à al-Hassan ibn an-Nu’mân de se lancer dans la construction de vaisseaux, ce qui permit la conquête de la Sicile du temps de Ziyâdat Allah et sous le commandement d’Asad ibn al-Furât. Sous le règne de ‘Abd ar-Rahmân Nâsir, la flotte d’Espagne avait atteint deux cents navires. Celle du Maghreb en comptait autant[22]. Les victoires navales et la conquête de plusieurs îles de la Méditerranée sont une preuve de la vitalité des marines musulmanes de cette période.

 

Les ‘Oubaydi, les Zirides, les Mouwahhidines et les Hafsides s’opposèrent victorieusement aux chrétiens sur mer. Des marins prestigieux parmi lesquels Abû al-Qâsim ach-Chît et ses fils, Mujâhid al-‘âmirî et Ahmad as-Siquilî avaient assuré à l’Islam une prépondérance sur mer qui dura longtemps.

 

Souverains andalous et maghribins comprirent tôt l’indispensable possession de navires pour le transport et le combat. Al-Mu’izz al-‘Oubaydi[23] et le Mouwahhid ‘Abd al-Mu'min accordèrent un intérêt particulier à la construction navale.

 

Les traditions maritimes du Maghreb étaient déjà établies. « C’est de la ville de Bône (‘Annaba), affirme al-Bakrî, que partent les galères pour faire la course sur les côtes du Pays des Rûm, l’Ile de Sardaigne, l’Ile de Corse et d’autres lieux[24]. »

 

Les habitants de Jijel avaient autrefois « la réputation méritée d’être d’excellents constructeurs de navires, en même temps que des marins très habiles. » Les bâtiments qui sortaient du port « étaient admirés pour leur élégance et leur solidité[25]. »

 

‘Abd al-‘Azîz, le roi de Bijâya, à la fin de son règne, armait souvent des fustes pour attaquer les côtes chrétiennes[26]. Les habitants de la ville étaient riches. Ils pouvaient équiper, eux aussi, des galères pour courir les îles et les côtes d’Espagne[27] « afin de venger et de secourir leurs frères andalous chassés de leur pays. »

 

Les ports de Rachgûn, Oran, Ténès, Alger, Dellys et Bijâya ne chômaient pas; Ils facilitaient l’armement et l’approvisionnement des navires, ainsi que la formation des équipages[28].

 

Avec les exemples que nous venons de citer, peut-on soutenir encore les thèses qui traitent les Maghrébins de « blédards par essence, cavaliers, bergers, nomades, sédentaires[29] et sans vocation de la navigation ? D’autre part, peut-on comprendre, devant tant de faits d’armes glorieux de sacrifices consentis, de victoires remportées, le silence ou l’indifférence des lettrés locaux, toujours attachés à la personne d’un souverain et aux fastes de sa cour ? Comment accepter le peu d’intérêt témoigné à une arme qui durant plus de trois siècles, donna à l’Etat sa puissance et les moyens de sa politique ?

 

La carence des sources islamiques pousse l’historien à se réfugier dans les sources occidentales qui, malgré les péchés qui seront démontrés, ont le mérite d’avoir consacré à la marine d’Alger une très grande place.

 

B - Les sources occidentales ou le dénigrement permanent.

 

A l’inverse des sources précédentes, les documents et ouvrages européens abondent et remontent parfois loin dans le passé. Contrairement aux écrits musulmans, c’est l’activité de la marine et les exploits des marins d’Alger qui retint le plus l’attention des auteurs.

 

En effet, à partir du XVIème siècle, et à la suite d’une succession d’événements ayant entrainé des bouleversements politiques, le Maghreb central sort de son isolement, se constitue des frontières, se donne une capitale, une armée et une administration et joue un rôle sur le plan international, méditerranéen, notamment.

 

Cette situation nouvelle intrigue les nations d’en face et éveille chez elles une attention, puis une inquiétude de plus en plus grandissantes vis à vis du gouvernement d’Alger

Grâce au commerce, à la diplomatie, au rachat des captifs, aux voyages d’études et aux activités d’espionnage, l’Europe s’octroie de multiples occasions de connaître cette région, d’en suivre les événements, d’en analyser la politique, d’en relater tel ou tel fait. L’intérêt est porté surtout vers les activités de l’Algérie littorale, de la capitale et du port.

