Chapitre Trois

 

 

LA CONSTRUCTION NAVALE

 

La marine algérienne, comme celles qui l’avaient affrontée était équipée de divers types de bâtiments, grands et petits, pour remplir de nombreuses missions. Construits sur place ou pris à l’ennemi de vive force, achetés à l’étranger ou remis gracieusement par les souverains musulmans, ils formaient un large éventail d’architecture navale, un ensemble d’unités et d’armes exprimant un niveau technique et une expérience élevée qu’on cherchait vainement dans plusieurs marines de l’époque.

 

Pour se doter d’une arme aussi nécessaire dans un monde de violences, d’appétits territoriaux, d’égoïsme et de préjugés, les dirigeants d’Alger se devaient de compter, avant tout, sur les potentialités du pays. Cependant, avant de se lancer dans une pareille entreprise, il fallait résoudre plus d’un problème, comment, où et avec quoi fabriquer des bateaux ?

 

I - La conception :

 

En matière de construction navale, les responsables de la marine avaient des idées bien arrêtées. Avant tout, il fallait des unités rapides et bien conçues pour l’attaque et, en cas de besoin, pour la fuite. Aussi, accordait-on la priorité au problème de la vitesse, d’où cette légèreté légendaire de la coque, la finesse des formes et le renouvellement fréquent du carénage, d’espalme pour maintenir la paroi extérieure bien lisse.

 

On raconte que le vice-amiral anglais Narberouc était venu scruter la côte d’Alger dans l’espoir de mettre la main sur quelques navires de la Régence, mais il ne put infliger aucun mal à la flotte du pays « à cause de leur légèreté et finesse de voile leur permettant de se retirer de ses pattes[1]. »

 

Les faveurs des constructeurs allaient surtout aux navires aptes à la guerre de course et à la défense de la côte. C’est pourquoi on se souciait très peu de la grosse fabrication. Les grosses unités étaient jugées lentes et mauvaises manœuvrières dans les combats. La maniabilité tant recherchée, était obtenue au moyen des avirons et aussi par l’absence d’une artillerie encombrante[2]. L’on comprendra pourquoi le navire le plus prisé était la galiote, petite galère allégée, tenant mieux la mer et capable d’utiliser, le cas échéant, la voile. Elle fut en effet, de loin, la plus réussie de ces créations. ‘Uldj ‘Ali l’avait déjà portée, à l’époque de Lépante, à son plus haut degré de perfectionnement.

 

Quand les incidents en mer devinrent très fréquents entre Français et Algériens, sous prétexte que les bâtiments de la Régence ressemblaient à ceux de Salé, le Dey Cha’bâne fit remarquer à Louis XIV que « les gabarits de nos navires sont connus de tout le monde ; on les reconnaît d’une journée d’éloignement[3]. »

 

De son côté Venture de Paradis avait remarqué, fin du XVIIIème siècle, que les navires algériens affectés à la guerre de course « avaient des envergures très larges auxquelles il est aisé de les reconnaître de loin. Ils sont tous, ajoute-t-il, à pible et sans hunes. »

 

Telles furent les lignes directrices en matière de fabrication navale. Restait la réalisation !

 

2 - Chantiers et ateliers :

 

De nombreux bateaux furent bien réalisés ici même, malgré les difficultés d’approvisionnement, les incertitudes politiques et les crises économiques.

 

Tournée vers la mer mais aussi menacée par elle, la Régence se devait poursuivre la construction et ce, jusqu’au dernier moment de son existence.

 

A Bâb al-Wâd, on fabriquait les unités importantes, à Bab ‘Azzûn celles de moindres dimensions.

 

N. Rosalem qui séjourna dans la capitale de 1753 à 1754, quêtant un traité de paix au profit de Venise, avait visité un de ces chantiers.

 

« Vers le Nord, écrit-il, il y a un terrain suffisant pour y construire huit très gros navires des plus puissants, terrain défendu de tous côtés par des constructions très remarquables : magasins et fortifications, tous garnis de nombreuses pièces d’artillerie en bronze (canons, couleuvrines et mortiers) du plus gros calibre[4]. »

Dans le faubourg de Bâb al-Wâd, en sortant par la porte à droite, un vaste édifice imposait par sa construction : c’était le magasin de la marine, formé de galeries voûtées, accolées et qui s’appuyait, du côté de la mer, sur le fort des immondices (Bordj al zoubià).