 

Un pareil engouement, on pourrait dire une pareille mode, se traduit par d’innombrables écrits de tous genres: récits épisodiques, relations de voyages, rapports de consuls, mémoires de captifs, projets de traités, aventures vécues, lettres, etc... Et, dans cette masse de documents, la marine de la Régence et ce qui s’y rattache, font l’objet d’une attention particulière. Envoyés spéciaux, agents secrets, diplomates, religieux, voyageurs, tout le monde en parle, mais très souvent avec plus de passion que d’objectivité, plus de hargne que de retenue. Les chroniques, les lettres personnelles, les documents officiels, les correspondances commerciales, échappent rarement à l’esprit de l’époque. C’est pourquoi, cette moisson d’écrits déçoit le chercheur sur plus d’un point. La « bibliothèque barbaresque » n’est riche qu’en apparence. Les sources occidentales, malgré leur variété et leur disponibilité, sont loin de satisfaire l’historien, même si, sur le plan quantitatif, elles surclassent les sources locales.

 

Durant la période ottomane, la mode était à l’algérophobie. Les mêmes thèmes et les mêmes préjugés se retrouvent, généralement, partout. L’orgueil, l’amour propre, la passion religieuse, le mépris systématique, l’ignorance de la réalité et la mauvaise foi calculée, avaient frappé de cécité nombre d’auteurs, contemporains des événements ou venus après. L’effort personnel pour se libérer des clichés vieillis et des idées ancrées, reste exceptionnel et l’hostilité permanente et aveugle avait anéanti, en fin de compte, tout espoir de s’en dégager et toute indépendance de jugement.

 

De Grammont avait parfaitement remarqué la grande tare, à savoir que « la plupart des historiens de la Régence se sont contentés de se copier les uns les autres, se transmettant ainsi les appréciations du premier d’entre eux, qui, en sa qualité d’espagnol[30] qualifia durement la conduite des Barbaresques sans s’apercevoir que ses compatriotes leur avaient donné l’exemple sur le littoral maghrébin[31]. »

C’est pourquoi, la « bibliothèque barbaresque » colporte, avec une constance fatigante, les mêmes idées, les mêmes images et les mêmes appréciations sans renoncer au dénigrement et à la partialité.

 

Les modernes puisent encore de nos jours dans Haëdo, Marmol, Mouette et d’autres sans tenter de réfuter ou d’essayer de comprendre.

 

Il serait long et fastidieux d’exposer tous les aspects négatifs d’une volumineuse littérature. Notre but n’est point d’en faire le procès. Cependant, arrêtons-nous devant quelques thèmes.

 

La Régence appelée Barbarie, est le pays « inhospitalier » où l’on risque mille morts, « un repaire de brigands[32], une contrée qu’il importe de détruire au plus tôt ! Un enfer qu’il faut anéantir !

 

Alger a droit à un torrent d’invectives, difficiles à contenir : « République de larrons, ...tanière de voleurs[33], ...nid de pirates, ...enfer des chrétiens, ...cavernes de monstres africains, ...ramassis de forbans, ... « ses habitants sont des démons[34], « ville de pirates, réceptacle où sont accumulés les fruits de plusieurs siècles de brigandage[35], », honteux repaire d’aventuriers...

 

Les Deys ont tous les torts et tous les vices: amour du plaisir, cupidité, caprices despotiques. Ce sont des gens sans moralité, des jouisseurs... des monstres africains.

 

Les corsaires d’Alger sont différents des corsaires français ou anglais. Ils sont des pillards, « tous brigands[36], » larron impitoyables..., des écumeurs de mer, « une poignée de misérables pirates, un véritable épouvantail des enfants et des vieilles femmes[37], » des coupeurs de grands chemins, « des forbans qui glacent d’effroi nos paisibles navigateurs[38], » la lie de l’Empire ottoman[39]..., des monstres marins déchaînés, ennemis naturel et invétérés de l’industrie[40]..., des nuées de vautours s’élançant du haut de leurs immondes repaires[41], une abominable canaille[42]. Avides de s’enrichir des dépouilles de la chrétienté, ne vivant que de rapines et de la traite des esclaves avec un souverain mépris du droit des gens[43].

 

La course, ce fléau permanent et universel, est, à lire les auteurs anciens et modernes, un apanage des Musulmans en général et des Algériens, en particulier. On fermera les yeux sur les autres pirateries. « L’existence des Algériens, dit Renaudot, tient au brigandage, au malheur d’autrui, à la désolation des peuples... Ils jouissent des maux d’autrui[44]. ». Les détracteurs professionnels s’accrocheront à de telles idées. On écrira, et on répéta que « l’état naturel des puissances barbaresques est d’être engagé dans la guerre, leur haine de toute industrie honnête et leur avidité naturelle, les poussent à la piraterie. Cet amour inné du pillage est encouragé par une religion barbare[45]. Un chercheur contemporain va plus loin que ses devanciers : « Sans la piraterie, nous dit-il, la Régence d’Alger n’aurait jamais existé[46]. » Un autre trouve que « la fortune véritable des Turcs était sur la mer [...] et que la course aux dépends des chrétiens représentait pour eux une industrie nationale ou, pour mieux dire, une industrie d’Etat[47].

 

La condamnation des Algériens fut si générale et si brutale que les opinions qui contredisent ces courants de pensées, sont à signaler. Mas Latrie, un des rares, avait émis des réserves, « Nous croyons, dit-il, que la statistique des forfaits dont la Méditerranée a été le théâtre du XIIème siècle au XVIème, s’il était possible de la dresser, mettrait à la charge des chrétiens une quantité fort lourde dans l’ensemble des pillages et des dévastations maritimes que nous rejetons tous trop facilement au compte des Barbares[48]. »

 

Les esclaves retenus à Alger ont inspiré des milliers de plumes. C’était à qui lancerait le plus d’invectives et cracherait le plus de venin. Ce fut le thème qui mobilisa les prêtres et les dévots. Chroniques, œuvres religieuses, récits de propagande, sermons et correspondances foisonnaient même après la chute de la Régence.

Les captifs chrétiens y étaient présentés, et l’exagération aidant, par les traits les plus noirs: bêtes de somme, le corps toujours presque nu, battus à tout moment, abreuvés d’injures, « ne mangeant que des biscuits moisis[49] » végétant dans les prisons affreuses, « lieux d’horreur[50] » sans pareil. Alger était ainsi la cible vers laquelle tous les doigts accusateurs de l’Occident étaient braqués.

 

Ces textes respirent sans peine l’intolérance. On dénonce avec rage la violence, lorsqu’elle est le fait des Musulmans, mais on incite avec force à l’exercer envers ces derniers.

 

L’exemple typique fut le Père Dan. Tout au long de sa longue histoire[51], il voulut frapper les esprits, secouer les sensibilités, terroriser le lecteur, en présentant partout le danger musulman et en exaltant « la mémoire des anciens Français qui allèrent se battre contre les Barbares. » Pour lui, l’hostilité entre les chrétiens et les musulmans est fondamentale.

 

Son livre abonde en récits curieux où se mêlent l’anthropophagie (cadavres dévorés) et les folies sanguinaires (supplices affreux, horreurs indescriptibles sur des chrétiens), fruit d’une imagination mal intentionnée et d’une haine incurable. Ne parle-t-il pas de la « la maudite race des Morisques » chassés d’Espagne par le Roi, regrettant qu’on ne les ait pas exterminés entièrement ?

 

Dan n’était pas un cas unique. D’autres décrivaient le Musulman comme un être dépourvu de foi, fourbe, partenaire dangereux, infidèle par excellence, fléau de Dieu et son instrument de punition pour les péchés des chrétiens... le pervers, le barbare. Alors, tout est permis envers ces perfides... même la perfidie.

 

Le Père Hérault, dans sa « Continuation... » a recours à la vulgarité pour exprimer ses sentiments anti-algériens. « Il faut croire, dit-il, que cette race de Turcs, Mores, Arabes et Tagarins sont tous fils de p...[52]. » Exmouth qualifie ses soldats « d’une poignée d’Anglais combattant pour la noble cause de la chrétienté, » quant aux Algériens qui osaient se défendre, ils n’étaient aux yeux de l’Amiral « qu’une horde de fanatiques[53] »

 

De telles attitudes figées, régulièrement manifestées, firent dire à Laugier de Tassy que « la plupart des chrétiens sont si fort prévenus contre les Turcs et tous les autres mahométans, qu’ils semblent manquer de termes pour exprimer leur animosité contre ces peuples. Plusieurs y sont portés par les rapports de certains moines espagnols qui répandent milles faussetés pour rehausser le mérite de leur rédemption. Cette haine est augmentée quelquefois par les fausses relations de prétendus esclaves qui mendiaient çà et là, chargés de chaînes qu’ils n’ont jamais portées sur les lieux[54]. »

 