 

C’est là que venaient travailler une partie des captifs chrétiens affectés au service du port.

 

A l’intérieur du bâtiment, on avait installé un atelier de voiles, un autre de réparation des agrès et une corderie. Ce magasin pouvait, à l’occasion, se transformer en chantier naval et se voir, ainsi doubler l’arsenal principal.

 

Le long du rempart, un autre édifice abritait les munitions : bombes et boulets y étaient entreposés car l’endroit était considéré plus sûr que celui du port, constamment bombardé par les navires chrétiens.

 

3 - Le bois de construction :

 

Comment pourvoir, abondamment, et régulièrement des chantiers de plus en plus gros consommateurs de cette matière première ? C’était là le souci majeur des dirigeants. Les ressources locales pouvaient-elles offrir la qualité et la quantité voulues ? Encore, fallait-il s’assurer un approvisionnement régulier.

Les charpentiers utilisaient, en premier lieu, les excellents bois de chêne et de pin des environs de Cherchell, puis, vers le milieu du XVIIème siècle, ceux de la région de Bijâya (Bougie). Pour avoir la matière première à des conditions avantageuses, on traitait avec des personnages locaux influents. Les familles maraboutiques, en contrepartie de privilèges reconnus, facilitaient les opérations[5]. Les Amokrane de Medjana qui s’engageaient à faire abattre et à débiter les arbres, selon les coupes et les dimensions auparavant tracées, recevaient, en retour, des domaines agricoles entre Sétif et Oued Zenati. Tout un service spécialisé, appelé « Karasta, » fonctionnait alors à Bijâya où se trouvait un centre de marquage et d’embarquement[6]. Jijel et Al-Qoll étaient associés, également, à ces activités.

 

Cependant, une espèce de chêne, particulière à l’Algérie, garnissait les forêts du Constantinois, appelé chêne « zéen » par les habitants de la région. Cet arbre robuste, atteint des proportions appréciables en grosseur, plus qu’en hauteur, il peut atteindre des dimensions colossales dans les forêts de Skira. Celle de Bani Salah, au sud de ‘Annaba, contient des contans de cette espèce qu’un maître charpentier au port de Toulon, comparaissait, en 1846, à « ce qu’il avait vu de plus beau en Italie et en Russie[7]. » « La Calle, rapporte de La Primaudaie, est encore recouvert de magnifiques forêts, riches en arbres d’essences diverses et propres aux constructions navales Les chênes zéens (mirbek), les chênes lièges, les ormes, les frênes, les cèdres blancs, les thuyas y abondent. On y trouve beaucoup de bois courbes pour membrures de navires[8]. »

 

Ce produit était d’une qualité si rare et si recherchée que les Anglais proposèrent, vers 1817, une somme de deux-cents-mille francs » pour avoir le droit de couper du bois de construction dans les forêts de Qâla (La Calle) et des Bâni Salah jusqu’à la Seybousse[9]. »

 

Le Sahel d’Alger n’était pas dépourvu de forêts utiles à la construction navale. Jusqu’à une époque assez récente, il jouissait de belles superficies qui approvisionnaient les chantiers[10].

 

La matière première était portée aux points d’embarquement par les bêtes de sommes ou par les esclaves.

 

Les pièces de bois reçues à Alger étaient classées en bois de carène, pièces courbes de l’étrave[11], de l’étambot[12], charpente des flancs de la coque, ceinture ou bau[13], madriers jointifs logeant le navire d’un flanc à un autre et servant à affermir les bordages, les mâts, les poutres et les planches.

 

Toutes ces pièces étaient traitées par des techniciens locaux ou étrangers, engagés par la Marine. Du temps de Haëdo, Cherchell, riche en forêt, avait son chantier où « les ouvriers étaient des Maures originaires de Grenade, Valence et Aragon. » Les Européens étaient des charpentiers, serruriers et tonneliers[14].

 

Cependant, le bois de construction posait certains problèmes difficiles à résoudre.

 

a) Si les bois employés comme courbes ou mâture ou dans la construction du fond des vaisseaux[15] ne posaient pas de difficultés, par contre, certaines variétés tels le hêtre, le noyer, l’orme ou le mélèze, indispensables pour façonner certaines pièces, faisaient grand défaut. Il fallait donc les faire venir de l’étranger. Mais la chose n’était pas aussi simple : le bois était une matière stratégique.