Un Mémoire militaire sur Alger, adressé au baron de Damas parle de « vagabondage maritime des Algériens[55]. » Esquer dénonce « le banditisme maritime » de ces derniers[56] et taxe le Dey de « chef de pirates[57]. »

 

La même cécité frappe encore, de nos jours, certains auteurs. L’amiral Barjot et J. Savant, auteurs d’une « Histoire Mondiale de la Marine » feignent d’ignorer les Barbaresques. Les quelques lignes du livre ne soufflent mot sur les Raïs et leurs actions en Méditerranée. Paul Auphan, ancien secrétaire d’Etat à la Marine, ose affirmer en 1962 que « l’Islam arabe avait introduit, en Méditerranée, l’habitude de la Course, c’est à dire, du brigandage en haute mer au détriment des chrétiens[58]. »



[1] Mercier (E.). Histoire de l’Afrique Septentrionale. III. p. 146.

[2] Les archives espagnoles, italiennes, anglaises, yougoslaves et ottomanes doivent faire l’objet d’une étude. Certains sondages effectués, çà et là, ont donné de précieux renseignements sur certains aspects du sujet. A titre d’exemple:

Archives espagnoles : Ministère des Affaires Etrangères, dossier n°25 (Politique Extérieur, Algérie 1786- 1931) - Ministère de la Marine, section Course (Corsaires d’Alger, marchandises algériennes transportées par des neutres ou des ennemis, navires algériens secourant Toulon en 1794, course espagnole, captifs algériens, informations sur Alger, nouvelles d’Oran, combat entre Espagnols et Algériens sur la côte oranaise).

Archives italiennes : « La sacra Congregazione de Propagande fide » fondée en 1597 par le Pape Clément VIII, organisée par Grégoire XV en 1622, fournit de précieux renseignements sur le rachat des esclaves chrétiens, la situation politique dans les Régences du Maghrib.

Archives d’Etat de Venise (rapports des Consuls et des envoyés vénitiens notamment au XVIIIème siècle. Lettre des Consuls aux cinque savii, versement annuel dû par Venise, arrivée et départ des navires d’Alger, Traités de Paix, navires vénitiens capturés par les Algériens.

Archives de l’Etat de Turin (les rapports des consuls de Sardaigne en poste à Alger).

Archives de Livourne (Registre de la Santé Maritime).

[3] Gentil de Bussy. De l’Etablissement des Français dans la Régence d’Alger. Paris. 1839. II, p. 300.

[4] Berbrugger (A.), R.A., IX, p. 259, note 1.

[5] Mon Histoire de la Marine Algérienne, (Alger 1983) se veut un travail de sensibilisation.

[6] Algérie, Voyage Politique et Descriptif, Paris, 1849, p. 71.

[7] Né à Alger en 1107 de l’Hégire (1695).

[8] Relation de voyage intitulée Lisân al-Maqâl, p. 103 et pp. 113-114.

[9] (3) Belhamissi (M.), L’Algérie vue par les voyageurs marocains à l’époque ottomane (en arabe), pp. 174- 175.

[10] Edition critique du manuscrit de Paris avec introduction, notes et commentaires, thèse de 3ème cycle, Aix en Provence, 1972.

[11] At-Tamagrûtî (mort en 1003 de l’Hégire (1594-1595), est l’auteur d’une Rihla (relation de voyage) intitulée an-nafha al-miskiaya... La partie relative à l’Algérie dans les voyageurs marocains...pp.45 - 62.

[12] Mudhakkirât (Mémoires), publiés par A T. al Madanî, Alger, 1979.

[13] Zahhâr, op. cit. p. 25. (مما وجد مقيدا في دفاتر الروساء اىن هدا القبطان...) Parlant du Ministre de la Marine d’Alger, le consul de Kercy dit qu’il « songe à remettre en vigueur le livre de Barberousse dans lequel il est prescrit que les Algériens doivent confisquer tout bâtiment qui sera rencontré à la mer avec du canon (Mémoire sur Alger, p. 96) ».

Des écrits ont bien existé mais ont disparu depuis.

[14] On peut citer:

- Hoste (le Père), 1652-1701, auteur de l’Art des Années Navales.

- Romme, auteur de l’Art de la Marine ou Principes et Préceptes Généraux de l’Art de construire, d’Armer, de Manœuvrer et de Conduire des vaisseaux, La Rochelle, Chauvet, 1787.

 Duhamel du Monceau, Eléments de l’architecture navale du Traité Pratique de la Construction des Vaisseaux, Paris, 2ème édition, 1758.

[15] Parmi les chroniqueurs algériens de la période ottomane :

- Ibn Mahmun (Muhammad.. al Jaza’iri) : At-tfha al-madhiya fi ad-dawla al-bagdachiya, publiée par Ibn Abd al-Karim, Alger, 1972.

- Ibn  Sahnûn (Ahmad ibn Muhammad ar-Râchidî) : At-taghr al-jumânîfi ibtisâm at-taghr al-wahrânî, publié par al-Mahdi al-Bu’abdelli, Alger, 1973.

- Az-Ziyyânî (Muhammad ibn Yûsuf) : Dalîl al-Hayrân...fi akhbâr-î-Wahrân, publié par al-Mahdi al-Bu’abdalli, Alger, 1978.

- Ibn Hattâl at-Tilimçanî (Ahmad) : Rihlat Muhammad al-Kabîr ilâ al-janûb... publié par Ibn Abd al-Karim, Le Caire, 1969.

[16] Charasse (P.), « Le Mogreb et la mer », Revue Marseille, 104/1972, pp. 17-32

[17] Ce vers du poète ‘Amr ibn Kathûm dans sa Mu'allaqa : ملانة البر حتى ضاق عنا ...وماء البحر نملاه سفينا.

« La terre, nous l’emplissons jusqu’à la rendre plus étroite; Et la mer, nous la couvrons de nos vaisseaux ! »

[18] -شهيد البحر متل شهيدي البر.

« Le martyr sur mer en vaut deux sur terre. » (Ibn Mâja, Bâb al Jihad)

- لا يركب البحر إلا حاج أو معطمر أو غازي.

« Ne prend la mer que celui qui veut accomplir un Hajj (pèlerinage à la Mecque), une 'Umra ou faire la guerre. »

- .غزوة فالبحر مثال عشر غزوة في البار

« Une guerre sur mer équivaut à dix sur terre. » (Abû Dâwûd)

- .ناس من أمتي عرضوا على (و كان صلعم نائمة) يركبون ظار هدا البحر كالملوك على الاسترة

« Il m’a été présenté, alors que je dormais, des hommes de ma communauté, prenant la mer comme des rois assis sur leur trône. »

[19] Al-Baladhuri, Futûh... p. 431.

[20] Hoenerbach (W), La Marina araba del Mar Méditerranée en tempo de Mu'awiya, Instituto Mulay al-Hasan, S.D. et S.L., (30 p.)

[21] Al-Jâhiz, Kitab al-Hayawân, p. 41

[22] Ibn Khaldûn, Muqaddima, p. 449.

[23] Le poète andalous, Ibn Hâni' (IV/Xème) composa de nombreux vers à la gloire de la flotte d’al-Mu’izz.

Sur les raids musulmans en Méditerranée, au Moyen-Age, voir Ph. Senac, Provence et piraterie sarrasine, Paris, 1982.

[24] Description de l’Afrique, édit. De Slane, p.85.

[25] La Primaudaie (Elie de), Le commerce et la navigation... p. 113, note 1.

[26] Féraud (Ch.), in R.A., 1858, pp. 45-46.

[27] Léon l’Africain, Description de l’Afrique, II, p. 360.

[28] Ibn Khaldûn, Muqaddima, chap. « Qiyâdat al-ustûl », p. 449.

Marçais (G), « Les villes de la côte algérienne et la piraterie au Moyen-Age, » A.E.I.O., XIII, 1955, p. 118-142.

[29] Charasse (P.), « Le Mogreb et la mer, » Rev. Marseille, 104,1/1976, pp. 17-22.

Dans un autre article de la même revue (n° 76, p. 6) il prétend que « les arabes chameliers préféraient les dunes de sable à la houle dont ils redoutaient les colères. »

Ibn Khaldûn engageait les Musulmans à entreprendre des attaques contre la Chrétienté et de faire des conquêtes outre-mer, dans le pays des Francs, ce qui nécessite une flotte. 

« الابد المسلمين من الكرة على النصرانية و إفتتاح ما وراء البحر  من بلاد الافرنجية وأن ذلك يكون فالأسطول  »

Hamdân Khûdja contredit les assertions de Charasse: « Parmi les Kabyles, dit-il, on trouve des hommes intelligents qui embrassent l’état de marins. On cite des exemples merveilleux de leurs dispositions naturelles ; il en est qui, dès le premier voyage qu’ils feront sur mer, s’empareront du gouvernail sans connaître les principes élémentaires de la navigation » (Le Miroir, édit. Sindbâd, p. 100).