 

b) Les bulles pontificales et les ordonnances royales en s’y opposant ne rendaient pas les solutions faciles. Un ordre du Roi de France prescrivait, le 8 février 1688, un véritable embargo : « Sa Majesté a fait et fait très expresse juhibition et défense à tous ses sujets de porter ni envoyer, directement ou indirectement, aux Infidèles, dans leur armée ou en quelque endroit que ce soit, des armes, canons, fusils, poudre salpêtre et toutes autres sortes de munitions et instruments servant à la guerre et à l’équipement des soldats, à peine de confiscations des dites marchandises et des vaisseaux sur lesquels elles seront transportées[16]. »

 

De son côté, l’Espagne mettait un zèle tout particulier afin d’empêcher la Régence de se procurer le bois, espérant ainsi y provoquait des pénuries et étouffer par-là, la construction navale.

 

c) Les tribus voisines des forêts de Jijel et de Bijaya (Bougie) ne coopéraient pas toujours avec le pouvoir central. Quand les relations étaient tendues, elles s’opposaient à la coupe et à l’expédition de bois. La rupture des stocks ralentissait ou arrêtait l’activité des chantiers.

 

Alors il était urgent, pour les constructeurs de contourner les obstacles et pourvoir les chantiers par les moyens suivants :

 

a) Les prises en mer : Lors des nombreuses sorties, on mettait la main sur des chargements entiers de planches et de pièces recherchées qui faisaient le bonheur des constructeurs. Une lettre du Consul Van den Broegh, en poste à Livourne, dit que « le 13 septembre, il revint à Alger trois corsaires algériens qui, depuis le 4 août jusqu’au 12, avaient fait les prises suivantes sur les côtes de France à la vue de Fontenai dont ils ont amené deux vaisseaux hollandais et un hambourgeois. Le premier était chargé de planches de chêne épaisses et autres marchandises de bois de charpente pour les vaisseaux. Cette charge est plus estimée des Turcs que si elle était de soie[17]. »

 

Le registre des prises maritimes donne d’intéressants détails sur le bois acquis en course :

 

- Prise de planche amenée de Gibraltar par Arnaout Ibrâhîm Raïs, le 10 Dhul Qa’ada 1170 (20 avril 1766), valeur : 3430 francs, 12 centimes.

- Capture de bois de charpente navale faite par le chébec d’Ali Khodja, que commandait Ahmad Raïs le 9 dhûl hidjdja 1180 (8 mai 1767).

- Compte de la prise de planches, faite par le petit chébec d’Ali Khodja, le 20 chawwâl 1182 (27 février 1769), valeur : 1666 francs, 12 centimes.

- Le chébec Kirlankutch, commandé par Raïs Youcef, et le chébec d’Osta Bachi, commandé par Raïs Soliman, ont capturé 2 navires napolitains chargés de bois de constructions navales en 1212 (1797), produit : 5386 francs, 50 centimes C8).

 

Quelques fois les vagues, en fidèles alliées, apportaient aux chantiers de la capitale une heureuse contribution.

 

« La mer, écrit Vallière, a jeté, ces jours-ci, sur cette côte, environ quatre-vingt-dix pièces de bois sapin estimées en bloc à dix sequins l’une, que l’on présume avoir été emportées en bloc de Tortose par les torrents. La plupart sont marquées par la lettre R ce qui fait présumer qu’elles pouvaient appartenir au roi d’Espagne. On va les employer à la construction d’un nouveau chébec[18]. »

 

b) Démolition de vieilles unités. Les bâtiments âgés ou ne pouvant répondre aux besoins de la marine finissaient leur carrière sur l’aire de démontage. On récupérait ainsi une partie du matériel rêvé. Tout le dedans et les œuvres mortes se faisaient « des débris des bâtiments capturés » que les constructeurs algériens « dépeçaient avec beaucoup d’adresse en ayant soin de conserver aussi les petits ferrements. Ils construisent de cette manière et sans dépenses considérables des navires, excellents voiliers[19]. » Ce que confirme l’historien oranais, Ibn Sahnûn en 1775 dans son Taghr[20].