 

[30] Allusion à Haëdo. Bénédictin espagnol de Fromestra qui avait séjourné à Alger de 1578 à 1580 ; il est l’auteur de trois ouvrages sur la Régence au XVIème siècle, largement exploités par les historiens européens. Cependant, nombre de renseignements fournis par ce chroniqueur sont manifestement inexacts.

[31] Grammont (H.de). Histoire d’Alger sous les Turcs, p. 51.

[32] Reaudot, Tableau du Royaume de la Ville d’Alger et de ses environs, Paris, 1830, p. 166.

[33] Arvieux (Chev; d'), Mémoires, V, p. 83 et 288.

[34] Abellt (L.), cité par Tuibet-Delof, L’Afrique Barbaresque, p. 73.

[35] A.N. Aff.Etr, Mémoires et Documents, n°l 1 (Mémoire militaire sur Alger).

[36] Dan, Histoire de Barbarie..., p. 299. Parlant des Raïs, il écrit: « Instruits dans l’école de Satan » (p.326); « ... s’allient facilement avec le démon » (p.328).

[37] Shaler (W.), Esquisse de l’Etat d’Alger, p. 53.

[38] Shaw, Voyage, p. 214.

[39] A propos de « lie, » rappelons que le chevalier Paul était le fils d’une lavandière de Marseille, qu’il naquit à bord d’un canot. La guerre qu’il mena contre les Musulmans lui valut d’être anobli et fait chevalier de Malte. Promu Capitaine du Roi, en 1638, il fut nommé par la suite chef d’escadre.

Michel Ney, né tonnelier, devint Maréchal de France et Murât, né garçon d’écurie, devint Roi de Naples... Monter d’’une échoppe à un palais, c’est beau pour tout le monde ! Don Antonio Barcelo fut corsaire avant d’être amiral espagnol.

On trouvera, d’autre part, dans La Primaudaie (Documents R.A., 1875, p. 67) un certificat délivré à Pedro de Azevalo, auteur d’un homicide et par lequel il obtenait le pardon du délit En effet, au début de l’occupation d’Oran par les Espagnols, pour effacer un crime commis, il suffisait d’aller en Afrique du Nord, y servir deux mois à ses frais contre les Algériens, « ennemis de la sainte foi catholique. »

[40] Pananti, Relation d’un séjour à Alger, trad. française, p. 572.

[41] Pavy (Mgr), La piraterie musulmane..., R.A., 1857, p. 337.

[42] Paul (Chev.), Mémoire, cité par Charles Roux, La France et l’Afrique du Nord... p. 145.

[43] Plantet, Correspondance des consuls de France à Alger, p. 39.

[44] Renaudot, op. cit., p. 165.

[45] Pananti, op. cit., p; 481.

[46] Boyer (P.), La vie quotidienne à Alger, p. 231.

[47] Albertini, L’Afrique du Nord française dans l’histoire, Lyon-Paris, 1941, p. 217.

[48] Relations et commerces de l’Afrique septentrionale avec les nations chrétiennes au Moyen-Age, Paris, 1866.

 

[49] De Fercourt, capturé par les Algériens en 1678, écrit que « le pain remis aux esclaves était bon et toujours tendre » (Relation de l’esclavage des sieurs... p; 50).

[50] La Croix qui vit les bagnes du Sultan en 1670 constatait que « l’esclavage turc est le moins rude de tous et qu’il vaudrait bien mieux tomber entre les mains du moindre bey des galères que du vice-roi de Naples. »

[51] Le titre de son livre est révélateur : « Histoire de Barbarie et de ses Corsaires, le royaume et les villes d’Alger, de Tunis et de Salé où il est traité de leur gouvernement, de leurs mœurs, de leur cruauté, de leu brigandage, de leurs sortilèges et de plusieurs particularités remarquables ».

[52] R.O.M.M., 1/1974, p. 35 et 1/1975, p; 33. Egalement, Tuibet-Delof, Bibliographie critique, n° 165.

[53] R.A., 1880, p. 148.

[54] Histoire d’Alger, préface.

[55] A N. Aff.Etr., Mémoires et Documents, XI, (Alger).

[56] La prise d’Alger, p. 15.

[57] Op.cit., p; 87.

[58] Histoire de la Méditerranée, Paris, 1962, p. 13.