L’habileté et la technique de la récupération avaient été signalées par plusieurs observateurs[21]. « Ils ont, disait l’un d’eux, beaucoup d’adresse pour rompre et dépecer les bâtiments qu’ils prennent, en conserver le bois, fer et agrès et en refaire d’autres bâtiments à leur usage[22]. » En 1751, on procéda à la démolition du vaisseau « La Gazelle » parce qu’il n’était « plus bon à naviguer. » En 1752, on tira à terre, aux mêmes fins, un chébec appartenant au Beylik « parce qu’il était vieux et hors d’état de servir. » La même année, le vaisseau « Le Lion » et la caravelle « L’Aigle » connurent le même sort[23]. Dubois-Thainville avait vu, au port d’Alger, un petit nombre de vieux navires « dont les matériaux servent aux Algériens pour construire les leurs, ce qu’ils font avec beaucoup d’adresse et d’économie[24]. »

 

4 - Les résultats

 

Une pareille ténacité avait permis aux chantiers de réaliser, malgré les obstacles, un grand nombre de bâtiments de toutes dimensions et même des frégates « dont la construction était dirigée par les indigènes[25]. »

 

Les chantiers ne chômaient pas. En 1681, on signalait trois navires « qu’on vient d’achever ayant chacun quarante pièces de canon[26]. » Le rapport du consul Piolle signale, en 1686, cinq vaisseaux sur la quille, savoir deux de cinquante canons, deux de trente et un de vingt. La même année, étaient programmés « un navire de quarante-quatre canons, deux de trente, trois galères, sept barques, onze brigantins, plus quinze à seize bâtiments en marchandise. » Le Duc de Graiton signalait, le 4 octobre 1687 que « quatre vaisseaux de vingt-six à trente canons étaient en chantier[27]. » L’effort était continu. Dans sa correspondance, le consul Vallière parle, souvent, des résultats obtenus. Il signale, le 6 octobre 1749, « le lancement d’un nouveau vaisseau de guerre de cinquante-quatre canons qui était sur le chantier depuis environ deux ans, ajoutant, qu’il ne sera prêt à quitter le port que l’hiver prochain et que le commandement en avait été donné à ‘Alî Raïs[28]. »

 

S’agissant de l’effort constant en faveur de la marine, les indications fournies par de Kercy illustrent à quel point, la construction locale, participait à la défense du pays.

 

« En 1783, écrit le diplomate, les Espagnols avaient une soixantaine de chaloupes canonnières, les Algériens n’avaient à leur opposer que leurs batteries, deux mauvaises bombardes et quelques chaloupes armées de pierriers. » De retour devant Alger en 1784, « les Espagnols ont trouvé les Algériens pourvus de soixante canonnières et bombardières. Leur surprise a été extrême. Toutes les Cours d’Europe avaient connaissance des préparatifs qu’avaient faits les Algériens, celle d’Espagne, seule, les ignorait[29]. »

 

L’historien algérien, Al-Zahhâr attribue au Dey Muhammad Ibn ‘Uthmân, (1766- 1791), l’heureuse initiative. « Avant la construction du « lanjur, » les bombes ennemies parvenaient à la ville et détruisaient les maisons[30]. » Les chaloupes canonnières clouaient donc les navires chrétiens à distance. Le contemporain Ibn Sahnûn confirme le succès des Algériens lors de l’attaque espagnole de 1784[31].

 

Ces chaloupes qui avaient affronté les bâtiments ennemis avaient été fabriquées, en grande partie, de bois vert des forêts des environs de la capitale. Leur entretien était suivi et leur nombre augmentait. On avait édifié de grands magasins où l’on remisait les navires à l’abri du soleil et des intempéries[32].

 

L’intérêt des Deys pour la fabrication navale n’est plus à démontrer. La volonté de produire n’a jamais faibli. Sur ce point, l’unanimité des sources est établie.

 

Parlant du Dey Hasan Chaouch (Baba Hasan), le Consul Durand dit qu’il est « homme qui prétend pousser la marine d’Alger le plus loin qu’il pourra, employant tout ce qu’il peut pour remettre la course de cette ville en vigueur[33]. » Le Dey Muhammad Ibn Bakir « homme d’un caractère doux, aimant la paix et la tranquillité, ayant plus d’autorité que ses prédécesseurs, fort aimé et respecté » était porté surtout à l’accroissement de la marine[34]. »

 

Le devoir primordial de chaque responsable était le renforcement des effectifs de la marine.

 

Hasan Pacha (1791-1798) voulait profiter de l’avance technologique européenne pour moderniser la flotte et augmenter sa puissance de feu. Après avoir rendu de précieux services à la jeune république française, en lui assurant les denrées dont elle avait grand besoin[35], et les crédits qui lui faisaient défaut, il demanda au Gouvernement de Paris, par l’intermédiaire du Consul Jean Bon Saint André (1796- 1798), un constructeur de navires, surtout qu’il projetait une guerre contre la Grande Bretagne.

 

Le Directoire accueillit cette démarche avec froideur. On redoutait, outre Méditerranée, une croissance des forces navales de la Régence. Après les hésitations et palabres, on finit par trouver une réponse à la demande du Dey. On enverra l’Ingénieur Geoffroy à Alger, on lui demandera de « mettre beaucoup de lenteur dans les opérations, en entamer beaucoup et en achever très peu. » Ainsi, on espérait atteindre le seul but susceptible de satisfaire le Directoire : fermer aux Anglais, les ports de la Régence « sans d’ailleurs ajouter à ses moyens actuels d’agression[36]. »

 

Quant au Bey Mustapha Pacha (1798-1805), il fut, lui aussi, très préoccupé par les mesures de défense. Il fit construire Bordj Bâb al-Wâd « à la place d’un dépôt d’immondices, » il lança les travaux du Fort « Ras al Naqura, » près de l’actuelle Grande Poste ; on lui doit la construction de deux grandes frégates, puis deux cents « lanjure » et deux « blandrat. » Il avait à son service, nous dit al Zahhar, « cinq cents Raïs dont certains commandaient des navires de guerre[37]. »

 

Avant son départ, Dubois-Thainville avait laissé en chantier « une frégate de trente-quatre canons qui, dit-il, doit être maintenant lancée[38]. »

 

Le vice-amiral commandant à la marine à Toulon faisait savoir à MM. du Commerce que : « Le sieur Gazel, constructeur marseillais avait été désigné par le Ministre des Affaires Etrangères, en juillet 1814, pour diriger les travaux de l’arsenal d’Alger. Ce constructeur est mort en 1815 et le Dey demande qu’il soit remplacé. Le sieur Gazel fils, également constructeur à Marseille, qui a travaillé avec son père en Barbarie, désire lui succédé à Alger[39]. »

 

Plus les pressions sur la Régence s’accentuaient, plus les efforts en faveur des chantiers étaient sensibles. Convaincu que le débarquement français était inévitable, Husayn se consacrait, presque totalement, à la marine.

 

Un rapport adressé par le consul de Suède à son ministre, le 14 juin 1829, dit que : « le Dey d’Alger fait construire et armer plusieurs bâtiments de guerre pour garder les côtes et une division de bateaux canonniers sort tous les soirs pour faire une ronde continuelle pendant le nuit devant le port et les fortifications dans les environs de la ville. On fait construire des batteries très considérables au seul endroits de la ville d’Alger jusqu’à présent attaquable. »

 

Même quand tout fut perdu, les chantiers étaient à l’œuvre. « Nous trouvâmes, dit Rozet, dans le port de cette ville, une grande frégate sur le chantier, sans compter les différentes unités[40]. » La Régence entretenait (encore) des Raïs et des marins car, comme le danger, l’espoir d’une victoire venait aussi de la mer. Le môle lui-même fut une révélation pour le nouvel occupant :

" Construit en brique, ajoute Rozet, et couvert par une terrasse que supportent plusieurs voûtes sous lesquelles sont des magasins superbes [...] remplis de bois de construction, de cordages, de chanvre, de ferrements pour les vaisseaux. »

 

 

5 - Equipement et armement

 

Fabriquer des coques sur places ne suffisait pas pour se constituer une marine opérationnelle. L’équipement des bâtiments posait toute une série de problèmes : où trouver les fournitures nécessaires aux navires ? Les clous, les ancres, le chanvre, les voiles, les cordes, les essences, les instruments de navigation, les armes et les munitions ? Comme pour la construction des navires, diverses solutions furent envisagées : la fabrication locale, l’équipement par le produit de la course, par le tribut imposé aux nations désireuses d’être en paix avec la Régence, les dons des pays musulmans, les transactions régulières et enfin, le recours à la contrebande.

 

a) Dar an-Nhâs

 

Tout près de ces lieux, une fonderie fabriquait le plus grand nombre de canons. Appelée « Dar al-Barûd, » elle occupait, près de la Porte de Bâb al-Wâd, des techniciens et des artisans confirmés. C’était au dire de ceux qui l’ont connue, un vaste bâtiment « de trente mètres de long et d’une hauteur assez grande dans laquelle il n’y avait qu’un seul fourneau très bien construit. Le moule de la fonte était placé dans une fosse devant l’ouverture par où elle s’écoulait et un treuil disposé au-dessus servait à retirer la pièce massive. Celle-ci était ensuite, forée [...]. De l’autre côté de la rue, se trouvaient les ateliers, des moules et des affûts ainsi que les forges et fourneaux dans lesquels on faisait des projectiles. On en fabriquait en si grande quantité[41]. »

 

L’espionnage espagnol s’intéressait d’une manière particulière au domaine militaire. Don Luigo de Vallego, « gouverneur » de Hone (Hunaïn) signalait à Madrid, le 13 mars 1534, les renseignements communiqués par « des agents venus d’Alger » : « Ils nous ont dit que deux bâtiments de commerce français étaient mouillés dans le dit port, mais que la plus grande partie du chargement de ces deux navires se composaient de poudre et de métal pour faire des canons. Deux esclaves de la même nation sont occupés à fondre ce métal et ils ont déjà fabriqué douze ou quatorze excellentes pièces d’artillerie. »

 

C’est à Dar an-Nhâs que fut réalisé la fameuse pièce dite Baba Marzûq en 1542, en commémoration de l’achèvement du môle qui reliait le Penon à la ville[42].

 

Parmi les étrangers qui y travaillaient au XVIIIème siècle, les Dupont père et fils furent très appréciés.

 

En juin 1775, le Dey Muhammad ibn ‘Uthmân écrivait au Comte de Sartin : « Nous vous avons demandé un fondeur de canons très habile dans son métier et vous nous l’avez envoyé, mais il est mort... Vous nous avez envoyé son fils... très expert également dans son métier. Il a donc travaillé avec zèle et ardeur et grâce à Dieu, il a mené l’ouvrage à bonne fin et a terminé les canons commandés les ayant fondus suivant le nombre et les qualités demandées[43]. »

 

Il est à signaler que le maître fondeur, qui avait apporté aux chantiers navals son expérience, travaillait parmi deux cents canonniers envoyés par le Sultan ottoman.

 

b) La course

 

Cette forme de guerre permettait de mettre la main sur le matériel dont on avait besoin. Dans les cargaisons capturées, on trouvait le plus souvent, de quoi équiper ou compléter le nécessaire d’un bâtiment : matières premières comme les minerais et le bois, ou des armes et munitions tels les fusils et les boulets, les canons et la poudre, ou les produits indispensables, le soufre et le goudron par exemple. Plus les prises étaient nombreuses, plus les chances de se procurer les équipements rêvés étaient grandes.



[1] A.N. (Quai d’Orsay), Mémoires et Documents, t. 12, Alger (1604-1719)

[2] Cependant, la capacité offensive en hommes et en armement léger devait être supérieure à celle de l’ennemi.

[3] Plantet, Correspondance, I, 470, Lettre du 23 juin 1695.

[4] Sacerdoti (A.), « La mission à Alger du consul de Venise : Nicholas Rosalem (1753-1754) », R.A. l/2°trim., 1952, p. 80.

[5] Trois grandes familles se partageaient alors la Kabylie : les Oulad Si Charif Ameziane des Inoula. les ibn ‘Ali Charif de Chelata et les Oulad Si Muhammad Amokrane de Bijâya.

Au sujet des privilèges et des avantages fiscaux, voir deux documents en arabe, datés de 1093 de l’Hégire (1682) et 1114 (1702) publiés par Féraud, R. A., 1868, pp. 384-385.

[6] Le traité de 1720 entre le Dey et les Amokrane de Bani ‘Abbas fournit des précisions sur la question.

[7] Baudicour (L.), La colonisation de l'Algérie, Paris, 1856, P. 53.

[8] Le commerce... p.9

[9] Beaudicour (L.), op. cit., p. 54.

[10] Le Dey régnant l’aurait fait dépouiller de tous ses gros arbres devant les difficultés d’approvisionnement rencontrés à l’Est du pays et ce, pour construire de nouveaux bâtiments dont quarante canonnières et dix bombardes.

[11] Grosse pièce de construction longitudinale et médiane à l’avant de la quille, destinée à porter le gouvernail.

[12] Pièce de bois ou de métal formant la limite arrière de la carène destinée à porter le gouvernail.

[13] Chacune des poutres transversales reliant les murailles d’un navire et supportant les ponts.

[14] Haëdo, in R.A., 1871, p. 41 et 51.

[15] Le consul Vallière affirmait que les bois de Bougie servaient à fabriquer seulement le corps et les membres du bateau.

[16] A.C.C.M Série J. 1364, Lemaire, Journal.

[17] A.N.Aff.Etr., Mémoires et Documents, 1.14 (1790-1827)

[18] A.C.C.M., Série J. 1369, Lettre du 29 janvier 1767.

[19] Aperçu historique... p. 208.

[20] و قد ظفر المسلمون ببعض الفلك التي كسروها للكفرة مما كانوا يقاتلون فيه فصنوعا مثلها اى استكثرها منها  261

[21] Le Roy, Etat du Gouvernement du Roy d'Alger, pp 98-99.

[22] A.N.Aff.Etr. Collection Saint-Priest, Série : Correspondance Secondaire, registre 127 (Barbarie et Alger 1720-1724). 

[23] A.C.C.M Série J. 1364, Lemaire, Journal.

[24] A.N.Aff.Etr., Mémoires et Documents, 1.14 (1790-1827)

[25] Devoulx, "La Marine de la Régence d'Alger", R.A., 1,869, p. 386.

[26] A.C.C.M., Série E/53.

[27] Klein, Feuillets d'El Djazaïr, Vol. 6., 1913, p. 85.A.C.C.M., Série E/53.

[28] A.N.Aff.Etr., B III 305, p. 37.

[29] De Kercy, Mémoire sur Alger (1791), p. 112 et P ; 114.

[30] Al Zahhâr. Mudhakkirât p 24.

[31] "فملة عاد الكفر (1784) من العام المقبل جدوا المسلمين قد استعدوا لهم أتم العذة فلما خرجو ا بفلكهم تلك للقتال تلقوهم بمثلها عند المحل الذي أرسوا به فقتلهم أشد القتال 

...و صاروامتي رأوهم خرجوا للقتال، تلتو  هم في أثنى البحروة شغلوهم بأنفسهم

...وتجاسر الناس على قتالهم ... وصارت تلك الأيام عند المسلمين كأنهم مواسم ونزهة "     

[32] Venture de Paradis, Alger au XVIIIème siècle. L’auteur envoyé à Alger pour négocier un traité, décrit la capitale et une partie de la Régence en 1789.

[33] Grammont, Correspondance des Consuls... p. 56 (Lettre du 4 août 1698).

[34] Aff.Etr. B III 305, doc 20 (du 21 octobre 1748).

[35] Il accorda au consul C.Ph.Vallière, en poste à Alger de 1791 à 1796, l’autorisation d’exporter le blé, les viandes salées, les cuirs destinés au Midi de la France et à la subsistance de l’armée.

Il résista courageusement aux pressions de l’Angleterre et refusa de prendre parti contre le nouveau régime. Il fit une avance de 250.000 francs pour solder les achats opérés dans l’Est du pays.

Il permit aux navires français de s’approvisionner dans les ports de la Régence et prescrit aux Raïs de respecter le pavillon tricolore. En 1796, il avança au directoire, sans intérêt, une somme de 200.000 piastres.

Voir A.C.F. A. série 1 A 107, procès-verbal de délibération de l’assemblée de la nation française à Alger. Egalement, Bernard, L’Algérie, p. 85.

[36] A.C.F.A. 1 à 107.

Voir note jointe à la pièce 18 x93 (Paris 16 août 1798).

[37] al Zahhâr, Mudhakkirât, p. 80.

[38] Aff.Etr., Mémoires et Documents, t. 14 (1790-1827)

[39] A.C.C.M., Série MQ 5.2. Lettre du 17 avril 1816.

[40] Rozet, Voyages, III, p. 379.

[41] Klein, Feuillets, 3ème Vol. 1912, p. 40. J. Le Vacher affirmait à MM ; du Commerce que les Algériens « n'ont que l’artillerie des prises qu’ils font » (Cité par Capot-Rey, la politique, p. 15)

[42] Appelée par les Européens « La Consulaire. » C’est à la bouche de cette pièce que furent attachés deux consuls français, le P. Vacher et Piolle en 1683 et 1684 pour répondre aux deux bombardements d’Alger ordonnés par Louis XIV.

Baba Marzuq avait 6,25m de longueur (Klein dit 7m) et une portée de 4.800m

[43] Fondeur en chef du Roi de France à Alger en 1775. Klein, feuillets... Vol V, 1913, p. 47 n. 2.